L'odyssée musicale de Shai Maestro
L'idée de rencontrer Shai Maestro remonte à un coup de cœur scénique survenu en septembre 2013 sur la scène de Jazz à La Villette. Le pianiste en trio partageait l'affiche avec Tigran Hamasyan, programmé pour la seconde partie du concert. Ce soir-là, Shai Maestro, dont certains morceaux aux mélodies imparables avaient été martelés sur les ondes jazz, dévoilait, outre une grande chaleur et générosité, tout un univers, très personnel, profond et poétique. Tôt ou tard, il faudrait en savoir plus sur ce jeune artiste d'où émanait tant de sérénité et de maturité.
Né le 5 février 1987, Shai Maestro a grandi dans un petit village situé entre Jérusalem et Tel-Aviv. Après des études de piano classique puis de jazz, en décembre 2009, il s'est installé à New York, capitale mondiale du jazz. Entre-temps, à partir de 2006, durant cinq ans, il a accompagné son compatriote Avishai Cohen. Au cours de l'année 2010, désireux de réaliser ses propres projets, Shai Maestro a formé un trio à New York avec le batteur Ziv Ravitz et le contrebassiste Jorge Roeder.
Sorti au printemps 2012 chez Laborie Jazz, le premier album, simplement intitulé "Shai Maestro", a connu un franc succès public, porté par des morceaux mélodieux et enjoués comme "The Flying Shepherd". Après ce succès populaire, le pianiste israélien n'a pas voulu se reposer sur ses lauriers. Bien au contraire. Le deuxième opus, "The Road to Ithaca", paru sur le même label, est allé plus loin. Toujours servi par son sens mélodique, Shai Maestro a gagné en épaisseur, en densité, en profondeur. Il a offert un véritable voyage ponctué de références classiques, notamment impressionnistes, et où pointent des nuages de nostalgie.
Quelques mois après l'essai transformé de "The Road to Ithaca", à l'avant-veille d'un concert au New Morning, nous avons retrouvé Shai Maestro à Paris, le 10 avril 2014, pour faire plus ample connaissance avec ce musicien aussi jeune qu'attachant.
- Enfant, vous avez étudié la musique classique avant de découvrir le jazz à 8 ans, par le biais d’Oscar Peterson. Est-ce le plaisir de l’improvisation qui vous a captivé dans le jazz ?
- Pourriez-vous décrire ce que vous ressentez quand vous improvisez ?
- Je suis loin de là où je veux être... Mais c’est le paradoxe, parce que si je veux être un véritable improvisateur, je ne devrais pas vouloir être où que ce soit ! Mais si je parle de mes ambitions comme musicien, elles consisteraient à pouvoir vraiment lâcher prise et être capable d’exprimer, exactement, qui je suis, à certains moments, à l’état brut. Les musiciens que j’aime le plus écouter sont ceux qui présentent cette essence, cette crudité. Comme Joni Mitchell, John Coltrane, Keith Jarrett, Bach et Beethoven. C’est dans cette direction que j’ai envie d’aller, même si je ne crois pas jamais y arriver. C’est un processus sans fin. Mais ce qui compte, c’est le chemin, et pas seulement en tant que musicien, mais aussi en tant que personne. - Cette idée du chemin, du voyage, nous amène à votre dernier disque, "The Road to Ithaca"... Avez-vous voulu y exprimer un message ?
- Le livret contient un poème de Constantin Cavafy (1863-1933) à propos du long voyage d’Ulysse et de ses aventures loin de son île d'Ithaque. Dans ce poème, cet auteur grec s'adresse à Ulysse et lui souhaite que son voyage soit long, plein de découvertes, tout en gardant Ithaque en tête car c’est ce à quoi il est destiné. Et si à son retour, son île lui apparaît pauvre, c’est qu’elle ne l’aura pas trompé, elle lui aura permis de faire un beau voyage. J’ai reçu ce poème de mon père juste avant de partir pour la première fois en tournée avec Avishaï. C’était son message : « La beauté de la vie, c’est ici et maintenant. N’attendez pas de trouver votre Ithaque pour que votre vie soit meilleure. Ce qui compte, c’est le voyage, pas la destination. » C’est un message qu’il me tenait à coeur de transmettre.
- Un vrai message de sagesse...
- Ouvrez vos yeux, ça se passe ici et maintenant ! Vous pouvez mourir demain. Hier, j’étais au restaurant avec Ziv (Ravitz) et Jorge (Roeder). Je mangeais du poisson, quelque chose s’est bloqué dans ma gorge, j’ai commencé à étouffer. Angoissé, Ziv a essayé de m’aider jusqu’à ce que j’évacue enfin ce morceau ! Tout peut s’arrêter maintenant ! Êtes-vous heureux avec ce que vous faites en ce moment, ou êtes-vous en train d’attendre, d’espérer quelque chose ? C’est la même chose avec l’improvisation. Vous avez envie d’aller quelque part, mais tout est là et tout est formidable, même si ce n’est pas exactement ce que vous attendiez. C’est un message concret important pour moi.
