Jacques Schwarz-Bart, vaudou jazz
Jacques Schwarz-Bart a posé les bases de son projet à la suite de sa rencontre avec deux prêtres vaudous : Gaston Jean-Baptiste, dit Bonga, percussionniste, puis Erol Josué, chanteur. Il a ensuite constitué le répertoire du disque de trois manières : par des compositions originales inspirées de son expérience de la musique vaudoue, par l’intégration de chants vaudous dans d’autres compositions originales et par des arrangements de chants sacrés. Pour enregistrer les dix morceaux de l'album, "Brother Jacques" a fait appel à des musiciens de tous horizons : le trompettiste Étienne Charles, qu'il aime à surnommer son "frère d'une autre mère" (allusion à une expression américaine), le bugliste Alex Tassel, les pianistes Grégory Privat et Milan Milanović, les bassistes Ben Williams et Reggie Washington, les batteurs Obed Calvaire et Arnaud Dolmen, le percussionniste Claude Saturne, ainsi que les chanteuses Rozna Zila et Stephanie McKay (l'épouse du saxophoniste).
Dans le disque, les prêtres vaudous fraternisent avec un casting international de jazzmen. Musique traditionnelle et compositions originales de jazz, chants haïtiens et improvisations instrumentales forment un ensemble harmonieux, cohérent, qui sonne comme une évidence d'une indiscutable beauté et simplicité. La rencontre
Paris, quartier de la Bastille, 20 janvier 2014. L'interview de Jacques et Simone Schwarz-Bart a lieu au lendemain d'une résidence de cinq jours à l'Opéra de Lyon. Cette dernière s'est passée dans un contexte très stressant puisque le saxophone du musicien a été volé au départ de son voyage en TGV entre Paris et Lyon.
- Culturebox : Vous sortez tout juste d'une résidence à Lyon. Or il vous est arrivé une sacrée mésaventure...
- Jacques Schwarz-Bart : Mon saxophone a été volé quatre heures avant le premier concert. Je suis arrivé à 10 heures du matin à Lyon sans saxophone, alors que mon premier concert était à 12h30. Je me suis rué sur le premier magasin de musique pour trouver un sax qui sonne décemment… Je jouais depuis plus de vingt ans avec le même bec. Et passer d'un type de saxophone, un de ces vieux Selmer qui sonnent tous différemment et qui ont quand même une patte commune, à un saxophone moderne d’emprunt avec trois quarts d’heure pour s’adapter, ça été un challenge auquel je ne m’attendais bien entendu pas.
- Depuis combien de temps aviez-vous ce saxophone ?
- Comment vous en êtes-vous sorti à Lyon ?
- JSB : La chose la plus difficile que j’ai dû faire dans ma vie, c’est enchaîner tous ces concerts avec cette recherche avide d’une sorte de résonnance à travers ce sax, d’essayer de comprendre comment le faire sonner, l’amener constamment chez le réparateur parce qu’il se déréglait rapidement, étant tout neuf. Mais je le vis bien, j’accepte complètement ce challenge de faire table rase et de recommencer. Que ce soit quelqu’un qui ait volé, ne sachant pas que c’était un sax, ou quelqu’un qui ait pensé voler un sax à un saxophoniste, c’est quelqu’un qui savait qu’il faisait du mal à quelqu’un d’autre. Mais je ne reste jamais à terre très longtemps. Je suis déjà debout.
- Revenons à votre album. Pouvez-vous nous raconter votre cheminement vers la musique racine ? Je crois que cela vient de votre mère qui chantait des chants vaudous quand vous étiez enfant…
- JSB : Exactement. Non seulement elle avait une belle collection de disques vaudous, mais elle les chantait elle-même. Donc j’ai reçu d'elle les mélodies vaudoues. On parle souvent des rythmes vaudous, mais ce qui m’a inspiré ce disque, c'est bien les mélodies, ces chants. Ils ont à la fois une puissance absolument unique et un certain type de sophistication, de structure compositionnelle qui se prête naturellement à un dialogue avec le jazz. D’autant plus que le vaudou est l’inspiration première du jazz.
- Racontez-nous-nous cette histoire du vaudou et du jazz...
- JSB : Ceux qui ont créé le jazz à la Nouvelle-Orléans étaient des gens qui venaient de cette culture. C’était des gens d’Haïti et des entrés (migrants, ndlr) de l’époque, les Yorubas et les Fons (peuples venus d'Afrique, ndlr). Ces esclaves noirs ne sont pas venus nus intérieurement. Bien que dépouillés de tout, ils sont venus riches d’une culture essentiellement vaudoue. Le vaudou n’est pas seulement une religion. C’est une culture qui s’exprime à travers une musique, un type de sculpture, de danse, de poésie. Cela a constitué le fondement de cette diaspora africaine qu’on retrouve tant dans la Caraïbe, l’Amérique du Sud qu'en Amérique du Nord. Et, à travers le blues et le jazz, dans toutes les autres musiques. Cette culture s’est redécouverte et a été rebrassée, réinventée à travers le choc et le viol de l’esclavage, et dans le cadre d’Haïti, après la révolution et l’indépendance, à travers l’isolement total, elle a complètement fécondé sa terre d’accueil et a foisonné dans tous les sens.
