Le pianiste de légende Ivo Pogorelich entame à la Philharmonie de Paris une tournée française exceptionnelle
Un jour de concert n'est pas un jour comme les autres, mais c'est une même routine qui se met invariablement en route pour aboutir à la concentration finale nécessaire à la performance du soir. Le pianiste Ivo Pogorelich n'échappe pas à la règle, malgré son statut de légende du piano. Il se prépare, dit-il, comme un tennisman : "Je me lève, je me douche, je me rase, je vais au studio, je m'entraîne, puis je reviens à l'hôtel, je mange des pâtes, parce qu'elles libèrent de l'énergie lentement, et je fais la sieste. Ensuite, à nouveau une douche, puis je retourne à la salle de concert, et je réchauffe le piano jusqu'au dernier moment."
Ce matin-là à Paris, une petite pluie fine et un vent frais accompagnent l'artiste. Un pantalon à carreaux verts et blancs, surmonté d'un polo rouge, d'une veste en laine, et d'un bonnet bleu, masque chirurgical sur le visage : dans la rue, sa tenue bariolée détonne. Mais l'homme n'y prête aucune attention. "L'essentiel, explique-t-il, est de garder mon corps au chaud. C'est comme les acrobates ou les danseurs de ballet, ils portent toujours de la laine sur eux. Il ne faut pas que la chaleur sorte."
Une tradition technique qui remonte à Liszt
Dans les bouchons qui l'emmènent à la Philharmonie, il se laisse aller aux confidences et aux rêveries, imaginant les chevaux dans ces rues il y a plus d'un siècle, se reportant sans doute à l'époque dans laquelle ont évolué les compositeurs qu'il affectionne et qu'il est là pour servir. Ce soir, il a choisi une mazurka et la deuxième sonate de Chopin, dont il est l'un des plus grands interprètes vivants. Puis ce sera Sibelius, une valse triste, et les moments musicaux de Schubert, un compositeur qu'il a mis longtemps à découvrir vraiment.
Car la particularité de l'homme, c'est qu'il se donne entièrement. Ainsi, ses enregistrements ne sont pas légion. À l'orée des années 1980, il est devenu brusquement un pianiste star à 22 ans après son élimination du concours Chopin de Varsovie qui avait fait scandale. Une notoriété à laquelle il n'était pas préparé.
Sa gueule d'ange d'alors le propulse à la une des magazines people, les offres de collaborations (par exemple avec Michael Jackson) affluent. Hollywood lui offre de réaliser un biopic sur sa vie. Il refuse tout. Aliza Kezeradze, sa femme et sa professeure de piano, lui a transmis rien de moins qu'une tradition pianistique remontant à Liszt. À son décès, en 1996, Ivo Pogorelich se replie un temps sur lui-même, n'enregistrant plus. Vingt ans plus tard, la star des années 1980 est devenue l'un des plus grands noms de l'histoire du piano : exigeant, à la limite de l'intransigeance dans la recherche d'un son toujours plus juste et calibré au centième de secondes près.
Certains critiques n'apprécient pas, y décelant des interprétations qui défient le bon sens pianistique. D'autres, comme la pianiste argentine Martha Argerich qui a tout de suite compris l'esprit du piano qui habitait Ivo Pogorelich, reconnaissent le génie.
Fin de matinée, le virtuose bariolé découvre les extérieurs de la Philharmonie de Paris pour la première fois et s'en amuse : "C'est grâce à vous, d'ordinaire, je passe par-derrière, l'entrée des artistes. C'est intéressant de voir par où le public arrive. C'est une architecture très impressionnante et inhabituelle, qui fait penser au musée de Bilbao, avec ses formes fluides très personnelles."
La qualité, la couleur et l'intensité du son
Puis, c'est la rencontre avec le piano, un Steinway provenant des ateliers de haute couture pianistique de Hambourg, qui n'a servi qu'une dizaine de fois. Tout doucement, pendant que l'agitation continue en sourdine autour de lui, l'homme plonge ses doigts sur le clavier, tend l'oreille, et se met dans sa bulle. Tempi très lents, très doux, comme pour apprivoiser un animal.
