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Jazz à la Villette : sept coups de cœur et un bémol

Jazz à la Villette 2015, c'est fini. Impossible de tout voir, jusqu'à trois concerts ayant lieu en même temps certains soirs, d'où des choix cornéliens. Petite revue de sept coups de cœur, parmi lesquels Cécile McLorin Salvant et le duo Ballaké Sissoko & Vincent Segal... et pour finir, un coup de gueule envers une partie du public qui semble avoir oublié la raison d'être de ce genre de festival.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Cécile McLorin Salvant sur la scène de la Cité de la Musique (rebaptisée Philharmonie 2) le 5 septembre 2015, lors du festival Jazz à la Villette
 (Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris)

5 septembre : Cécile McLorin Salvant, Philharmonie 2
C'est un public ému et euphorique qui a ovationné une chanteuse franco-américaine à la virtuosité vocale et à l'expressivité hors norme, et qui ne s'interdit pas sur scène des confidences pleines d'autodérision. Non contente de porter sereinement sur ses épaules, à 26 ans, l'héritage de cent ans de jazz, Cécile McLorin Salvant dépoussière des chansons oubliées, s'amuse avec des morceaux de bravoure de la comédie musicale, sublime des monuments du répertoire français (sa relecture du "Mal de vivre"de Barbara, bouleversante, a été longuement applaudie), quand elle ne chante pas ses propres compositions aux échos impressionnistes. Si on ajoute qu'elle s'entoure d'un trio emmené par le fabuleux pianiste Aaron Diehl, on sait que chacun de ses concerts est un événement. À Jazz à la Villette, les sourires et les acclamations étaient éloquents. Ceux qui ne l'avaient jamais vue sur scène n'en sont pas revenus.
(À écouter : "For one to love", chez Mack Avenue)


5 septembre : Hugh Coltman, Philharmonie 2
Comme il était écrit que la venue de Cécile McLorin Salvant serait un sommet de l'édition 2015 de Jazz à la Villette, soulignons qu'en première partie de ce même concert, le chanteur Hugh Coltman a présenté vaillamment son hommage à Nat King Cole. Son grain de voix, sa gestuelle si particulière, un excellent groupe, un envoûtant "Nature boy" ainsi qu'un onctueux "Mona Lisa" en duo piano-voix avec son ami - et mentor dans sa récente conversion au jazz - Éric Legnini en guise de guest-star, ont fait mouche.
(À écouter : "Shadows, songs of Nat King Cole", chez Okey)

Melvin Van Peebles à la Grande Halle de la Villette
 (Paul Charbit)
8 septembre : Archie Shepp, Melvin Van Peebles & the Heliocentrics, Grande Halle
L'événement résidait dans la réunion sur scène, orchestrée par le collectif londonien The Heliocentrics, de deux monuments de la culture afro-américaine : le saxophoniste Archie Shepp, 78 ans, et le cinéaste Melvin Van Peebles, 83 ans. Au service du groove spatial du groupe britannique, ils ont rempli leur mission avec flegme et conviction. Shepp, au centre de la scène, accompagnait la musique de ses interventions et improvisations free. Van Peebles, posté sur un siège surelevé au fond de la scène, officiait comme récitant et se levait parfois pour danser. Sur un grand écran derrière lui, il se démultipliait en format géant, héros des fascinantes images cosmiques et psychédéliques du vidéaste Alain Rimbert. Un moment envoûtant où les musiques s'enchaînaient de telle façon que l'on n'applaudissait pas, ou rarement. Seul bémol : on aurait rêvé de surtitres en français pour mieux comprendre le vieux récitant. Son accent et les intonations de l'âge rendaient son discours philosophique et mystique pas toujours intelligible, même pour des auditeurs aguerris à l'anglais. Un spectateur jazzman confiera : "À un moment, j'ai renoncé à comprendre et je me suis dit qu'on était tout simplement dans un film de David Lynch !" En guise de rappel, Archie Shepp a chanté et joué deux morceaux pour conclure une belle soirée.
(À écouter : "The Last Transmission" des Heliocentrics et Melvin Van Peebles, chez Now-Again)

Ballaké Sissoko et Vincent Segal
 (Annie Yanbékian)
9 septembre : Ballaké Sissoko & Vincent Segal, Philharmonie 2
Virtuose malien de la kora, Ballaké Sissoko a noué une amitié et une collaboration musicale avec le violoncelliste Vincent Segal il y a plusieurs années. Alors qu'ils sortent leur deuxième disque en duo, les deux artistes sont venus présenter leur musique sur la scène de la Philharmonie 2, l'ex-Cité de la musique. Observer la complémentarité de ces deux instruments d'une part, et la complicité respectueuse des musiciens d'autre part, était un régal. Les deux hommes revenaient d'Afrique. C'est Vincent Segal, radieux, qui échangeait le plus avec le public parisien. "Quand on a joué là-bas, c'est Ballaké qui parlait. De toute façon, au Mali, c'est mal vu d'être bavard." La délicatesse des morceaux, la subtilité des arrangements, et un Vincent Segal toujours prompt à faire chanter son violoncelle de toutes les manières, quitte à glisser un fil d'archet dans ses cordes pour les faire grogner, ont conquis le public. L'émotion était aussi présente avec un hommage musical au percussionniste brésilien Naná Vasconcelos, très malade, qui a appelé ses amis du monde entier à prier pour lui.
(À écouter : "Musique de nuit", chez No Format)

