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Le pianiste Éric Legnini au carrefour du jazz, de la pop et de l'Afrique

En 2011, son album "The Vox" lui avait valu une Victoire du jazz. Pour le nouveau disque de son trio, "Sing Twice", le pianiste belge Éric Legnini a invité trois chanteurs, trois univers : l’Anglais Hugh Coltman, la Malienne Mamani Keita et l’Américano-Japonaise Emi Meyer. Un disque captivant, oscillant entre jazz, pop et rythmes africains. Une belle réussite. Nous avons rencontré le jazzman.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Éric Legnini sur scène au London Jazz Festival (12/11/2010)
 (Antonio Pagano / MAXPPP)

Tout prédestinait Éric Legnini à s’amouracher de la voix. D’abord ses origines. Ce fils d’émigrés italiens est né près de Liège -le 20 février 1970- dans un foyer bercé par la musique classique et l’opéra. Sa mère était chanteuse lyrique. Plus tard, son parcours artistique l’a amené à côtoyer le monde de la chanson. Arrivé à Paris il y a vingt ans, il a accompagné Serge Reggiani sur scène, enregistré deux disques (dont un qu’il a produit) avec Liane Foly, travaillé avec Carla Bruni, Calogero, Florent Pagny, Diam’s… Dans un registre plus proche du jazz, il a réalisé en 2004 le dernier disque de Claude Nougaro, "La Note bleue", et accompagné en 2008 le vocaliste brésilien Milton Nascimento dans l’album des frères Belmondo.

Dans le même temps, Éric Legnini s’est illustré dans l’art du trio jazz avec, ces dernières années, l’impeccable tandem formé par Thomas Bramerie (contrebasse) et Franck Agulhon (batterie). Il y a deux ans, il a frappé un grand coup avec l’album "The Vox" dans lequel le timbre grave de l’Américaine Krystle Warren fait des merveilles. Il a remporté une Victoire du jazz, après neuf nominations sans succès pour ses disques instrumentaux. En 2013, après un retour en trio pour l'album "Ballads", le pianiste belge récidive avec un disque judicieusement intitulé "Sing Twice" ("chante à deux fois"), "suite logique" du premier essai, souligne-t-il. Les trois chanteurs invités interviennent sur six des dix morceaux.

La rencontre
Éric Legnini a présenté son disque sur scène le 5 février à Paris, dans un Café de la Danse plein à craquer et ravi, avant de partir en tournée. Rencontre dans un café de l'ouest parisien courant février avec un homme avenant, décontracté, qui a conservé un léger accent wallon.
Éric Legnini
 (Jean-Baptiste Millot)
- Culturebox : Après le succès de "The Vox", "Sing Twice" constitue une nouvelle exploration du travail avec la voix, avec de nouveaux invités dont Hugh Coltman, mais sans Krystle Warren... Que devient-elle ?
- On a beaucoup tourné avec Krystle Warren. Puis elle s’est engagée pour une tournée d’un an avec Rufus Wainwright. Elle m'a recommandé Hugh pour la remplacer sur scène et il a très vite trouvé sa place. J'ai beaucoup aimé travailler avec lui et je pense qu'il a pas mal influé sur l'écriture et le son du nouveau disque. Ce côté affirmé, plus pop, s’explique parce qu'on a vu que ça fonctionnait très bien en concert. Et surtout, Hugh est quelqu'un qui se place extrêmement bien dans le groupe, sans en être le centre, qui le fait sonner, et je suis sensible à ça. Il laisse énormément de place à l'interaction, au jeu. Du coup, on évite le défaut de devenir un groupe de pop pur et dur, sans cette interaction particulière au jazz. Partant de là, j'avais vraiment envie que cette expérience perdure et qu'on continue de travailler avec des chanteurs.
- ... et de vous ouvrir aux musiques du monde !
- Ce mouvement a été amorcé dans "The Vox". En résumé, il y a du jazz, un côté pop folk et une musique africaine, l'afrobeat ou la musique afro, tout simplement, lourdement influencée par de la musique des années 70. Mes références : Fela Kuti, Tony Allen - "No accomodation for Legos", "Jealousy", des disques que j'ai beaucoup écoutés - et les groupes nationaux comme le Rail Band de Bamako. Je pense que le temps et les tournées ont favorisé l'évolution de ma démarche, avec l'impression que ce qui était plutôt folk est devenu franchement pop. Et les allusions à la musique afrobeat dans "The Vox" sont beaucoup plus affirmées dans "Sing Twice".

