"J'avais envie de mettre l'auditeur dans une sorte de transe" : l'ensorcelante chanteuse Ellinoa présente "The Ballad of Ophelia"
Elle possède une voix cristalline, un univers riche et singulier qui rejaillit au travers de divers projets artistiques parmi lesquels "The Ballad of Ophelia", un magnifique album lancé cet automne. Rencontre.
En cinq ans à peine depuis son premier disque, la chanteuse, compositrice et songwriter Ellinoa a creusé son sillon dans l'univers hétéroclite du jazz et des musiques improvisées, pour en devenir l'une des artistes les plus éclectiques, inclassables et prometteuses. De son vrai nom Camille Durand, cette jeune trentenaire, née le 16 avril 1988 à Étampes, était promise à une solide carrière loin du monde des arts. Mais la passion pour la musique que sa mère, la chanteuse et pédagogue Brigitte Jacquot, lui a transmise, a été la plus forte.
Après un brillant parcours universitaire (sciences, Sciences-Po, affaires européennes) et une année dans le monde du travail, Camille Durand s'est tournée vers la musique sous le nom d'artiste "Ellinoa", contraction de son prénom à l'envers "Ellimac" et de "Linoa", nom de l'héroïne d'un jeu vidéo à laquelle elle s'était identifiée autrefois. Depuis, elle multiplie les projets artistiques en leader et en sidewoman. Elle dirige l'ambitieux big band Wanderlust Orchestra. Elle revisite Björk en mode acoustique sur scène et chante dans des groupes (Theorem of Joy, Shades). Elle collabore avec l'Orchestre national de jazz comme compositrice et chanteuse.
Le 23 octobre, Ellinoa a sorti son deuxième disque en son nom, The Ballad of Ophelia (la version digitale était disponible depuis le premier confinement, en avril), à la tête d'un quartet incluant l'altiste Olive Perrusson, le contrebassiste Arthur Henn et le guitariste Paul Jarret. Une synergie merveilleuse de voix et de cordes au service d'une héroïne de tragédie : Ophélie, amoureuse déçue du Hamlet de Shakespeare, qui sombre dans la folie avant de périr noyée, immortalisée dans un célèbre tableau de Millais. Les thématiques de l'eau, du rêve, du désir et de l'abandon traversent des chansons mystérieuses et lancinantes, écrites en anglais et en français, portées par le lyrisme et l'expressivité d'Ellinoa et de ses complices. Un disque enchanteur. Nous avons interviewé Ellinoa avant la fin du second confinement.
Franceinfo Culture : Comment est née l'idée d'un album autour du drame d'Ophélie ? Est-ce lié à une fascination pour la pièce Hamlet ou, peut-être, au troublant tableau du peintre préraphaélite John Everett Millais ?
Ellinoa : En fait, c'est presque venu à l'envers ! Quand je compose, il y a d'abord une phase instinctive. J'écris deux, trois morceaux, sans me donner de contrainte parce que j'ai envie d'aller vers telle sonorité, telle thématique au niveau des paroles... C'est ce qui s'est passé avec ce programme quand j'ai écrit les premiers titres Riverhead, To Madness, The Wave et Dream. Après-coup, je me suis rendu compte qu'ils avaient pour points communs la féminité, l'eau, avec un côté un peu folie douce... Ils étaient très cohérents. Malgré moi, je savais déjà l'histoire que je voulais raconter, sans l'avoir formulée. Quand j'en ai parlé avec les membres du groupe, le guitariste Paul Jarret m'a dit que ça lui faisait penser à Ophélie. Je me suis rappelée du tableau très évocateur et inspirant. Puis je suis allée creuser l'histoire de ce personnage. À partir des morceaux pivots que j'avais écrits, j'ai eu envie de tisser quelque chose autour de cette histoire, même si j'en ai fait une réinterprétation. Ce n'est pas du tout ancré dans l'univers de Shakespeare, ça pourrait parler de n'importe quelle femme qui traverse ce genre de sentiment. Seul le morceau Ophelia comporte des références explicites, notamment au tableau.
Comment avez-vous construit l'identité esthétique du disque ?
