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L'hommage envoûtant de Madeleine & Salomon aux chanteuses engagées

Elle chante d'une voix profonde et intense de mezzo. Il joue d'un piano poétique et impressionniste. Sous le nom de "Madeleine & Salomon", Clotilde Rullaud et Alexandre Saada ont uni leurs univers singuliers autour d'un album ensorcelant, "A Woman's Journey", dans lequel ils revisitent le répertoire de grandes chanteuses américaines engagées. Un pur moment de grâce et d'émotion. Rencontre.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 9 min
"Salomon" et "Madeleine" (Madeleine & Salomon), alias Alexandre Saada et Clotilde Rullaud
 (Alexandre Saada)

Native de Reims, Clotilde Rullaud - simplement Clotilde à la scène - a grandi du côté du bassin d'Arcachon. Alexandre Saada, originaire d'Avignon, a rejoint la capitale il y a près de vingt ans. Clotilde, par ailleurs auteure, compositeure, flûtiste, a sorti en 2010 un album plein de promesses, "In Extremis", où elle dévoilait l'éclectisme de ses influences, de Baden Powell à Gainsbourg en passant par le jazz. Alexandre Saada, pianiste, multi-instrumentiste, compositeur et arrangeur, a sorti une bonne demi-douzaine de disques dont un très beau "Continuation to the End" en 2014.

Dans "A Woman's Journey", sorti le 20 mai 2016, les deux musiciens, associés sous le nom énigmatique de Madeleine & Salomon, créent une belle osmose autour de chansons folk, jazz, soul, blues, qui courent des années 1930 au début du XXIe siècle. Un répertoire signé Janis Joplin, Nina Simone, Billie Holiday, Marvin Gaye, Rodgers & Hart, Cole Porter, Josephine Baker, Janis Ian... Certaines chansons ont été immortalisées par des interprètes légendaires comme Joan Baez ou Odetta. Madeleine & Salomon ont glissé dans le disque quelques compositions et improvisations. Album à fleur de peau, chargé d'émotion, aux arrangements minimalistes, "A Woman's Journey" est un coup de maître. Et un coup de cœur.

Madeleine & Salomon se produisent lundi 28 novembre à Paris, dans une parenthèse jazz du festival Jazz'n'Klezmer du New Morning, où les deux trentenaires partageront l'affiche avec le quintet du formidable pianiste Yonathan Avishai.


- Culturebox : Pourquoi avoir appelé votre duo "Madeleine & Salomon" ?
- Alexandre Saada (Salomon) : Il s’agit tout simplement de nos deuxièmes prénoms ! [Clotilde rit] Pendant un moment, ça nous a bien amusé de garder le mystère et voir les gens imaginer un tas de choses très drôles ! En fait, c’est tout bête : on se trouvait à l’aéroport, en Chine, on a regardé nos passeports, on a lu "Madeleine" et "Salomon", on s’est dit que c’était drôle et que ça ferait un chouette nom de duo !
- Clotilde Rullaud (Madeleine) : C’est nous sans être nous…
- AS : Maintenant, ça casse un peu la poésie de dévoiler notre petit secret…

- Depuis quand vous connaissez-vous ?
- CR : Depuis douze ans. On avait… douze ans ! [elle éclate de rire]
- AS : On s’est connus dans un groupe, aux côtés de la chanteuse Léonore Boulanger qui fait de la chanson française. Clotilde jouait de la flûte et moi de différents instruments. On y a joué deux ans ensemble. Je savais que Clotilde chantait. Ensuite, pendant des années, on s’est occupé de nos projets respectifs. On se croisait régulièrement comme de simples amis. Ça ne fait qu’un an et demi qu’on travaille ensemble.