- Vous entretenez des relations d'amitié avec les deux autres membres du trio, le batteur Ziv Ravitz et le contrebassiste Jorge Roeder. Le partage est-il l’une des choses les importantes pour vous , dans le jazz ?
- Est-ce que vous composez depuis votre jeunesse ?
- Je composais un petit peu. Un des morceaux du premier album, "Angelo", a été écrit quand j’avais 16 ou 17 ans. Mais je ne compose pas beaucoup, en fait. C’est effrayant de composer. Ce que vous écrivez, c’est votre certificat, c’est ce que vous êtes. Comme c’est très facile de sonner comme d’autres musiciens, il y a tout un processus que vous devez suivre pour apprendre à savoir qui vous êtes. C'est pareil dans la vraie vie, et c'est d'ailleurs la chose la plus difficile.
Comment avez-vous réagi au succès de votre premier disque ?
- J’ai été très surpris. Je ne m’y attendais pas. Pour moi, quitter le groupe d’Avishaï signifiait directement plonger et repartir à zéro. Mais je partais quand même d'une bonne base, puisque les gens me connaissaient depuis ma participation au groupe d’Avishaï. Mais tout ce dont je disposais, c’était du bénéfice du doute.
- A-t-il été difficile et stressant de vous remettre à composer, de retrouver l’inspiration, après le succès du premier album ?
- Absolument. Mais ce n’est qu’un obstacle sur le chemin vers lequel vous devez progresser. Il se trouve que la musique que j’ai écrite sous cette pression n’a pas été conservée. Elle a fini à la poubelle ! Parce qu’elle ne provenait pas de la bonne source. La première chanson du second disque, "Gal", m’est venue après avoir fait une sieste, un après-midi. Nous sommes ensuite allés faire une balance, j’ai trouvé ces accords, nous avons commencé à répéter, Jorge a trouvé d'autres accords pendant la répétition, et c’est venu. Presque tous les morceaux sont des coïncidences heureuses, surgies comme des étincelles, en quelques brèves minutes. J’ai écrit énormément de musique pour ce disque, mais elle n’y figure finalement pas.
- Quand on écoute vos disques, on est frappé par la tonalité souvent nostalgique de vos musiques, l'emploi très majoritaire du mode mineur...
- C’est difficile pour moi d’écrire des morceaux en mode majeur… Ça sonne toujours enfantin, trop doux, un peu superficiel pour moi… Le mode mineur stimule beaucoup plus mon imagination. À chaque fois que je commence à composer quelque chose sur le mode majeur, ça ne sort pas… Il faut que je bosse mieux sur ce truc-là… "The Flying Shepherd", sur le premier disque, est plus gai, par exemple. C’est un morceau que j’ai écrit il y a longtemps. Mais je ne le considère pas comme faisant partie de mes morceaux les plus profonds. Ce n’est plus ce que je veux… Nous avons arrêté de le jouer.
- Votre pays, Israël, a donné un nombre étonnant d'excellents musiciens de jazz ces dernières années. Avez-vous une explication à ce succès ?
- J’ai une théorie. La première raison, c'est que les infrastructures pour le jazz y sont très développées. Il y a des conservatoires, des clubs, des festivals. J’ai débuté avec un professeur, Amit Golan - qui est mort il y a quelques années - qui a développé cet amour pour le jazz, créé un institut, puis il y a eu un conservatoire… Vous savez où jouer du jazz là-bas. Je peux citer tout de suite, sans difficulté, dix incroyables pianistes israéliens. Vous avez d’excellents trompettistes, trombonistes, saxophonistes… Chaque gamin a quelqu’un qu’il peut approcher, voir jouer, à qui il peut parler dans sa langue, dont il peut s’inspirer.
- Et l'autre raison ?
- C’est qu’Israël est un pays jeune, fondé en 1948. Et c’est un pays d’immigrants, une salade de cultures. Combinant ces deux paramètres, il n’y a pas un seul genre de musique pour lequel je puisse vous dire « c’est de la musique israélienne » comme on pourrait le dire de la musique cubaine, brésilienne... En tant que musicien, je suis toujours en train de chercher une patrie musicale. Une grande partie est en Israël. Mais j’ai trouvé ma maison dans le jazz ! Et je pense que de nombreux musiciens partagent ma vision. C’est aussi un moyen d’exprimer la réalité israélienne, le conflit avec les Palestiniens, même si c'est un tout autre sujet. En Israël, on pousse toujours de l’avant, on n’a pas peur d’être un peu audacieux en musique et de sortir des sentiers battus.
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