C'était une forme de contrepoint au Wanderlust Orchestra qui est une grosse machine avec quinze musiciens, une grosse section rythmique... J'avais envie d'un nouveau projet qui soit léger, sans batterie, avec un son cristallin, d'où le choix d'une instrumentation dépouillée avec l'alto, la guitare - avec les effets que Paul Jarret utilise -, la contrebasse et la voix. Je souhaitais avoir plus de place en tant que chanteuse par rapport au Wanderlust où j'avais fait le choix d'explorer l'aspect composition, arrangements et orchestration. J'avais besoin de créer un projet qui me mette vraiment à nu, où j'aurais un vrai rôle de narratrice, postée en première ligne. J'avais envie aussi de travailler avec de nouvelles personnes. Je savais ce que je voulais faire mais je n'avais pas de notions précises, au départ, sur un album aussi structuré d'un point de vue narratif.
Comment écrivez-vous vos chansons et d'où puisez-vous l'inspiration pour vos textes ?
Souvent, cela vient d'un besoin d'extérioriser des choses que j'ai à l'intérieur, faute de quoi elles me feraient du mal. Le fait de les exprimer, de mettre des mots, du son dessus et de les chanter me libère d'un poids, d'une certaine frustration, d'une tristesse ou de doutes. Pour ce type de projet qui touche davantage à l'intime et parle de thèmes qui me sont proches, l'inspiration vient plus facilement dans les moments où je suis un peu fragile, traversée par des questions. Quand j'écris des chansons, l'idée de départ surgit souvent au piano. Une mélodie, puis des bribes de mots. Certaines mélodies vont mieux sonner dans ma tête avec la richesse "diphtonguique" de la langue anglaise [dans la diphtongue, la voyelle change de timbre en cours d'émission, ndlr] ! Pour d'autres, j'aurai davantage besoin de me raccrocher à la beauté du français. Assez vite, je sais instinctivement laquelle des deux langues s'impose. Si l'anglais est majoritaire dans ce disque, j'apprécie de plus en plus de chanter en français [L'enfance s'efface a été écrit en pensant à sa mère, ndlr]. Le prochain programme de Wanderlust sera en français car j'ai envie que les gens comprennent ce que je dis. Pour le projet Ophelia, l'objectif consiste davantage à mettre l'auditeur dans un genre de transe, à le toucher plus par la musique et par le son.
Jusqu'à quelle note montez-vous à la fin de la chanson To Madness ? Travaillez-vous régulièrement votre technique vocale ?
Je crois que c'est un ré au-dessus du contre-ut... Quand j'étais plus jeune, je montais jusqu'au fa dièse, mais on vieillit, ça descend ! La question de la technique vocale me préoccupe en ce moment. Le travail technique est quelque chose d'assez compliqué pour moi. Pendant un certain temps, j'en ai été complexée. J'avais ma voix naturelle mais il y avait des petits points techniques que je n'arrivais pas à résoudre. Cela m'entravait plus de me focaliser sur ce qui n'allait pas, plutôt que d'accepter mon instrument tel qu'il était et d'en faire quelque chose qui me ressemble le plus possible. Il y a aussi tout un aspect psychologique. Le fait d'avoir grandi avec une mère qui fait de la musique est quelque chose de génial, mais en même temps, c'est assez dur de trouver sa place, l'une et l'autre. On a beaucoup avancé sur ces questions. Mais ça reste difficile pour moi de gérer la pression. J'ai un peu "lâché" sur les questions techniques et ça a bien marché entre 2017 et 2019 où j'ai beaucoup travaillé, avec des concerts, des résidences, sur des projets qui m'ont fait explorer vocalement de nouveaux horizons. Et puis 2020 arrive ! Le désastre ! Je n'ai quasiment pas travaillé de l'année et le confinement m'a un peu déprimée. Avec les échéances qui s'annoncent, le programme Anna Livia Plurabelle d'André Hodeir, ndlr] pour l'ONJ, extrêmement difficile techniquement, j'en suis à un moment où j'ai besoin de reprendre des cours.
Comment vivez-vous, en tant qu'artiste, la crise sanitaire, les confinements ?