- Dans quelles circonstances votre duo musical est-il né ?
- AS : Clotilde m’a appelé pour participer à une Fête de la Musique en Chine. Elle m’a dit : "J’ai quatre jours à Pékin, mon pianiste n’est pas là, est-ce que tu es libre ?" Ça s’est organisé au dernier moment, c’était la conséquence d’une erreur de planning. Je suis parti là-bas, c’était la première fois qu’on jouait ensemble avec Clotilde en tant que chanteuse. On a joué un répertoire de titres de Clotilde et des chansons françaises.
- CR : À la suite du voyage, j’ai parlé à Alex d’une proposition que j’avais reçue quelque temps plus tôt de la part du Melbourne Recital Centre : j’étais invitée à faire une relecture très personnelle du Great American Songbook. J’avais en tête les chanteuses engagées. Je pensais déjà à Alex. Je me disais : "Il faut un pianiste qui ne soit pas enfermé dans un style mais qui possède son univers propre afin qu’on puisse balayer toute une période des années 30 aux années 60, tous les genres, en y mettant notre patte." Si vous avez un pianiste trop enfermé dans un style musical, vous risquez de ne pas pouvoir déterminer cette patte commune sur l’ensemble des morceaux.


- Le résultat de votre première collaboration voix-piano a donc été plus que probant.
- CR : En effet. Notre première tournée en Chine s’est très bien passée. On s’est dit : "Ça marche bien !" Il y avait une évidence à jouer ensemble.
- AS : On a commencé à travailler ensemble, on est repartis en Chine l’automne suivant, puis on a eu des dates de concert jusqu’en Australie, ça nous a permis de roder le projet. Entre-temps, on l’avait enregistré une première fois…
- CR : Et on a dû le réenregistrer une seconde fois à notre retour...
- AS : On avait eu des problèmes techniques en studio. On avait tout fait en une journée sans remarquer qu’il y avait un souci de niveau sonore... C’est rageant, mais finalement, la tournée en Australie et à Taïwan nous a permis consolider le répertoire, de développer de nouvelles choses, d’affiner les arrangements. On est partis à Strasbourg et on a tout réenregistré en une journée.

- Comment le répertoire a-t-il été déterminé ?
- CR : J’avais déjà deux ou trois titres en tête que j’avais envie de jouer depuis longtemps, comme "Image", "Save the Children", "Strange Fruit", des chansons vraiment importantes. Par ailleurs, je travaillais autour de la thématique des femmes pour un autre projet. Je me suis dit : "Il y a ces chansons, et il y a la protest-singer, qui est un vrai mouvement aux États-Unis, qui fait partie de leur culture et qui est porté notamment par des femmes. C’est une vraie caractéristique. J’ai trouvé intéressant de mener l'exploration au travers de ce fil.

- Comment avez-vous déterminé le reste du répertoire ?
- CR : Ça a été un travail de collectage et un travail collectif.
- AS : On a fouillé sur YouTube, de lien en lien, tout en écoutant des disques.
- CR : On a fait des recherches sur les chanteuses engagées…
- AS : … Et en partant de celles que l’on connaissait, en allant de l’une à l’autre, on voyait le nom d’une autre chanteuse apparaître plusieurs fois. Intrigués, on allait écouter sa musique… Ensuite, tout l’enjeu a constitué à choisir des chansons qui nous plaisaient, où l’on pouvait développer quelque chose et où le texte avait un sens.
- CR : Il fallait qu’il nous soit possible de nous approprier ce texte. Parmi toutes ces chansons, certaines étaient tantôt très personnelles, tantôt très liées au mouvement Black America, et je ne me sentais pas de les interpréter… J’aurais eu l’impression de m’approprier une cause qui n’était pas la mienne. Nous recherchions des messages assez universels.
- AS : En même temps, nous pouvons tous parler de toutes les causes…
- CR : Oui, mais ça dépend de la façon dont les chansons sont écrites. S’il y a un "je" très fort, c’est plus difficile.


- Comment avez-vous dessiné les arrangements, les atmosphères ?
- AS : À la façon d’un groupe de jazz : Clotilde venait à la maison, je me mettais au piano, elle chantait…
- CR : Je trouve plutôt que ça s’est fait à la façon d’un groupe de rock !
- AS : C’est un peu pareil ! Parfois, Clotilde me disait : "Tu ne veux pas essayer de jouer ce morceau en cinq temps ?" Du coup, j’essayais des trucs, parfois je testais une autre façon d’harmoniser, Clotilde essayait une autre mélodie, il nous venait l’idée d’ajouter de la flûte ici ou là… On cherchait jusqu’au moment où on obtenait satisfaction et où on se disait : "Là, il y a un vrai sens, on s’y retrouve tous les deux."