André Furno, le producteur de la série Piano 4 étoiles qui a insisté pour qu'il vienne jouer à la Philharmonie, a l'œil du connaisseur qui frise non loin de là : "Rendez-vous compte, ils ne sont que très peu de pianistes de cette trempe, à avoir cette culture du son. Il avait un grand ancêtre qui est aujourd'hui décédé, c'était Arturo Michelangeli. La vraie virtuosité consiste certainement à maîtriser des octaves toutes plus cinglantes les unes que les autres, mais c'est aussi et surtout la qualité du son, la couleur du son, l'intensité du son." Toutes qualités qu'il reconnaît à l'homme au bonnet bleu qui continue, imperturbable, son entraînement derrière nous.
À quelques mètres de là, sur la grande scène, l'Orchestre de Paris est en répétition. Pendant la pause, nous suivons Ivo Pogorelich, qui mémorise une première fois le chemin qu'il empruntera le soir pour aller sur scène. Au milieu des quelques musiciens qui répètent encore des mesures de leur partition, il jauge la salle, dans laquelle il a déjà joué l'an dernier à la même époque : "La particularité de cet endroit, c'est une certaine intimité avec le public. On ne l'attendrait pas forcément d'une si grande salle. Or, si vous regardez bien, vous voyez qu'elle n'est pas très profonde, le public est vraiment proche. C'est très intéressant. Je pense que c'est bien pour les Parisiens d'avoir un tel lieu où ils peuvent venir écouter des concerts classiques de haute qualité."
Le moment de repos est venu, nous nous donnons rendez-vous à son retour, en fin d'après-midi, sur cette même scène. Cette fois, le Steinway a été installé, il faut régler les lumières, selon une alchimie tout aussi particulière que le son. Puis la bulle se reforme. Polo rouge, bonnet bleu, et masque sur le visage. Tout doucement à nouveau, les longs doigts d'Ivo Pogorelich se remettent à apprivoiser les touches, l'attention au son est extrême, l'entourage est de trop.
Tout à sa préparation, l'homme ne s'aperçoit pas que, déjà, le public entre dans la salle. Imperturbable, il fait corps avec l'instrument comme si plus rien d'autre autour n'existait. Puis, à 19h50, il s'éclipse, alors que le volume sonore de la salle est déjà en sourdine, comme suspendu. Certains l'ont reconnu, d'autres pas encore.
Il est 20h03, en redingote noire, la silhouette imposante sort de la loge, alors qu'en coulisses, les techniciens ont lancé les annonces de rigueur. La porte de la scène s'ouvre sur le halo de lumière entourant le piano.
Un festival de cristal
Ce soir a beau être un concert comme un autre, avec Ivo Pogorelich, ce n'est jamais le même, et on est toujours aussi surpris. À peine l'homme assis, ses doigts se détendent sur le clavier comme deux araignées géantes, tour à tour caressantes et ondoyantes autour des touches. Un festival de cristal se met en place. Plus le temps passe, plus nous avons l'impression de nous déplacer dans un magasin de porcelaine. On ne reconnaît pas la marche funèbre de la sonate de Chopin, qu'il joue ce soir avec une douceur et une lenteur inhabituelle. Le sommet est atteint avec Schubert, dont les notes se détachent avec une infinie délicatesse, alors que le silence est enfin à son comble. Le visage d'Ivo Pogorelich s'est peu à peu animé, il ne peut contenir ses expressions, comme s'il communiait avec la magie des notes qu'il nous offre.
Après le concert, l'homme s'enferme un long moment dans sa loge. Un instant de quasi-recueillement pour revenir à lui. Lorsqu'il en ressort, c'est avec un grand sourire, et des remerciements qu'il nous adresse. Nous tentons de lui demander si l'ange de la musique s'est posé sur son épaule ce soir, comme le dit une légende du théâtre Colon de Buenos Aires… Il part, dans un grand éclat de rire.
Récital Chopin, Sibelius et Schubert
Ivo Pogorelich, piano
Tournée française 2024 :
Mercredi 13 novembre à 20h30 : Bourges, théâtre Saint Bonnet, 1 boulevard Georges Clemenceau
Jeudi 14 novembre : Angoulême, théâtre d'Angoulême, Scène nationale, dans le cadre du festival Piano en Valois
Lundi 18 novembre : Marseille, théâtre national La Criée
Mercredi 20 novembre : Bordeaux, Opéra national, dans le cadre du festival L'Esprit du piano
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