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Interview "Blue Maqams", les rêveries jazz d'Anouar Brahem

Maître de l'oud, un luth répandu dans les pays arabes et le Caucase, Anouar Brahem navigue depuis un quart de siècle entre musique traditionnelle, classique et jazz. Dans son album "Blue Maqams", il se plonge dans la note bleue aux côtés de pointures du jazz : le contrebassiste Dave Holland, le batteur Jack Dejohnette, le pianiste Django Bates. Rencontre à quelques semaines de sa venue en France.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11min
Anouar Brahem
 (Marco Borggreve / ECM Records)

Natif de Tunis, Anouar Brahem fait partie de ces explorateurs musicaux qui, à force de rencontres et de brassages, s'affranchissent des étiquettes. Si l'oud est un instrument traditionnel très ancien - ses premières traces remontent à Babylone 1800 ans avant notre ère -, la musique de Brahem est intemporelle et sans frontière.

Anouar Brahem a commencé la musique à dix ans au conservatoire de Tunis. Cinq ans plus tard, il débutait dans des orchestres. Puis il s'est intéressé au jazz : le label allemand ECM héberge sa discographie depuis son premier album "Barzakh" sorti en 1991. Entre-temps, Brahem a aussi signé des musiques de films ("La saison des hommes", "Les silences du palais"...).

Un casting jazz haut de gamme

Trois ans après "Souvenance", composé dans la foulée de la Révolution de Jasmin, Anouar Brahem a sorti le 13 octobre "Blue Maqams" qui unit la "note bleue" du jazz à la tradition du système modal arabe. Lancé pour les 60 ans du musicien (il les a fêtés le 20 octobre), l'album comprend des compositions inédites de Brahem à l'exception de deux anciens thèmes retravaillés. Il sonne ses retrouvailles avec le contrebassiste Dave Holland qui avait joué sur son album "Thimar" en 1998. L'oudiste a aussi invité Jack DeJohnette qui connaît bien Holland : le batteur américain et le bassiste anglais ont travaillé autrefois avec Miles Davis. Le pianiste britannique Django Bates complète l'effectif d'une formation en totale synergie et qui nous offre un intense moment de rêverie.

"Blue Maqams" sera présenté le 8 avril 2018 à Paris, à la Philharmonie, à guichets ferlés, et le 9 avril à Blagnac.

- Culturebox : Votre nouveau disque s’appelle "Blue Maqam"s : ça sonne comme une synthèse du jazz et de la musique orientale. Un clin d’œil délibéré à la Note Bleue ?
- Anouar Brahem : À vrai dire, ce n’était pas mon intention initiale. Je cherchais simplement un titre ! Dans ces moments, je ne pense pas forcément à la signification et je ne cherche pas à donner une indication aux personnes qui vont écouter la musique. J’ai pensé par hasard au maqâm et je lui ai donné la note bleue parce que cette couleur me paraissait apaisante. Je trouvais que ce disque était peut-être plus serein que le précédent. Ce n’est qu’après-coup que j’ai vu le rapprochement.

- Le précédent album, "Souvenance", écrit dans la foulée de la révolution tunisienne, devait être habité par plein de sentiments...
- Oui, je l’ai composé alors que j’étais encore sous l’effet de ces soubresauts, de ces changements. C’est un état émotionnel avant tout. J’ai trouvé ce disque parfois un peu tourmenté, mais il y a des gens qui ne l’ont pas ressenti comme ça. De toute façon, je n’ai pas de jugement particulier sur la musique que je fais. Pour "Blue Maqams", quand les premières esquisses ont surgi, il m’a semblé qu’il y avait un côté plus mélodique, plus serein.

J’ai besoin de laisser venir les idées, sans parti pris de forme, de style ou d’instrumentation. Je ne sais jamais où je vais aller. Mais je sais où je ne veux pas aller.


- Dois-je en déduire que quand vous composez, vous vous laissez envahir, guider par la musique ?
- Oui, je travaille toujours de cette manière. J’ai besoin de laisser venir les idées, sans parti pris de forme, de style ou d’instrumentation. Je ne sais pas si je vais composer pour le piano, l’oud, la contrebasse… Je ne sais jamais où je vais aller. Mais je sais où je ne veux pas aller : vers tout ce qui me semblerait être du déjà vu. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui me surprend, ce qui me donne cette forme d’excitation d’avoir le sentiment d’aller vers des territoires que je n’ai pas encore prospectés.

Ce qui arrive au début de manière déconstruite et bavarde, c’est souvent des petits jets d’improvisation, des esquisses. Je dois faire un tri et ensuite, je commence à développer les thèmes que j’ai conservés, je cherche des structures. Ça prend un certain temps. C’est seulement à ce moment que l’instrumentation commence à se préciser, mais je n’ai pas encore d’interprète en tête. Ce que je remarque de plus en plus, c'est que même si on est le compositeur, il y a un moment où chaque morceau acquiert son identité, une forme d'autonomie qui lui est propre.

- Beaucoup de musiciens, leaders de groupes mais pas seulement, confient écrire de la musique en sachant déjà qui va la jouer, en ayant en tête la personnalité des futurs interprètes. Avec vous, c’est apparemment le processus inverse.
- En effet. C’est quand la musique prend une forme définitive que je commence à réfléchir aux musiciens qui pourraient la jouer. Je fais appel à un musicien de la même façon qu’un réalisateur choisit un comédien : en fonction du personnage. Sinon, ça n’a pas de sens. Je suis incapable de fonctionner comme ceux qui disent "Je vais faire un disque avec Untel" et qui, à partir de là, commencent à écrire la musique.

