Victoire de Trump : le désarroi des jazzmen de The Bad Plus
Établi à New York, The Bad Plus, lancé en 2000 par le contrebassiste Reid Anderson, le batteur David King, originaires du Minnesota, et le pianiste Ethan Iverson, originaire du Wisconsin, opère dans une configuration piano-basse-batterie très classique dans le jazz. Mais The Bad Plus est un groupe extraordinaire. La virtuosité des musiciens, leur jeu énergique et nerveux, la modernité de leur approche, la complexité des arrangements qu'il s'agisse de leurs compositions ou des chansons qu'ils aiment reprendre, les propulsent dans une classe à part.
Pour The Bad Plus, le concert du New Morning devait être une célébration du nouvel album "It's hard" ("c'est dur"). Ce titre a pris une résonance prophétique troublante dans le contexte de la victoire inattendue, quelques heures plus tôt, de Donald Trump à la présidentielle américaine, après huit ans de mandat de Barack Obama, le dirigeant qui, indépendamment de son bilan, a fait entrer le jazz à la Maison-Blanche.
Alors, ce mercredi soir, rue des Petites-Écuries, l'atmosphère est pesante, le trio est assommé. Le public composé de nombreux fans s'en doute. Il sait aussi que le monde a basculé dans une nouvelle ère, plongé dans l'inconnu.
"Nous sommes embarrassés, en colère, tristes, confus"
Après deux morceaux, Reed Anderson, l'air accablé, prend la parole, présente ses acolytes en français. Puis, après un bref silence, il se résout à aborder en anglais le sujet que tout le monde attend, tandis qu'Ethan Iverson pianote de tristes notes : "Eh bien... Nous venons de passer une journée très difficile. Elle l'était peut-être aussi pour vous. ["Yes", lancent plusieurs spectateurs] Nous sommes embarrassés, en colère, tristes, confus... Merci d'être présents avec nous ce soir afin que nous puissions partager quelque chose d'autre, à côté de cette incroyable putain de connerie (ndlr : en version originale, "this incredible fucking bullshit"). [acclamations nourries] Nous allons essayer de nous excuser au travers de la musique."À aucun moment, le nom de Donald Trump ne sera mentionné, ni sur scène, ni plus tard dans la loge du New Morning. Pour le moment, les morceaux s'enchaînent avec maestria. The Bad Plus joue tantôt des extraits du nouvel album "It's hard", sorti fin août chez Okeh/Sony, un recueil de reprises, de Kraftwerk à Johnny Cash en passant par Crowded House et Cindy Lauper, tantôt des compositions personnelles. Les regards sont mélancoliques mais le jeu est sûr, la proposition musicale passionnante, et que dire de leur art de s'approprier des chansons entendues mille fois pour en faire quelque chose de nouveau, à force d'en bousculer avec finesse les structures et les harmonies.
Extrait de "Seven minute mind" (Anderson), capté sur smartphone
Après deux rappels, The Bad Plus prend congé d'un public conquis. Demain, le trio poursuivra sa tournée européenne avec la certitude que plus rien ne sera comme avant. Après le concert, dans la petite loge du New Morning, pour Culturebox, les membres de The Bad Plus confient l'ampleur de leur détresse.
La dernière fois que je me suis senti aussi mal, c'était le 11 Septembre"
Reid Anderson
- Culturebox : Votre sentiment en quelques mots après la victoire de Donald Trump ?
- David King : On se sent tous très mal, même physiquement. C'est au-delà du choquant... On éprouve un sentiment de répulsion jusque dans notre corps. La moitié de l'Amérique est en larmes et en état de choc. Personne ne croyait qu'une telle chose pourrait arriver.
- Reid Anderson : La dernière fois que je me suis senti aussi mal, c'était le 11 septembre. Je me rappelle m'être demandé de la même manière : "Mais qu'est-ce qui vient de se passer ?" Je ne pense pas que la comparaison soit trop extrême. Je crois que ce qui se passe aujourd'hui est terrifiant.
- J'imagine que dans le monde du jazz, outre Atlantique, la majorité des gens ressentent la même chose ?
