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« Le Mâle entendu » : les confidences sans tabou de trois jazzmen portées par l’écrivaine Nancy Huston

Les musiciens Jean-Philippe Viret, Édouard Ferlet et Fabrice Moreau se sont prêtés à un jeu d’introspection bien particulier : confier à l’écrivaine canadienne des souvenirs intimes, parfois très crus, de leurs jeunes années. « Le Mâle entendu », sorti en CD lundi, est présenté vendredi soir à Paris, au Café de la Danse. Nous avons rencontré le pianiste Édouard Ferlet, producteur du projet.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Édouard Ferlet, Jean-Philippe Viret, Nancy Huston et Fabrice Moreau, les protagonistes du « Mâle entendu »
 (Eric Garault)

Le contrebassiste Jean-Philippe Viret, le pianiste Édouard Ferlet et le batteur Fabrice Moreau forment un trio de jazz réputé (une Victoire du Jazz en 2011), créé par les deux premiers à la fin des années 90 (Moreau a rejoint le groupe il y a environ cinq ans, succédant à Antoine Banville à la batterie). Depuis 2001, le trio a sorti une demi-douzaine d’albums, plus un disque et un DVD parus au Japon.

« Le Mâle entendu » constitue l’association originale des trois musiciens et de l’écrivaine Nancy Huston, elle-même musicienne – elle joue notamment du piano – et affectionnant l’exercice de la lecture publique. Installée en France depuis environ 40 ans, l’auteure du saisissant « Lignes de faille » (2006) a signé en 2012 un essai, « Reflet dans un œil d’homme » (chez Actes Sud), où il est déjà question des conditions masculine et féminine.

Esprits pudibonds s'abstenir...
Dans ce projet alliant jazz, lecture et introspection masculine, Nancy Huston a réalisé la mise en forme, l'enchaînement et le titrage des témoignages de ces Messieurs. Ces textes, elle les défend, elle les vit, avec son accent anglais suave et discret, durant l’essentiel du spectacle, tandis que les auteurs jouent leur musique, improvisent, dans un échange intuitif avec la récitante. Parfois, les rôles permutent... Concernant les textes, esprits pudibonds s’abstenir ! « Le Mâle entendu » aborde de manière très explicite des thèmes comme la masturbation, l’anatomie féminine, les premiers émois, mais aussi le viol, l’identité masculine, la paternité… Ces textes nous confrontent à la sincérité, la vérité et la sensibilité de trois expériences humaines, riches d’enseignements, tant pour les hommes que pour les femmes.

La rencontre
Édouard Ferlet, pianiste et producteur du projet « Le Mâle entendu » par le biais de sa société Mélisse, nous explique les origines du « Mâle entendu ».

- Culturebox : Comment avez-vous connu Nancy Huston ?
- Édouard Ferlet : Tout a commencé lors de la préparation de l’album du trio « Pour » (sorti en 2010, ndlr). Jean-Philippe Viret voulait mettre sur la jaquette du CD une phrase de Nancy Huston extraite de son livre « Prodige » (1999). J’ai fait la demande auprès de l’éditeur, Actes Sud, qui a refusé. Plus tard, j'ai pu entrer en contact avec elle par l’intermédiaire d’amis qui la connaissaient. Elle a accepté notre demande et est venue à un concert de présentation du disque. Cela lui a plu, on a commencé à sympathiser. Par la suite, je l’ai invitée à la maison avec son mari, Tzvetan Todorov, qui est un grand essayiste.

- Comment est né ce projet associant musique et textes – qui plus est ceux de votre trio jazz ?
- Avec Nancy, on a vite commencé à parler de projets communs. Elle a déjà l’habitude des projets musicaux et des lectures. Au départ, Jean-Philippe et moi avons proposé à Nancy une première idée, qu’elle n’a pas retenue. En retour, elle nous a suggéré une autre idée qui a abouti au « Mâle entendu » – le jeu de mots ayant été trouvé par Jean-Philippe. Je crois que c’est le seul projet, ou du moins l’un des seuls, dans lequel Nancy Huston n’intervient pas elle-même comme auteur, mais comme lectrice et comédienne. D’ailleurs, pour éviter toute confusion dans l’esprit du public, avant le spectacle, on précise bien que le texte n’est pas d'elle.

