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Thelonious Monk : l'hommage audacieux de Pierrick Pédron

Le premier jouait du piano, le second s’exprime avec un saxophone alto. Un an après le lumineux «Cheerleaders», Pierrick Pédron s’offre une parenthèse ludique en révisant ses classiques, en l'occurrence Thelonious Monk (1917-1982), géant du jazz du XXe siècle. Résultat: un disque, «Kubic’s Monk». Onze morceaux courts, percutants et... sans piano ! Pierrick Pédron nous dit tout sur ce nouvel album.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
De gauche à droite, Pierrick Pédron, Thomas Bramerie, Franck Agulhon et Ambrose Akinmusire
 (Act / Elise Dutartre)

Il fallait oser, Pédron l'a fait. Oser bifurquer d’une trajectoire pertinente qui l’a amené, récemment, à poser les jalons d’une œuvre personnelle et inspirée (« Omry » en 2009, « Cheerleaders » en 2011), pour renouer avec un pilier du bebop... Oser aborder sans claviers le répertoire d’un roi du piano, l’un des musiciens de jazz les plus joués et enregistrés au monde, compositeur de «‘Round Midnight» ou «Blue Monk»...

L’album « Kubic’s Monk » (allusion à un certain cube en vogue dans les années 80... et au cubisme, qui siérait bien à Monk selon le saxophoniste) a été enregistré en trio, par Pierrick Pédron, le contrebassiste Thomas Bramerie et le batteur Franck Agulhon, avec le trompettiste américain Ambrose Akinmusire, invité sur trois morceaux. Salué par la presse, le disque a emballé le saxophoniste vétéran Phil Woods, disciple de Charlie Parker et ancien sideman de Monk. Il est également défendu avec enthousiasme -note sur le CD à l'appui- par Laurent de Wilde, pianiste et écrivain, fin connaisseur du sujet Monk.

La rencontre
Nous avions fait connaissance avec Pierrick Pédron lors de la sortie de « Cheerleaders », il y a plus d'un an. Retrouvailles le 6 décembre à Paris, avant un concert au Duc des Lombards, avec un musicien toujours aussi abordable et attachant. Et rencontre au passage, en fin d'entretien, avec ses complices, Thomas Bramerie et Franck Agulhon.

- Culturebox : Comment décrirais-tu la musique de Thelonious Monk ?
- Pierrick Pédron : J’ai toujours trouvé sa musique à part. Sa grande force, c’est qu’en trois secondes, il est identifiable. Par le son de son piano, ses harmonies, ses compositions. C’est unique. Il ne brille pas par une technique exemplaire, il fait simplement les notes qu’il faut. Il fait vraiment sonner sa musique. Il est considéré comme le roi du jazz dans la mesure où il englobe, pour moi, toute l’histoire du jazz. S’il y avait une définition à donner au mot « jazz », ce serait « Monk ». C’est quoi le jazz ? C’est Thelonious Monk. Ecoute sa musique, tu vas comprendre. Sa musique est intemporelle. Elle pourrait avoir été écrite par un pianiste d’aujourd’hui. Or, elle existe depuis les années 40.

- Monk est très connu pour ses harmonies très particulières...
- Il met beaucoup de tension dans ses accords. J’aime bien ce principe de tension-détente, avec ce côté frottement qui peut gêner, et juste après, « aaaah ! », il y a la libération. Ce côté happy, ludique, où tu as envie de sourire, ce n’est pas mal, quand même ! On ne parle jamais de ça dans la musique. Monk donne envie de sourire à l’écoute des thèmes. Des morceaux comme « We See » sont de véritables bols d’air frais. Même si la vie du mec est très compliquée, certains thèmes comportent ce côté qui donnerait envie de faire écouter sa musique à des enfants de cinq ans. D’ailleurs, il faut que je le fasse, c'est l'âge de mon fils, je le réalise à l'instant ! Pour écouter du jazz, il n’y a pas forcément besoin de se concentrer, de rester sérieux… On peut rire aussi ! Par exemple, Médéric Collignon est un mec qui fait sourire. C’est quand même la classe d’aller voir un type jouer et de rigoler !
Pierrick Pédron le 6 décembre 2012 au Duc des Lombards, à Paris
 (Annie Yanbékian)
- Comment est né le projet de jouer du Monk sans piano ?
- Il y a deux ans, j’ai été invité à faire une « Carte blanche » de deux soirs au Baiser salé (un club de jazz parisien, ndlr), avec la possibilité d'inviter qui je voulais. Il devait y avoir Vincent Artaud (bassiste et arrangeur, ndlr), Philippe Soirat (batteur) et Pierre de Bethmann (piano). Trois jours avant le premier concert, Pierre de Bethmann a un accident de ski, il se casse une épaule. Du coup, pas de pianiste… Je cherche un remplaçant, personne n’est disponible. Vincent me suggère alors de jouer en trio. Ces soirs-là, on ne joue que des standards. On s’est aperçu que c’était vraiment très agréable, qu’il fallait essayer de faire sonner les accords sans instrument polyphonique. Il fallait faire des phrases de manière à ce que l’auditeur puisse entendre ou percevoir les accords qui seraient donc virtuels.