- Cette fusion orchestrée dans ce disque, c’était simplement des retrouvailles évidentes…
- JSB : En gros, ce n’est ni un mariage ni une fusion, mais en réalité, une connexion naturelle entre la racine et la fleur. J’ai simplement, quelque part, reconstitué la tige.
- Simone Schwarz-Bart : J’ai reçu un disque en cadeau d’une amie, alors que j’étais toute jeune dans un pensionnat religieux en métropole, où j’étais venue faire mes études. Depuis lors, je ne m’en suis jamais séparée. C’est comme si j’avais un trésor secret à ma disposition pour me remettre de toutes sortes d’avatars, coups, traquenards que la vie n’arrête pas de nous proposer ! Et que j’avais la possibilité de mettre simplement le tourne-disque en route et d’écouter quelque chose qui me propulse ailleurs, à une autre dimension.
- Non, je ne me rendais pas compte à quel point cela l’avait imprégné. Je pense que c’est par osmose que tout cela s’est passé entre lui et moi. C’est de l’ordre du non-dit, on n’en a pas parlé. Je ne savais pas. Mais un jour, la plante perce la terre et il y a un très beau soleil, quelquefois.
- SSB : Du disque, je peux tout simplement dire qu’il me bouleverse, qu’il m’émeut… Je pense qu’il n’y a aucune infidélité à ces émotions, à cette espèce d’acte de foi qui transparaît à travers ces chansons. Parce qu’il y avait un grand risque, bien évidemment. Mais voilà, le risque pris en valait la peine.
- JSB : Tout à fait. Qu’est-ce qui fait la richesse de ces mélodies ? C’est d’abord la grande variété de gammes : myxolydien, phrygien, lydien, locrien… On voit pas mal de modulations, de mineur à majeur et inversement, à l’intérieur de ces mélodies. Le deuxième aspect, c’est leur construction. Il y a l’exposé des thèmes et leur développement, par étapes. Développement qui est souvent une variation du thème, et qui mène généralement à une fin, mais pas forcément à une "résolution" selon le terme musical. C’est ce qu’on appelle les "résolutions déceptives", qui concluent un cheminement, un questionnement par une autre question. Très juif, dans cette histoire !
- Expliquez-nous !
- JSB : On dit que si vous posez une question à un rabbin, il va vous répondre par une autre question. Mais cette question sera peut-être aussi la meilleure des réponses. C’est ce qui se passe souvent dans cette musique vaudoue. Tous les questionnements, cette succession de développements motiviques, de surprises, se terminent à ciel ouvert, en se demandant où on est. - Et les silences y jouent donc un rôle essentiel.
- Les espaces utilisés à l’intérieur et entre les mélodies créent une sorte de chorale de résonnance. On peut se demander : "Est-ce que la musique s’est arrêtée ? Est-ce que le chanteur se souvient de sa mélodie ?" Lorsque le chœur reprend, avec le thème exposé par le chanteur lead, avec le même silence, on comprend que ça fait partie de la composition. Mais on est d’autant plus surpris que lorsqu’il revient une troisième fois, l’espace a été réduit... On est emmené presque contre son gré vers l’étape suivante pour finir au milieu du néant. C’est un rapport avec le néant, l’existentialisme qui caractérise la condition humaine. Ces silences donnent aussi une sobriété, une sorte de noblesse, de majesté qui caractérise cette culture vaudoue qui a pour objet de nous faire nous fusionner avec notre environnement et avec les autres. De voir en l’autre une réflexion de soi-même.
- Comme un effet de miroir, en somme.
- JSB : En créole haïtien, pour dire "vous", on dit "nous". Lorqu’un Haïtien vous parle d’un "nègre", il vous parle d’un être humain. Vous êtes une négresse, moi je suis un nègre, un Norvégien est un nègre aussi. On est tous des nègres et on a pour particularité – et c’est quelque chose qu’on retrouve couramment dans les paroles de ces chants vaudous – une charge qu’on porte tous dès la naissance, collée à notre dos. Cette charge, c’est bien sûr la pesanteur de l’existence. Et seuls les chants, cette espèce d’élan de ferveur vaudoue, permettent qu'elle se décolle. Cette musique permet de nous donner une distance avec la pesanteur, voire de nous faire rentrer dans l’apesanteur… C’est un rêve de l’humanité de voler. Les chants vaudous parlent souvent de cela. Nous volons et il ne nous manque que des ailes. On vole par notre imagination, notre cœur, notre inspiration, notre rapport au silence.
- Y a-t-il une part d'improvisation dans la musique vaudoue ?
- L’improvisation se fait essentiellement au niveau de la percussion, du percu lead. Il y a beaucoup de couches de percussions dans les rythmes vaudous, ça va des percussions les plus basses aux percussions lead. C'est le tambour lead qui improvise. Son rôle, c’est non seulement de soutenir et de marquer les respirations du chant lui-mêrme, mais aussi d’exprimer une liberté percussive. Mais mon projet comprend essentiellement des improvisations au niveau des jazzmen. - Vous avez écrit que vous aviez trouvé une "source de jouvence intérieure"…
- Quel effet ce travail et cette musique ont-ils eu sur les musiciens qui n’étaient pas familiarisés avec cet univers ?
- Hilarité ? On ne sort pas de cette légèreté… Cette musique est décidément recommandable, à prescrire, selon vous ?
> En concert à Paris, au New Morning, le 7 mars 2014
> L'agenda concert de Jacques Schwarz-Bart
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