- Les textes ont donc été écrits par vous-même, Jean-Philippe Viret et Fabrice Moreau, sur commande de Nancy Huston ?
- Pas vraiment « écrits », mais « dits ». Tout s’est joué lors des cinq ou six dîners qui ont été organisés chez elle, et auxquels nous avons assisté tous ensemble. Cela explique l’alchimie qui a opéré dans ce projet. Nous étions trois copains, en confiance, qui se connaissent très bien, il n'y avait aucun jugement. Il y a eu une symbiose entre trois hommes –nous en l’occurrence– et cette auteure. Un respect qui n’empêchait pas une fluidité dans le langage, la possibilité de tout dire, parce que Nancy Huston a posé de bonnes questions. Très vite, Jean-Philippe a mis la barre très haut en relatant une anecdote avec un style très ouvert, très libéré.

- Les confidences atteignent en effet un degré d’intimité très élevé !
- Les propos que l’on tient, on ne pourrait même pas les tenir dans une conversation entre copains, ou avec son compagnon… Ces propos ont été un peu poussés, forcés. On s’est dit : « On va tout dévoiler de ces choses intimes. » On n’a pas pensé aux conséquences. On ne savait pas ce que ça allait donner sur scène. On a fait ces dîners en sachant que Nancy est une écrivaine habituée à travailler sur les témoignages. Le lendemain matin, elle avait tout transcrit. On recevait le texte de la veille et quand on le lisait, c’était impressionnant… Quand on parle comme ça, on ne se rend pas compte du niveau d’intimité atteint, c’est un peu l’inconscient qui s’exprime… Bien que les propos aient été tenus par trois copains, on n’est pas tombé dans le côté potache, souvent lourd, des musiciens de jazz ! Mais on a été quand même à la frontière… Nancy n’était pas la seule à poser les questions, nous nous en posions nous-mêmes, il s’agissait de véritables conversations. Nancy nous parlait aussi de choses personnelles.
Édouard Ferlet, Paris, 23 janvier 2013.
 (Annie Yanbékian)
- Entre le temps de ces conversations très libres, et celui de la découverte de leurs transcriptions sur papier, y a-t-il des choses que vous avez préféré renoncer à garder pour le spectacle ?
- Je n'ai pas souhaité apporter de modifications à mes paroles, mais Fabrice et Jean-Philippe -qui a beaucoup travaillé sur les textes, et leur ordre, avec Nancy- ont préféré le faire, à juste titre, sur certaines choses pour lesquelles ils ont réalisé que ce qu'ils avaient dit n'était pas forcément ce qu'ils pensaient au fond d'eux-mêmes.

- En tout cas, il n’est pas précisé dans le disque quel musicien a signé quel texte... J’imagine que c’est délibéré ?
- Oui, c'est fait exprès, ça nous protège un peu... C'est peut-être frustrant pour ceux qui écoutent , mais c'est aussi amusant, surtout pour les personnes qui nous connaissent un peu, d'essayer de découvrir qui est l'auteur de quoi... C'est un petit jeu. En même temps, je me dis que c'est comme dans un roman, où les auteurs mettent parfois des choses autobiographiques et jouent là-dessus, et que le lecteur ne sait pas trop ce qu'il en est vraiment, les choses peuvent avoir été romancées, exagérées... Aux gens de juger. Mais on se rend bien compte que les paroles sont vraiment authentiques.

