Riccardo Del Fra, le splendide hommage à Chet Baker
Il a joué avec des géants du jazz, de Dizzy Gillespie à Dave Liebman, en passant par Kenny Wheeler ou Lee Konitz. Il s'est aussi frotté à la musique contemporaine. Mais parmi les rencontres les plus marquantes de la carrière de Riccardo Del Fra, né le 20 février 1956 à Rome, le trompettiste et chanteur Chet Baker occupe une place de choix. Il a croisé sa route musicale à Macerata, en Italie, à la fin de l'année 1979. Une collaboration de près de neuf ans a suivi, interrompue par la mort du jazzman américain en 1988.
En 2011, à la demande de Jazz in Marciac, Riccardo Del Fra a conçu et créé sur scène un projet ambitieux en hommage à Chet Baker, incluant une formation orchestrale et des solistes jazz, "My Chet, my song". Le répertoire incluait des standards immortalisés par Chet Baker et des compositions originales, certains titres se trouvant mélangés dans un même arrangement. Le projet s'est mué en quintet avant de connaître, avec un casting remodelé et de nouveaux arrangements, une concrétisation discographique parue le 23 septembre 2014 chez Cristal Records.
- Culturebox : J'imagine que le projet "My Chet, my song" vous tient particulièrement à coeur, au vu de votre parcours aux côtés de Chet Baker.
- Riccardo Del Fra : C'est plus qu'un simple disque pour moi. Il m'est important de le défendre. J'y ai mis beaucoup de choses qui concernent ma vie tout court, pas seulement ma vie musicale.
- Qu'avez-vous mis dans ce disque ?
- "My Chet", c'est ma vision et mon expérience avec Chet. Je n'avais pas envie de faire un exercice de style, un hommage dans lequel on rejoue les morceaux de telle ou telle personnalité. Je l'ai déjà fait, ce n'est pas toujours satisfaisant. "My song", c'est mon chant, dédié à cette mémoire, mais sans nostalgie, et plutôt avec les oreilles et le coeur d'aujourd'hui. Je voulais aussi faire un point par rapport à mon histoire. Avec Chet, j'ai quitté l'Italie, ma famille. Je croyais être un homme fini, j'avais 23 ans, je n'avais rien compris. Je n'ai pas tellement compris davantage aujourd'hui ! Mais je suis un peu plus expérimenté dans certains domaines. Je réalise à quel point ma rencontre avec Chet a été un moment charnière dans ma vie, l'élément déclencheur de beaucoup de choses. J'ai encore envie de rejouer cette musique, mais aussi de la transformer avec l'apport de mes expériences dans d'autres genres musicaux.
- Ce disque représente donc une synthèse de vos expériences.
- J'ai composé un morceau, "Wind on an open book", le vent sur un livre ouvert. Cette image vient d'une expérience réelle, vécue sur une plage ensoleillée de Normandie, avec un petit vent et un livre sur une table devant moi. Je l'avais beaucoup avancé et la plupart des pages étaient du côté gauche, quelques unes encore, côté droit, alors que des pages, au milieu, frétillaient un peu en équilibre sous l'effet du vent. À ce moment, j'ai eu une vision. Le passé se trouve du côté gauche, et on peut le relire au hasard du vent qui nous amène vers des pages en arrière, quand on se remémore des choses. Et il y a les pages à lire - ou à écrire - de l'autre côté. Les pages qui vibrent au milieu représentent le présent. Je n'ai pas de complexe à jouer une mélodie simple. Mais je ne peux plus faire de la même façon ce que je faisais dans le passé. Dans ce sens, je me suis demandé ce que j'étais capable de faire aujourd'hui, d'où le désir d'un orchestre symphonique pour une écriture qui aille dans le sens du timbre, de la masse et du mélange.
- Avec des mélanges entre différents morceaux au sein du disque...