- Le répertoire final a-t-il obtenu l’adhésion unanime de chacun d’entre vous ?
- AS : Oui, à l'exception de "At seventeen" : je n’étais pas un grand fan…
- CR : Mais moi, je l’adore !
- AS : La chanson est bien, mais je n’ai pas trouvé une façon de la jouer dont je sois satisfait à 2000%. À chaque fois, il y a une petite lutte pour essayer de la faire vivre, alors que je ne rencontre aucun problème avec les autres. Mais en fin de compte, plein de gens aiment notre version…

- Sacré défi que de reprendre "Strange Fruit", un standard au message et à l’intensité dramatiques, et qui reste marqué par les interprétations de Billie Holiday, et, plus tard, Nina Simone…
- CR : Il s’est vraiment passé quelque chose sur cette chanson. [À Alexandre] La première fois qu’on l’a essayée, étant donné que nous n’avions pas vérifié la tonalité au préalable, tu l’as abordée super bas : c’est ce qui a fait qu’on a décidé de la reprendre. Cette tonalité me positionnait à un endroit où il n’existait plus de risque de surjouer. On se trouvait forcément dans un registre très dépouillé, simplissime. "Strange Fruit" fait partie des chansons qui nous ont paru très évidentes tout de suite, comme "Swallow Song".
- AS : C’est vrai que c’est casse-gueule parce que ça a été repris mille fois ! Mais en même temps, elle parle d’un sujet qui reste très actuel, important à évoquer… [ndlr : "Strange Fruit" parle des meurtres par pendaison des Noirs dans le sud des États-Unis]
- CR : En vérité, on ne s’est pas posé toutes ces questions. Et heureusement, car si ça avait été le cas, je crois qu’on n’aurait pas repris cette chanson !

- Parfois, certains artistes ont bien du mal à se démarquer, se distancer, d’une version de référence…
- AS : C’est vrai. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a renoncé à reprendre certaines chansons. C’est à ce moment qu’on a pris conscience de ce qui nous motivait : l’enjeu, ce n’est pas d’apporter quelque chose à la chanson, mais c’est de pouvoir nous dire qu’on arrive à mettre du nôtre à l’intérieur. Et ensuite, que notre version plaise ou pas, ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est que l’on ait trouvé à raconter ce qu’on souhaitait.
- CR : Et notre version en devenait légitime.


- À quel titre avez-vous renoncé, par exemple ?
- AS : À "Behind the Wall" de Tracy Chapman, une chanson sur la violence conjugale. L’écriture reste très pudique et très intelligente.
- CR : Les paroles sont magnifiques. Mais musicalement, nous ne sommes pas parvenus à trouver notre propre façon de l’aborder.

- Qu’est-ce qui vous rapproche l'un de l'autre, d’un point de vue artistique ?
- AS : On aime bien aller dans des endroits on est un peu perdus, ne pas rester dans notre zone de confort. Ça ne marche pas avec tout le monde. Parfois, alors que vous essayez d’explorer un peu, on vous ramène dans le bon couloir ! Avec Clotilde, il n’y a pas ce problème.

- Elle vous prend la main et vous éloigne encore plus !
- AS : Oui c’est ça, et elle vous pousse vers le ravin !
- CR : Alex fait la même chose !
- AS : Ensemble, on farfouille, on regarde en l’air, on continue de marcher... et ce n’est pas grave !
- CR : Parallèlement à cela, je pense qu’on possède tous les deux un amour fort de la mélodie, et cela insuffle une forme d'équilibre par rapport à cette envie commune de nous échapper des sentiers battus… Ça maintient un petit fil, un côté narratif et une espèce de lyrisme.
- AS : C’est notre façon de faire du free tout en restant mélodique...

Madeleine & Salomon en concert
Lundi 28 novembre 2016, 20H30, à Paris, au New Morning
En première partie de soirée (2e partie : le quintet "Modern Times" du pianiste Yonathan Avishai)

Mardi 10 mai 2017, Versailles Jazz Festival

> D'autres concerts vont être programmés, à surveiller sur le site de Madeleine & Salomon
> Le site de Clotilde
> Le site d'Alexandre Saada
> Les deux musiciens se retrouvent le 4 décembre à Paris, au Café de la Danse, cette fois dans l'ambitieux projet "We Free" d'Alexandre Saada qui réunit pas moins de trente musiciens de jazz...

"A woman's Journey" est sorti sous les labels Tzig'Art / Promised Land / Socadisc.

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