- David King : Je l'espère ! Ça nous montre qu'il y a deux Amériques. Vous n'en connaissez jamais vraiment les facettes jusqu'au moment où vous réalisez qu'un tas de gens vivent les choses totalement différemment de vous, ont leur propre perception, leur expérience, leur vécu, sur lesquels vous ne savez pas grand-chose. Que des gens considèrent ça [le vote pour Trump, ndlr] comme la solution nous laisse sans voix. Et pour être honnête avec vous, pendant les huit ans de mandat de George W. Bush, un satané morceau de merde, quand on accordait des interviews en Europe, on devait constamment répondre à des questions à son sujet. Pendant les huit années suivantes, avec Barack Obama, on nous a laissés tranquilles, c'était génial ! Et voilà que dès le premier putain de jour où ce connard se retrouve élu, on donne une interview et on doit recommencer à parler de toute cette merde ! [le groupe éclate de rire]
- Et ce même jour, vous devez jouer sur scène ! Comment avez-vous surmonté votre désarroi ?
- Reid Anderson : C'était une bonne chose pour nous d'avoir la chance de jouer devant ce public formidable, d'exprimer quelque chose d'autre que la rage, le choc, et de pouvoir nous mettre dans un autre état d'esprit pendant quelques heures.
- La chanson "Don't dream it's over" a pris une nouvelle dimension ce soir. En la traduisant et en la fractionnant, ça donne "Ne rêve pas, c'est fini" ! C'est en tout cas une belle reprise et une belle idée...
- David King : Merci ! Dans un mail, le chanteur Neil Finn nous a confié qu'il appréciait ce que nous avions fait avec sa chanson, et pour nous, c'est formidable. C'était merveilleux d'avoir de ses nouvelles. C'est quelqu'un de vraiment talentueux.
- Quelques mots sur votre disque de reprises. Le choix du répertoire (Peter Gabriel, Prince, TV on the Radio...), les arrangements, relèvent-ils d'un travail collectif ?
- Reid Anderson : Oui. D'abord, on se retrouve avec un certain nombre d'idées de chansons à reprendre, on regarde ce qui marche, c'est un processus assez simple...
- David King : Quand on travaille sur un répertoire rock, Ethan n'apporte pas trop de propositions, il n'a pas une grande expérience de cette musique, et en plus, il a une façon très personnelle de travailler. [Ethan Iverson, "très fatigué" de son propre aveu, passe l'essentiel de l'interview à écouter] Comme je le connais depuis trente ans, je peux parler pour lui sans risque ! Quand on travaille sur des reprises, l'élaboration des arrangements est vraiment collective. Quand on travaille sur du répertoire original, chacun apporte ses compositions, ses partitions.
- Reid Anderson : J'espère que ce ne sera pas interprété de la mauvaise façon, mais j'aime bien écouter ce disque. Je le trouve accessible, amusant. Dans le même temps, si vous voulez l'explorer plus profondément, vous découvrirez beaucoup d'informations. J'en suis très fier.
- Vos morceaux, vos arrangements préférés du nouveau disque ?
- Ethan Iverson : J'aime bien notre travail sur la chanson "Maps" des Yeah Yeah Yeahs.
- David King : Je pense que notre approche de la chanson "Mandy", un succès interprété par Barry Manilow, est assez unique, très personnelle.
La set-list du concert
"Everywhere you turn"(Reid Anderson)
"My friend Metatron (David King)
"Time after time" (Cindy Lauper / Rob Hyman), extrait du nouvel album
"Mint" (Ethan Iverson)
"Don't dream it's over" (Neil Finn, groupe Crowded House), extrait du nouvel album
"Rhinoceros is my profession" (Reid Anderson)
"Epistolary Echoes" (David King)
(Pause)
"Gold Prisms incorporated" (David King)
"Mandy" (Scott English / Richard Kerr, version de Barry Manilow), extrait du nouvel album
"Giant" (Reid Anderson)
"County Seat" (Ethan Iverson)
"The Robots" (Ralf Hutter, Florian Schneider, Karl Bartos, groupe Kraftwerk), extrait du nouvel album
"Seven minute mind" (Reid Anderson)
(rappels)
"I walk the line" (Johnny Cash), extrait du nouvel album, et un autre morceau
(set-list pour l'instant non exhaustive)
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