Yaron Herman au piano, Ziv Ravitz à la batterie
 (Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris)
10 septembre : Yaron Herman et Ziv Ravitz, Grande Halle
Le pianiste franco-israélien Yaron Herman et le batteur Ziv Ravitz ont laissé éclater sur la scène de la Grande Halle l'intensité de la complicité et de la connexion d'âmes qui les unit. Leur joie de jouer ensemble était sincère, quoique plus extériorisée du côté de Ziv Ravitz qui arborait parfois un sourire littéralement extatique à sa batterie. Quel batteur... En plus de jouer des extraits de leur album "Everyday" enregistré en duo, Herman et Ravitz ont invité sur scène le chanteur Sage (ex-membre du groupe Revolver) et le quatuor Code pour deux titres dont "Volcano", le titre pop du disque. Le public a également pu savourer les fameuses reprises de Nirvana, "Heart shaped box", et Radiohead, "No surprises", sorties sur des albums précédents de Yaron Herman. Un moment réjouissant.
(À écouter : "Everyday", chez Blue Note)

Arnaud Roulin, Laurent Bardainne, Thomas de Pourquery, Fabrice Martinez, Edward Perraud et Bruno Chevillon
 (Annie Yanbékian)

12 septembre : Supersonic, Philharmonie 2
Un an après sa Victoire du jazz obtenue au titre de l'album de l'année pour "Supersonic - play Sun Ra", le groupe de Thomas de Pourquery se présente sur scène avec une énergie et une hargne intactes. Une hargne décuplée, samedi après-midi, par la présence dans la salle d'un membre du groupe tombé gravement malade cet été au point d'avoir frôlé la mort, le bassiste Frederick Galiay. L'hôpital lui avait accordé une permission exceptionnelle de sortie pour venir applaudir ses partenaires, au sein desquels Bruno Chevillon assurait son remplacement. "On a tous joué pour Fred", a souligné Thomas de Pourquery après le concert. De fait, durant le show (enrichi par de nouveaux morceaux), on ressentait une intensité, une émotion particulière qui a culminé avec le magnifique "Love in outer space" dédié spécialement à leur ami "guerrier convalescent", selon les termes employés par Pourquery sur la page Facebook du groupe.
(À écouter : "Supersonic - Play Sun Ra", chez Quark Records)


Ethan Iverson (piano), Reid Anderson (contrebasse), Dave King (batterie), et leurs invités Sam Newsome (saxophone), Ron Miles (trompette) et Tim Berne (saxophone)
 (Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris)
12 septembre : The Bad Plus joue "Science Fiction" d'Ornette Coleman, Philharmonie 2
Succédant à Supersonic sur la scène de la Philharmonie 2, The Bad Plus s'était entouré d'une jolie palette d'invités pour rendre hommage au grand Ornette Coleman, disparu le 11 juin dernier. Pour sa relecture de l'album "Science Fiction" sorti en 1972, le trio américain accueillait sur scène le célèbre Tim Berne, saxophoniste et compositeur, ainsi que le trompettiste Ron Miles et le saxophoniste Sam Newsome. Un concert d'une énergie folle, éclaboussé par la virtuosité onirique du batteur Dave King. De l'avis d'experts, parmi les invités du trio, l'impérial Tim Berne est celui qui a joué le plus proche de l'esprit d'Ornette. Un éminent journaliste de jazz n'a pas caché sa colère à l'égard de The Bad Plus à qui il reprochait de s'en être trop éloigné. Il demeure néanmoins de ce concert le souvenir d'un moment électrisant et d'instants stupéfiants.

Guillaume Roy (alto), Élise Caron (chant), Thomas de Pourquery (chant), John Greaves (derrière, en blanc et à la basse), Jeanne Added (chant), Régis Boulard (batterie), Olivier Mellano (guitare) - il ne manque qu'Ève Risser (piano) à l'image
 (Marie Destouet)
12 septembre : John Greaves "Verlaine gisant", Grande Halle
"Verlaine gisant", l'hommage du Gallois John Greaves au poète, était présenté samedi soir en première partie du légendaire trio Romano-Sclavis-Texier. Réunir sur scène huit artistes à la notoriété confirmée ou croissante, happés par leurs propres carrières, tel était le défi réussi par John Greaves, musicien venu du rock progressif et de la fusion. Une petite partie du public s'est montrée ostensiblement peu sensible à ses efforts. Une frange d'irréductibles, fans du trio qui allait suivre ou simplement amateurs d'un certain jazz, avaient décidé que cette première partie, inclassable, n'était pas de leur goût et entendaient le faire savoir, au mépris de la plus élémentaire correction.

Alors qu'à la Cité de la Musique, la qualité d'écoute dont fait preuve le public est parfois impressionnante, à la Grande Halle, certaines personnes se croient tout permis. Ces spectateurs n'ont aucun scrupule à dévaler avec désinvolture les tribunes, face à la scène, pendant un morceau, pour aller boire un coup - ou rentrer se coucher - simplement parce que ce qu'ils entendent ne correspond pas à ce qu'ils imaginaient ou les arrache à une certaine zone de confort. Cela s'est passé par exemple avec "Verlaine gisant". Cela s'était passé aussi une semaine plus tôt, même lieu, même heure, avec l'un des groupes de Steve Coleman. Et que dire de l'individu bardé de certitudes qui a réclamé "Romano !" pendant le concert de John Greaves.

Il est étonnant d'entendre ce genre de démonstration durant un festival de jazz. On imagine que le public s'y présente avec l'esprit ouvert, curieux de découvertes. Il semble bon de rappeler à certains qu'un festival comme Jazz à la Villette a pour mission de donner - aussi - à entendre des artistes qui sortent des sentiers battus, au risque de surprendre, de désarçonner. Au risque même d'ouvrir sur des horizons insoupçonnés.

(À écouter : John Greaves, "Verlaine gisant", chez Signature)

> Tous les concerts "live" Jazz à la Villette captés sur Culturebox ici

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