Ça se passe un peu comme pour tout le monde, il y a des jours où je suis motivée, d'autres où je perds la foi. En tant qu'artiste, ce n'est pas facile de réussir à s'accrocher à quelque chose quand on ignore les modalités de la reprise... Ça fait un an qu'on monte des projets, mais on ne les joue pas. On avait treize concerts et une tournée au Japon qui ont été annulés, on va essayer de décaler cette tournée... Au début, je me disais que cela me donnerait du temps pour écrire le nouveau répertoire du Wanderlust Orchestra. Mais le côté anxiogène du confinement n'est pas propice à l'inspiration artistique. Finalement, j'ai écrit ce répertoire... après la fin du premier confinement ! J'ai besoin d'être alimentée par des choses. J'aurai passé les deux confinements dans mon appartement parisien, mais j'ai la chance d'avoir un accès à une belle terrasse, avec des plantes, c'est comme une fenêtre ouverte sur le dehors.
Après des études qui n'ont rien à voir avec la musique, vous avez totalement bifurqué vers une carrière d'artiste... Racontez-nous ce virage.
J'ai fait un DEM de chant jazz au conservatoire de Bobigny puis le CMDL [Centre de musiques Didier Lockwood, école créée par le violoniste]. Auparavant j'avais fait dix ans de piano et chanté pendant douze ans dans les chorales de ma mère. Je n'ai jamais fait de solfège mais j'ai vraiment baigné dedans... En tant que mère et fille, on a beaucoup échangé sur la musique, elle me chantait des chansons tout le temps, j'écoutais des CD sans arrêt. Même si je n'étais pas très bonne pianiste, je passais beaucoup de temps au piano à chercher des accords, écrire de la musique, même très jeune. J'avais cette passion et cette curiosité.
Si vous n'aviez pas appris le solfège, comment vous-êtes vous lancée dans l'écriture de musique pour un grand orchestre comme le Wanderlust ?
Comme j'ai la chance d'avoir une bonne oreille, ça ne m'a pas pris beaucoup de temps pour rattraper mon retard théorique. Je l'ai rattrapé un peu sur le tard pendant mon DEM. Mais ce qui prévaut dans mon travail de composition notamment pour le grand ensemble, c'est de l'instinct, de l'oreille et le fait d'écouter des choses, comme tout musicien fait. J'ai beaucoup écouté Carine Bonnefoy avec qui j'ai travaillé, Maria Shneider, Kenny Wheeler [ndlr : tous compositeurs et orchestrateurs pour grandes formations de jazz]. Au début, je m'en suis inspirée, et plus le temps passait, plus j'ai essayé de développer mon langage.
Quelles ont été vos autres grandes influences musicales ?
L'influence fondatrice, le truc que j'ai écouté de zéro à 16 ans en boucle, c'est le Pat Metheny Group. Bien sûr, j'ai écouté plein d'autres choses entre-temps et par la suite. Björk a eu un gros impact sur moi. Ensuite j'ai pas mal écouté les chanteurs qui font du jazz contemporain comme David Linx. Plus récemment, je suis en train de m'ouvrir à des musiques un peu plus expérimentales. La rencontre avec Frédéric Maurin [actuel directeur artistique de l'Orchestre national de jazz] a été déterminante. Le fait de travailler avec l'ONJ infléchit pas mal ma manière d'écrire et apporte une inspiration un peu musique contemporaine, avec un travail sur les textures, les sons, des mélodies un peu plus torturées... Frédéric dirait que c'est un peu son influence Messiaen, mais moi j'ai plutôt écouté les compositeurs comme Stravinsky, Debussy, Ravel... Je me suis rendu compte de cette évolution en considérant le travail réalisé sur le nouveau répertoire du Wanderlust qui a un côté plus contemporain, avec une trame musicale assez barrée, et en même temps, assez pop, car il y a du chant et des paroles. Concernant Ophelia, les influences sont également assez récentes. Si ça reste assez jazz dans l'esprit et la conception, il y a aussi une influence un peu pop indépendante.
Ellinoa, The Ballad of Ophelia (Music Box Publishing)
Ellinoa : voix, paroles et musique
Olive Perrusson : alto, chœurs
Arthur Henn : contrebasse, chœurs
Paul Jarret : guitares
Grégoire Letouvet : réalisation, arrangements des cordes
Nicolas Charlier : son
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