"La découverte, c'est ce qui me nourrit" : la programmatrice du Baiser Salé nous raconte l'histoire d'un club mythique qui fête ses 40 ans
Fondé en mars 1983 par le groupe Gibson Brothers, le Baiser Salé, situé au cœur de Paris, était à l'origine un café-concert. À partir du 17 janvier 1984, sous l'impulsion du couple formé par le batteur Patrick Francfort, l'un des trois Gibson Brothers, et Maria Rodriguez, il s'est mué en club avec une programmation tournée vers un jazz de fusion, de métissage. Au cours du XXIe siècle, le Baiser Salé s'est ouvert à un jazz plus traditionnel. Mais entre-temps, il avait accueilli les premiers pas d'artistes comme la chanteuse Angélique Kidjo, le bassiste Richard Bona, le duo brésilien Les Étoiles, le trompettiste Stéphane Belmondo, le guitariste Nguyên Lê, le pianiste Mario Canonge, mais aussi la vedette pop française Juliette Armanet.
Le Baiser Salé a connu son lot de vicissitudes. Puis il a été frappé par un drame : le 4 avril 2020, Patrick Francfort, gérant du club, a été emporté par le Covid-19 à l'âge de 63 ans. Maria Rodriguez, qui était restée proche de lui après leur séparation, a trouvé la force de continuer l'aventure. Depuis lundi 22 janvier, et jusqu'au 1er février, elle célèbre, avec de nombreux artistes compagnons de route du club, quarante ans d'une histoire de musique et d'amitiés. Au total, 40 concerts ont été programmés, d'une durée de 45 minutes chacun, afin qu'un maximum d'artistes participent à l'événement. Pour Franceinfo Culture, Maria Rodriguez se souvient.
Franceinfo Culture : D'où vient le nom Baiser Salé ?
Maria Rodriguez : Les Gibson Brothers, c'est-à-dire les trois frères Francfort, avaient sorti un album qui contenait la chanson Cuba (1978). Le succès planétaire de ce titre a permis de financer l'ouverture du club. Dans l'album suivant, il y avait un morceau intitulé Baisers Salés (1981), rythmé, latino. Ils s'en sont inspirés.
Comment vous êtes-vous lancée dans la programmation du club ?
J'étais la compagne de Patrick Francfort. Quand il a ouvert le Baiser Salé, je travaillais dans une boîte d'intérim. Quand Patrick partait en tournée, il me demandait de récupérer les caisses, entre autres choses, parce que je travaillais à côté, à Châtelet. En janvier 1984, il n'avait plus de personnel ni de musiciens et il envisageait de fermer. Je lui ai dit que je voulais bien essayer de m'en occuper. Au début, je donnais surtout un coup de main pour l'organisation. Petit à petit, je me suis essayée à la programmation grâce aux musiciens qui venaient me voir pour avoir des dates, parce qu'au départ je n'avais aucun réseau.
Dès lors, la programmation s'est peu à peu structurée...
Oui. J'ai appelé les amis et je les ai invités à venir se produire. J'ai contacté le musicien Passarinho qui était le batteur des Étoiles, duo brésilien qui avait joué trois mois au Baiser Salé. Je lui ai dit : on n'a pas de musiciens, est-ce que tu peux monter quelque chose ? Il a formé un trio avec Jean-Jacques Cinelu (le frère du percussionniste Mino Cinelu) et le chanteur et guitariste uruguayen Pájaro Canzani. Au début, ils ont joué deux mois, puis j'ai auditionné un groupe de jazz-funk et j'ai partagé le mois en deux. Comme il y avait le Sunset juste à côté, les musiciens qui s'y produisaient venaient ensuite chez nous. C'est ainsi qu'Uzeb [groupe de jazz fusion québécois, ndlr], par exemple, est tombé amoureux du Baiser Salé, de la musique qu'on programmait, du son fusion, Antilles, Afrique... Ils ont appelé un de leurs morceaux Baiser Salé. Ils faisaient venir leurs amis. À chaque fois, on me demandait des dates pour jouer, que je donnais sur un coin du bar... On ne faisait pas de promo auprès de la presse à l'époque.
Aviez-vous ensuite des idées précises pour développer le club ?
Franchement, je n'avais pas de plan de carrière. J'avançais au fur et à mesure. Comme on est un tout petit club, j'ai pensé qu'il ne fallait pas chercher à programmer des stars, on n'avait ni la place ni l'argent. Il valait mieux que je fasse de la découverte. Les gens que j'ai programmés n'étaient pas connus mais ils avaient beaucoup de talent. Angélique Kidjo, qui était élève au CIM [école de jazz, ndlr], avait déjà fait un album avec le musicien néerlandais Jasper van't Hof. J'étais au bar à l'époque, elle est venue me voir et elle m'a demandé si elle pouvait jouer au Baiser Salé. Je l'ai auditionnée et je suis tombée à la renverse, tellement elle avait du talent. Dans les années 1990, il y a eu Richard Bona, les frères Belmondo qui étaient également proches du Sunset, le bassiste Étienne Mbappé, un nombre incroyable de groupes et de musiciens qui sont venus créer leur projet ici. On faisait une semaine de concerts, ils jouaient du mardi au dimanche, il y avait quatre sets et ça finissait parfois à 6 heures du matin... Chaque soir, des jams se créaient à partir du troisième set... La décennie 90 a été d'une richesse incroyable ! Ça nous a fait connaître puisqu’aujourd'hui, beaucoup de musiciens qui ont démarré chez nous sont devenus des stars.