Anouar Brahem et son oud
 (Marco Borggreve / ECM Records)

- Comment avez-vous réuni le groupe qui vous entoure, à commencer par Dave Holland avec qui vous aviez déjà travaillé ?
- Ce qui est apparu en premier dans ce travail, c’est l’oud et le piano. Si je compose à l’oud, il m’arrive aussi d’aller vers le piano pour composer quand j’ai envie de sortir de la sonorité de mon instrument. Ce qui m’est venu ensuite, c’est l’idée de la contrebasse et de la batterie. Je me suis dit : "Ah, voilà une occasion !" Ayant enregistré et joué avec Dave Holland il y a vingt ans, j’en gardais le souvenir d’une expérience formidable qui m’avait beaucoup marqué. J’avais conservé en tête l’idée de refaire quelque chose avec lui. Or, pour chaque nouveau projet, dans tout ce qui survenait au niveau de l’écriture, il n’y avait pas de contrebasse. Mais quand j’ai commencé à voir que cet instrument jouait un rôle important dans les nouvelles musiques qui prenaient forme, j’ai spontanément pensé à Dave. Il m’aura fallu vingt ans. Tout s’est cristallisé autour de l’idée de retrouvailles avec ce magnifique contrebassiste. Il devait avoir une présence centrale. Je pense que si Dave Holland n’avait pas pu faire ce projet, je ne l’aurais pas fait. Je ne cherchais pas un autre contrebassiste.

Dave Holland et Jack Dejohnette, c'était comme une évidence.


- Pourquoi le choix de Jack Dejohnette comme batteur ?
- J’ai immédiatement pensé à lui pour la batterie. L’oud étant un instrument qui ne sonne pas très fort, je devais choisir un batteur d’une très grande subtilité, ce qui est son cas. En plus, j’avais gardé une image très forte d’un concert que j’avais vu il y a très longtemps, avant même d’enregistrer "Thimar" avec Dave Holland. Dans ce concert, Dave jouait avec Jack Dejohnette. Leur interaction m’avait laissé une très forte impression. Je savais qu’ils avaient enregistré avec Miles Davis et qu’ils se connaissent bien. Je me suis dit que le casting de rêve pour la rythmique du nouveau projet, ce serait eux. C’était comme une évidence. Heureusement, ils ont accepté tous les deux de le faire.

- Pourquoi Django Bates au piano ?
- Pour le piano, ça a été plus laborieux. Depuis plus de trente ans, je joue avec le pianiste François Couturier avec qui j’ai enregistré beaucoup de disques. Je l’ai connu dès mon arrivée en France, il m’a accompagné durant toutes ces années. Pour ce projet, je sentais que j’avais besoin de rompre avec les habitudes, qu’il me fallait aller vers autre chose. J’ai écouté beaucoup de pianistes mais je ne trouvais pas celui qu’il me fallait. Jusqu’au jour où je suis allé à Munich. On a fait une séance d’écoute avec Manfred Eicher, le producteur de mes disques [et patron du label allemand ECM]. À l’époque, Manfred n’avait pas écouté la musique que j’avais écrite. Je lui avais juste parlé de ce que je cherchais. Il m’a proposé d’écouter une musique sans me dire de qui il s’agissait. J’ai tout de suite été interpellé, touché par le jeu du pianiste. J’ai trouvé qu’il avait un toucher très fin, et en même temps, beaucoup de lyrisme. C’était Django Bates. J’ai tout de suite voulu travailler avec lui. Ce qu’il réalise sur le disque est magnifique.

- Au moment du lancement de "Blue Maqams", vous avez fêté vos 60 ans… Cet album marquait aussi plus d’un quart de siècle de discographie chez ECM… L’occasion d’un bilan ?
- Je n’ai jamais été attaché aux célébrations. Je n’aime pas fêter les anniversaires ! Ça n’était pas prévu à l’avance, mais quand j’ai fait le choix des musiciens, et alors que la musique se construisait, que je m’apprêtais à l’enregistrer avec des artistes extraordinaires, cela m’a ramené à mon adolescence, comme une sorte de flashback. Cela m’a rappelé cette période où j’ai commencé à écrire de la musique et où je me suis intéressé au jazz, sans être un jazzman moi-même. J’ai été attiré par cette musique et j’ai eu cette envie presque irrésistible d’aller à la rencontre de musiciens d’horizons divers, de cultures différentes, et notamment des musiciens de jazz. J’ai eu en effet l’occasion, ensuite, d’intégrer le label ECM qui a joué un rôle important dans cette musique. Maintenant, après ce disque, j’ai envie de consacrer mon temps à lire des livres, aller voir des films, faire autre chose, ou en tout cas une autre musique.

Anouar Brahem en concert à Paris
Philharmonie - Festival Arabesque, dimanche 8 avril 2018, 16H30 (complet)
Institut du monde arabe, vendredi 8 juin 2018

Concerts en région
Vendredi 23 mars 2018 à Châlons-en-Champagne, La Comète, 20h30
Lundi 9 avril 2018 à Blagnac, Odyssud, 20h30
> L'agenda-concert d'Anouar Brahem

En bonus : un reportage sur Anouar Brahem dans "Entrée libre" sur France 5 (novembre 2017)

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