- Un concours de circonstances a donc abouti, deux ans plus tard, à un disque…
- Cela faisait longtemps que Vincent souhaitait enregistrer avec cette structure - saxophone alto, basse, batterie - qui n’est pas très courante. J’en ai parlé à Franck Agulhon (batteur, ndlr) qui a apprécié l’idée. Cela s’est fait à la rigolade. Après « Cheerleaders », je n’avais pas trop réfléchi à ce que j’allais faire. Les gars étaient très motivés pour enregistrer. J’ai contacté le studio pour fixer une date. J’ai prévenu les musiciens : « On va le faire pour rigoler. Mais les gars, il n’y a pas de production, et moi je ne peux pas vous payer. » Ils ont répondu : « On verra ça plus tard, faisons-nous plaisir ! » Vincent Artaud s’est proposé pour être directeur artistique. » Qu’est-ce qu’on allait enregistrer ? À l’époque, je faisais des hommages à Monk, sur scène, avec Laurent de Wilde et Alain Jean-Marie (pianistes de jazz, ndlr). D’où le choix de Monk. J’ai trouvé intéressant d’enregistrer la musique d’un pianiste au sax, plutôt que de faire un truc sur les standards, déjà fait dix milliards de fois, ou un hommage à Charlie Parker…
Dernières balances pour Thomas Bramerie, Pierrick Pédron et Franck Agulhon au Duc des Lombards (6/12/12)
 (Annie Yanbékian)
- Comment s’est passé l’enregistrement ?
- Cela s’est fait en deux séances. Deux fois deux jours, à un ou deux mois d’intervalle. Lors de la première séance, on s’est aperçu que c’était bien ! En entendant les morceaux, notre manager a décidé de les produire. Il a appelé Act, la maison de disques, qui a décidé de les sortir. Du coup, pour la seconde session, on a suggéré d’impliquer un invité prestigieux dans le projet. Le trompettiste Ambrose Akinmusire était dans le coin. Il a fait trois morceaux, et voilà. Cela s’est passé entre potes, easy, comme une bonne répétition, sans se prendre la tête ni problème d’ego. Ce qui me plaît, c’est la fraîcheur de ce disque. Chacun y joue de manière naturelle, sans se forcer, et ça s’entend. Alors que si l’on avait prémédité de faire ce disque, on se serait peut-être mis la pression...

- Comment s’est fait le choix des morceaux, pas franchement les plus connus ?
- J’ai fait quelques recherches parce que je voulais jouer, en effet, des morceaux difficiles, très peu connus. La musique de Monk est très connue, on connaît beaucoup les tubes, or je voulais les éviter. En l’occurrence, à la fin des années 1940, chez Blue Note, Thelonious a enregistré des thèmes très difficiles, dont « Sixteen », « Who knows », « Skippy », qui figurent sur l’album et qui sont des morceaux vraiment pas évidents. Le challenge, c’était de travailler ceux-là.
Le contrebassiste Thomas Bramerie
 (Annie Yanbékian)
- Quel était le morceau, ou l’arrangement, le plus complexe à adapter ?
- On a fait un arrangement très compliqué sur un morceau qui ne figure pas sur l’album, « Epistrophy ». On a fait un truc très dur où il fallait faire appel à la mémoire, noter des trucs, avec des mesures composées. Ce n’était vraiment pas évident, pour un rendu pas extraordinaire. Du coup, j’ai décidé de ne pas le mettre sur le disque. Un autre morceau, « Work », n’a pas été intégré au disque.

- Le principe de onze morceaux courts était-il également un parti pris ?
- C’est ainsi que je le voulais. Un album en trio, sans piano, ce n’est pas ce qu’il y a de plus facile à écouter, alors autant éviter de faire des morceaux interminables. L’idée de faire onze morceaux, c’est justement de passer d’une étape à une autre, sur des petits morceaux qui reflètent un peu l’esprit de la musique de Monk.

- Franck (batteur) et Thomas (contrebassiste), avez-vous quelques souvenirs de studio à nous faire partager ? Pierrick dit que les choses se sont très bien passées…
- Franck Agulhon, l’air sévère : Là, il exagère beaucoup, mais bon… (rires) Au départ, nous avions tous préparé les morceaux. Puis, en studio, avec l’aide de Vincent Artaud, Pierrick, Thomas et moi-même avons réalisé un peu les arrangements en temps réel. Vincent (Artaud) se trouvait dans la cabine d’enregistrement, nous guidait, nous suggérant des idées d’arrangement.
Le batteur Franck Agulhon (6/12/12)
 (Annie Yanbékian)
- Thomas Bramerie : En plus, l’ambiance était agréable, décontractée, puisqu’à l’origine, il n’était pas prévu que l’on fasse un disque. Il n’y avait aucun stress, aucune tension, je pense que ça se ressent dans la musique.

- Franck Agulhon : De ces séances, je garde le souvenir d’une ambiance, un côté un peu magique. Le studio était petit, mais nous étions tous dans la même pièce, et tout marchait ! On essayait des choses, et par la suite, quand on réécoutait, on se disait « Waouh, ça marche ! C’est super ! »

- Thomas Bramerie : Comme les arrangements ont été créés, expérimentés, sur le moment, il faut savoir qu’une fois l’album terminé, pour le jouer sur scène, il a fallu réapprendre tout ce que l’on avait fait pendant les séances d’enregistrement ! De mon côté, j’ai dû relever, en écoutant le disque, ma propre ligne de basse, ayant oublié toutes les notes que j’avais jouées en studio, sur « Think of one », par exemple...

- Pierrick, y-a-t-il de nouveaux projets sur le feu ?
- Pierrick Pédron : Avec mon pote ingé-son Manu (Gallet, ndlr), je commence à travailler, on bricole. Apparemment, on va se diriger vers un truc plus funk, j’aimerais lui donner cette couleur. Mais on ne sait jamais de quoi demain sera fait, ça se trouve, ça va être de la musique d’église !

(propos recueillis par A.Y.)
Pierrick Pédron, "Kubic's Monk" (album sorti le 9 octobre 2012)
 (Act)
> Toutes les dates de concerts de Pierrick Pédron, à commencer par le 12 janvier 2013 à Vincennes, espace Sorano, sont à retrouver ici

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