- Mamani Keita incarne pleinement cette évolution. Comment s'est-elle retrouvée sur ce projet ?
- J'ai l'impression que si j'avais rencontré Mamani plus tôt, "The Vox" aurait déjà eu cette influence. On a fait un festival il y a un an et demi en Belgique, le Festival des Libertés, énormément axé sur les musiques africaines, qui m'a donné une carte blanche. J'ai invité Mamani Keita, que j'avais découverte à travers l'album "Electro Bamako". J'avais le premier disque qu'elle avait fait avec No Format, puis j'ai évidemment découvert "Gagner l'argent français". Mon tourneur et manager a vu Mamani à Bourges et m'a incité à la contacter. La rencontre s'est extrêmement bien passée. J'ai donc essayé de concocter des morceaux pour elle, sur mesure.
- De quoi parlent les chansons "Yan Kadi" et "The Source" ?
- Pour ces deux morceaux, Mamani a écrit des paroles en mambara. "Yan Kadi" signifie en gros "C’est maintenant, et c’est super". "The Source" parle de la mère en tant que matrice et source de vie, d’éducation, d’amour. La chanson évoque la difficulté de donner son amour à sa fille, par rapport à des contextes particuliers, de la difficulté à faire évoluer les gens… Par ce titre anglais, j’ai voulu faire un amalgame avec la source musicale que représente l’Afrique, matrice de beaucoup de courants musicaux forts. "Yan Kadi" n'est pas un vrai morceau afrobeat, c'est un mélange, à la frontière du jazz, parce qu'il y a des solos, de l'interaction, du Fender Rhodes qu'on ne trouve pas tellement dans l'afrobeat - où on utilise beaucoup d'orgue - ainsi que des cuivres, des percussions. Mais j'ai essayé de garder cette vibe afrobeat. Franck Agulhon (le batteur, ndlr) a réalisé un travail formidable. Depuis 2 ou 3 ans, il a assimilé cette musique et arrive parfois à la "jazzifier".
- La troisième invitée du disque est l’Américano-Japonaise Emi Meyer, qui chante sur "Winter Heron", un morceau très pop. Comment l’avez-vous connue ?
- Cela s’est décidé au dernier moment. C’est David Donatien et Yael Naïm, qui sont de bons amis, qui me l’ont fait découvrir. Mon agent a vu Emi sur scène à Tokyo et m’en a parlé. Elle a un côté frais, assez folk, surtout dans ses premiers disques. Mais elle s’oriente de plus en plus vers la pop. J’avais commencé à travailler un morceau pour lequel je n’avais que des bribes. C’est venu en une soirée, je l’ai maquetté, je le lui ai envoyé, elle m’a dit "C’est pas mal !" et a écrit du texte. Tout cela s’est fait quinze jours avant d’entrer en studio.
- Pensez-vous, avec cette association entre votre trio, des voix, ainsi que les cuivres (l’Afro Jazz Beat, le nom global du groupe), avoir trouvé une recette qui vous comble artistiquement ?
- Je n’aime pas le mot "recette", qui implique que vous avez quelque chose qui fonctionne et que vous allez refaire à l’identique…

- Ce n’est pas le cas ici, puisqu’il y a des évolutions, des apports, notables depuis "The Vox"…
- En tout cas, travailler avec de la voix, c’est quelque chose que j’aime vraiment. Cela nous permet de jouer comme on le souhaite, et cela offre une lisibilité du fait même de la présence de la voix, une facilité à accéder à un public. Avec une musique seulement instrumentale, il est plus difficile pour les gens de capter la mélodie. Dès qu'ils entendent une mélodie chantée, ils s’y retrouvent. C’est une question d’éducation et de codes. Les gens sont beaucoup moins habitués à appréhender les codes instrumentaux, et ceux du jazz en l’occurrence. Le recours à la voix me plaît beaucoup, il me permet de prendre des risques et d’amener la musique ailleurs. C’est pourquoi je parle d’un choix politique quand je quitte le côté instrumental pur et dur, la frange forte du jazz. Si vous arrivez à ne pas faire de concession, à faire une musique qui vous ressemble, dans laquelle vous vous reconnaissez, il n’y a aucun souci !
- Donc quelque part, il y a aussi cette idée de vouloir démocratiser un peu le jazz ?
- Là, c’est un mot que j’aime bien ! Parce que j’ai constaté que notre public avait évolué. Il y a toujours des aficionados du jazz qui viennent nous écouter, qui suivent notre parcours. Parfois, ils sont un peu secoués parce que ça devient peut-être trop pop… Mais s’ils continuent de nous écouter, c’est qu’il y a peut-être toujours ce son, ces ingrédients du jazz, des parties improvisées, dans lesquels ils se reconnaissent. Par contre, le public est beaucoup plus jeune que quand on a démarré. Et moi, ça m’intéresse ! Si, de nouveau, les gens s’intéressent au mot "jazz", au jazz qu’il y a derrière cette musique, et commencent à acheter des disques de jazz, grâce à notre contribution, je trouve ça chouette !

- Que répondez-vous aux gens qui vous reprochent éventuellement de faire une musique plus pop que jazz ?
- Si c’est dit avec une bonne vibe, ça me plaît beaucoup. C’est une question de perception de la musique que vous entendez. Si vous ressentez que c’est plus pop, sans capter des détails qui illustrent une manière de jouer, une interaction plus jazz, je trouve ça très bien ! C’est quand ça devient mesquin, avec des remarques du genre "Oui, mais Éric, c’est un jazzman, mais là, ce n’est plus vraiment du jazz", que ça me plaît beaucoup moins. La personne qui dirait ça perdrait l’essence même du jazz, à savoir "la liberté d’expression", comme disait Duke Ellington. Je n’ai pas l’impression de ne pas jouer du jazz quand j’improvise dans ce disque. Les gens ont besoin de vous cataloguer. Alors que le jazz ne devrait figurer dans aucune case, ou alors dans toutes les cases !

(propos recueillis par A.Y.)
> Extraits et dates des concert ici

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