Avez-vous connu des périodes de turbulence à cette époque ?
On a eu d'énormes problèmes dans les années 1990. On a dû faire face à une fermeture administrative pendant quatre mois sur l'activité artistique, parce que la salle n'était plus aussi bien insonorisée qu'avant. Le bar est resté ouvert mais il a fallu faire des travaux, repartir à zéro. On avait quand même la chance de se trouver rue des Lombards et d'avoir deux clubs de jazz à côté, le Duc des Lombards à notre gauche et le Sunset à notre droite. C'est grâce à cela qu'on a pu rebondir. Si on avait été tout seuls dans une rue, je ne pense pas qu'on y serait arrivés. Avec Patrick, on n'était pas persuadés qu'on pourrait continuer. J'ai parcouru les administrations culturelles et préfectorales, j'ai sonné à toutes les portes. Il y a des gens qui ont soutenu notre dossier, à la Sacem par exemple. Au printemps 1998, quand on a récupéré nos autorisations, j'ai recommencé à travailler, mais au petit bonheur la chance. On se disait : voilà ce qu'on fait aujourd'hui, on verra demain... Et je ne suis pas loin de vous dire qu'aujourd'hui, je ne travaille peut-être pas comme ça, mais presque... Je me fais disputer par tout le monde parce qu'il faut que je fasse ma programmation plus en avance ! Je les entends ! J'essaye ! Dans ma manière de fonctionner, j'anticipe... mais à court terme ! À trois mois, six mois, pas plus.
Vous avez conservé un côté artisanal...
On est très professionnel en ce qui concerne la réglementation. Concernant l'artistique, je ne choisis pas mes artistes sur internet. Ils m'envoient des liens et je fais mes sélections. Par contre, j'ai toujours très peur de passer à côté de quelque chose parce que je n'aurai pas de place dans ma programmation dans deux ou trois mois... Si vous planifiez tout un an à l'avance, alors vous n'avez plus de place pour ce truc qui me tient à cœur : la découverte. C'est ça qui me nourrit. Tout le temps.
Vous avez bâti ce club et mené vos combats aux côtés de Patrick Francfort. Comment avez-vous surmonté l'épreuve de son décès pour continuer ?
Avec Patrick, on a eu deux enfants. On s'est séparés sur le plan amoureux, mais on ne s'est jamais séparés en termes de famille et de travail. On a toujours continué, jusqu'au bout. Après son décès, j'ai fait des travaux au club. J'ai changé la scène de place. Ce qui est drôle, c'est que pendant des années, Patrick voulait mettre des miroirs sur la scène afin d'agrandir la salle. Et moi, je refusais parce que je pensais que ce serait catastrophique pour le son. Maintenant, il y a des miroirs sur la scène. On a engagé un architecte qui nous a fait des propositions. L'une d'elles consistait à installer les miroirs entre des palettes de bois. J'ai trouvé le résultat incroyable.
Est-ce qu'à un moment, vous avez pensé jeter l'éponge ?
Franchement, non, jamais. J'ai 73 ans et je suis encore incapable de dire si je vais arrêter la semaine prochaine, ou dans un an. Les seules prévisions que je fais sont financières, afin qu'on ne soit pas en galère, c'est tout. Le reste, c'est un truc artistique.
Juliette Armanet, star pop française, a débuté chez vous. Racontez-nous.
Je ne me souvenais pas d'elle. Mais sa tête et sa voix me disaient quelque chose... C'était à l'époque où je faisais des concerts à 20h30 sur la chanson française – mais pas de variétés. Comme il ne se passait rien entre 19h et 22h vu que les concerts débutaient à 22h30, j'ai commencé à programmer de la chanson, un peu jazzy parfois. Juliette s'est produite en piano-voix [en 2007]. On n'avait pas de piano acoustique, elle jouait sur un clavier électrique. J'avais oublié tout ça. Un jour, elle a déclaré à la radio : "Mon premier concert, je l'ai fait au Baiser Salé." Elle m'a appelée, elle est venue. Elle a fait une interview pour TF1 sur la scène, on a discuté et les souvenirs me sont revenus.
Et vous continuez de recevoir des valeurs montantes...
Oui, comme Anthony Jambon, un guitariste incroyable, ou Ralph Lavital qui sera une grande star de la guitare et surtout de la composition et de l'arrangement. Vous avez la famille Abraham, fratrie de musiciens qui ont tous fait des résidences au Baiser Salé. C'est moi qui ai suggéré à Cynthia, la chanteuse, de monter quelque chose à trois. J'étais récemment à New York avec le French Quarter du Paris Jazz Club [dispositif de showcases pour présenter la scène jazz française, ndlr]. Le trompettiste Ludovic Louis, venu avec nous, disait à mon sujet aux gens qu'il rencontrait : c'est elle qui m'a fait confiance, qui m'a fait jouer, la première, dans son club. Longtemps, j'ai été la seule à programmer les musiciens caribéens. Le batteur Arnaud Dolmen a débuté au Baiser Salé à 18 ans. Je l'ai programmé pour les 40 ans du club avec Mario Canonge et d'autres musiciens.