- J'aime bien faire des medleys ! Par exemple, j'ai repris "But not for me", un morceau de George Gershwin dont on peut presque dire qu'il appartenait à Chet. Je l'ai transformé au fur et à mesure de l'arrangement en un autre morceau que j'ai appelé "Oklahoma Kid", le garçon d'Oklahoma qu'il était. Malgré les ombres de vieil Indien sculptées sur son visage, il était resté un jeune homme avec une silhouette juvénile et une certaine naïveté dans sa pensée. J'adorais l'idée de transformer "But not for me" en un morceau dans lequel il s'élevait au-dessus d'un grand canyon... - Après toutes les années passées aux côtés de Chet Baker, est-ce que ce disque représente un ultime hommage avant de laisser ce passé derrière vous ?
- Peut-être. Vous avez raison. Chet est décédé il y a 25 ans. Quand on parle de Chet, on nous demande toujours d'évoquer la drogue, les femmes, la prison... Cela m'a souvent irrité. En décembre, il aurait eu 85 ans. Aujourd'hui, j'ai envie de parler de la poésie de Chet, du rebelle qu'il était quelque part. Même si c'était un rebelle naïf, pas intellectuel. Il aimait simplement la musique, c'était sa priorité. Et c'était un amoureux. Quand il était avec une femme, il était très fidèle, très possessif aussi, un peu extrême pour certaines choses. Mais c'est un homme qui aimait. Et il était tellement heureux de jouer. En club, j'ai vécu des moments parfois difficiles, mais parfois extraordinaires. J'ai envie de garder une image poétique de ce personnage. Il y avait un côté paillettes dans son plan de carrière, mais il y avait tout autre chose. Et il y avait cette fragilité. C'est très précieux pour moi, je ne veux pas l'oublier.
- Qu'avez-vous appris de Chet Baker sur le plan musical ?
- En tant que musicien, j'ai commencé à penser beaucoup au silence dans mes improvisations et dans mon écriture. À l'époque j'écrivais des petites choses, donc c'était très simple. Maintenant c'est un peu plus sophistiqué, mais encore, je ne sais rien. Mais c'est vraiment en jouant avec lui que j'ai commencé à me poser la question du silence et de l'espace. Et aussi, celle du sens de ce qu'on fait. Il faut mettre une certaine épaisseur dans ce qu'on dit, avec parfois de la retenue. Travailler avec une sorte de réactivité à soi-même, rapidité à réagir à ses propres automatismes, ses propres limites. Je n'y suis pas arrivé, mais je cherche ! C'est une attitude qui dépasse les genres musicaux. Quand on joue, il faut raconter une histoire.
- Pouvez-vous nous faire partager un souvenir de Chet ?
- Il y en a tellement... Je me rappelle de dîners avec lui et sa compagne, et moi et ma compagne de l'époque, dans un minuscule appartement que j'avais dans le 11e arrondissement de Paris. C'était des moments de sérénité, de douceur, très brefs, puisqu'après, il y avait beaucoup de stress à cause des voyages, des concerts. J'ai un souvenir en studio. On était en train d'enregistrer un disque. Chet n'était pas en bonne forme et du coup, l'atmosphère était un peu tendue. Chet écrivait des lettres d'amour - qu'il effaçait ensuite - sur des partitions pour Diane, sa dernière compagne, qui était partie. Je me rappelle de ce moment assez intense où je pouvais sentir, au niveau de la vibration dans la pièce, la tristesse de Chet, amoureux mais un peu désespéré. Et naturellement, au moment de jouer, tout cela devenait de la musique.
(Propos recueillis le 1er octobre par A.Y.)
Riccardo Del Fra en concert à Paris
Vendredi 3, samedi 4 octobre 2014 au Sunside, 21H
Riccardo Del Fra : contrebasse
Airelle Besson : trompette
Bruno Ruder : piano
Rémi Fox : saxophone
Ariel Tessier : batterie
Invités : John Ruocco, clarinette (3 octobre), Virxilio Da Silva, guitare (4 octobre)
(une première soirée a eu lieu le jeudi 2 octobre avec le guitariste Philip Catherine)
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