- Donc à la base de tout ça, il n'y a rien de vraiment écrit, que du verbal...
- En fait non ! Nancy avait oublié de traiter certains sujets, parmi lesquels la colère, un thème vraiment intéressant. La colère des hommes est très différente de celle de la femme, il y a la violence qui entre en jeu... Pour ce thème, Nancy nous a demandé d'écrire quelque chose. Pour moi, c'était une première. On a pris notre temps pour écrire et on lui a envoyé un mail. C'était très intéressant et ça m'a bien plu. C'est la seule partie « écrite » du spectacle.

- Toute cette expérience s'est-elle révélée libératrice ? Ou révélatrice ?
- C'est plus libérateur dans l'écriture que le langage. Comme je l'ai dit, dans le langage, dans le contexte de ces séances où l'on discutait librement, on ne se rendait pas compte de ce qu'on disait. Mais quand on écrit, on réfléchit. Et comme nous étions restés sur cette idée de tout dire, nous avons creusé plus profondément. Cela m'a bien plu d'écrire sur ce sujet, mais je n'ai pas eu de grosse prise de conscience, pas de révélation sur moi-même.
Édouard Ferlet et Nancy Huston.
 (Eric Garault)
- Vous avez eu l'occasion de jouer ce spectacle sur scène à différentes reprises. Comment le public réagit-il ?
- Après le spectacle, quand on écoute les témoignages des gens qui viennent nous parler, se confier, surtout à Nancy, on voit bien que l'impact a été fort. On se rend compte aussi que d'autres personnes sont réticentes, mal à l'aise, parce qu'elles ne veulent pas « lâcher », je pense... Ce sont spécialement des couples qui se retrouvent confrontés à des choses difficiles à entendre. Ces choses sont proches de l'univers de Nancy Huston. Elles les a abordées elles-même dans certains de ses livres. Nous sommes d'ailleurs très honorés lorsqu'elle dit qu'elle a utilisé ce travail avec nous pour écrire « Reflet dans un œil d’homme ».

- Pour la scène, comment avez-vous organisé l'équilibre et l'enchaînement entre le texte d'un côté et la musique tant écrite qu'improvisée, de l'autre ?
- Nancy ne parle pas comme une comédienne, elle garde un naturel qui procure une profondeur et une vérité au texte, mais sonoriser une personne parle doucement sur scène - au moment des confidences - alors qu'il y a de la musique derrière, constitue une difficulté spécifique. Pour moi, Nancy possède une présence très forte. Quand elle parle, elle écoute vraiment la musique, elle est comme une instrumentiste. Elle parle dans les silences. Il y a 80% d'improvisation dans le spectacle. La communication avec Nancy est très forte, par rapport aux espaces, aux moments où elle redémarre, avec la musique... Comme elle est musicienne, on sait très bien qu'elle nous écoute et que si on s'arrête, elle va reprendre exactement à ce moment... Bien sûr, tout n'est pas improvisation. Il y a des moments où on a décidé à l'avance qu'il y aurait un thème de départ, des silences, des points de départ et d'arrivée. Mais sur pas mal de textes, le trio ne fait que de l'improvisation. C'est une première pour nous.

- Nancy Huston étant canadienne, envisagez-vous de présenter ce spectacle dans un pays anglo-saxon ?
- Le projet a en effet été traduit en anglais. On a déjà répété dans cette langue, c'était juste génial ! C'est très différent, et Nancy parle différemment. On a déjà joué au Québec, mais ce serait un grand bonheur de pouvoir présenter le spectacle au Canada anglophone, ou à Londres. Ça donnerait une nouvelle énergie au projet, avant de le clore définitivement.

(propos recueillis mercredi par A.Y.)
> « Le Mâle entendu » en concert à Paris
Vendredi 25 janvier 2013 au Café de la Danse
5, passage Louis Philippe
75011 Paris
Renseignements : 01 47 00 57 59 ou ici

> En concert au Festival Tandem de Nevers
Le 8 février 2013

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