Avez-vous des souvenirs de concerts forts à nous faire partager ?
Beaucoup, comme Ultramarine. Au départ, c'était plus un groupe jazz-rock. Puis le bassiste et le batteur sont partis et Étienne Mbappé (basse) et Mokhtar Samba (batterie) sont arrivés. Ils ont fait plusieurs concerts au Baiser Salé. Un jour, dans la seconde moitié des années 1980, ils devaient rentrer en studio pour enregistrer leur album Dé. Ils ont demandé à jouer au Baiser Salé pendant quinze jours. J'ai programmé quinze dates au début du mois de janvier. On pensait qu'il n'y aurait personne... Or il y avait la queue jusqu'à la boulangerie, et c'est loin ! Ils m'avaient dit qu'ils ne feraient que trois sets par soir afin de ne pas être trop fatigués en studio. Et en fait, chaque nuit, à 5h30 du matin, j'allais leur parler : les gars, on aimerait bien rentrer chez nous... Tous les soirs, j'étais au fond de la salle et j'écoutais. Je me souviens d'un soir où je suis rentrée à la maison, épuisée. Le concert avait été incroyable. Je me suis couchée, je m'en souviens comme si j'y étais, je me suis dit : quand même, ça vaut le coup.
Je pense à un autre concert. Le saxophoniste Guillaume Perret voulait jouer au Baiser Salé et me harcelait ! Il m'envoyait des cassettes, il m'appelait, il m'attendait devant le club... Un jour il m'a dit : mais pourquoi tu ne veux pas me programmer ? En fait, je n'avais pas écouté ses cassettes, j'étais débordée. Il a tellement insisté que j'ai promis de l'écouter. C'était un jazz très punk, agressif. Ça avait l'air vraiment bien. J'ai programmé des dates pour Guillaume et son groupe. Je voulais lui faire plaisir mais je n'étais pas certaine que cette musique allait "éclater" le Baiser Salé... Eh bien, chaque fois qu'il jouait, je ne montais pas systématiquement l'écouter [le bar est au rez-de-chaussée, la scène à l'étage]. Sinon je ne redescendais pas. Je m'asseyais et je ne pensais plus à rien d'autre qu'à l'écouter. Sa musique m'attachait au ciel. Voilà ce qui fait que chaque jour, je continue. Je monte voir les artistes que j'ai programmés, je ne bouge plus et je ne redescends pas tant que la musique n'est pas terminée.
Avez-vous des projets d'évolution du club ?
On mène une réflexion sur le côté artistique. Mon fils Tiss Rodriguez, qui est batteur, est très investi dans le club. On parle beaucoup, il m'aide, il me conseille sur des artistes à écouter. On a des projets de laboratoire, de nous orienter vers un vrai jazz club, dans le but d'aider encore plus les musiciens à créer leur projet artistique. On souhaite accompagner des jeunes comme Nathan Mollet, un pianiste incroyable, et le batteur Mathis Hurion. Ils sont dans l'air du temps, très modernes, un peu hip-hop, électro... Avec Tiss, on réfléchit beaucoup à des moyens de les soutenir plus que ce que l'on fait actuellement.
En développant les résidences d'artistes ?
Oui. Fin 2022, on avait obtenu une aide du CNM [Centre national de la musique, ndlr] dans cet objectif. Jusque-là, j'avais toujours pensé que je ne pouvais pas en faire : le club vit tous les soirs et on n'a qu'une salle. Avec cette subvention, on a pu proposer quatre résidences. La solution, c'était de faire venir les artistes dès le matin à 9 heures afin qu'ils puissent travailler, répéter jusqu'à 16 heures avec un technicien. C'est ce qu'on a envie de faire. Aider les musiciens à travailler non seulement la musique, mais aussi la mise en scène, les lumières... La prochaine étape, ce sera sûrement d'accompagner les artistes dans leurs projets, sans intervenir dans l'artistique ni dans la carrière d'une manière professionnelle. Il s'agit juste de leur donner de l'espace, de la place et du temps.
Qu'est-ce qu'on peut vous souhaiter pour l'avenir ?
J'espère que dans 40 ans, le Baiser Salé sera encore là. Moi, je ne serai pas là mais j'espère que le club va continuer après moi. Mon fils aîné a repris la gérance. Mon fils cadet adore ce club et je pense qu'à terme, il reprendra la programmation. Ces concerts des 40 ans représentent un résumé de ma vie, même s'il y avait tellement de musiciens que je n'ai pas pu appeler tout le monde. En organisant cet anniversaire, je me suis rendu compte que j'avais donné plus de la moitié de ma vie à cet endroit. Mais il me l'a bien rendu !
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