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Récit franceinfo "Il est enfin admis dans la cour des grands" : 12 décembre 1960, le jour où Charles Aznavour est propulsé "en haut de l'affiche"

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Le chanteur Charles Aznavour se produit à Paris sur la scène de l'Alhambra où il a fait une rentrée triomphale le 13 décembre 1960.  (AFP)

A L'Alhambra, l'artiste interprétait pour la première fois sur scène cette chanson qui allait devenir un de ses plus grands succès.

Un silence qui dure une éternité. Une salve d'applaudissements qui vaut consécration. Ce 12 décembre 1960, sur la scène de l'Alhambra, Charles Aznavour se sait enfin reconnu, comme auteur et comme interprète, par le Tout-Paris qui fait l'opinion. Alors que le chanteur est mort lundi 1er octobre, retour sur une soirée particulière devenue un des mythes de la variété française. 

Ce lundi-là, Charles Aznavour, qui connaît aussi bien l'Alhambra (où il s'est produit quatre ans plus tôt) que l'Olympia (où il a été tête d'affiche en 1958), arrive tôt rue de Malte. Dans quelques heures, il doit séduire sur scène le public très particulier de la générale : les critiques à la dent dure, qui raillent son manque de coffre et voient en lui un parolier compositeur, et non un interprète. A leurs yeux, il est surtout un artisan tout juste bon à fournir ses ritournelles à succès aux vraies stars du music-hall que sont Gilbert Bécaud ou les Compagnons de la chanson.

Trenet, Cocteau, Truffaut et Duke Ellington aux premiers rangs

Mais, pour convaincre, le cadre est idéal, car il se prête aux chorégraphies audacieuses : "A deux pas de la République, l'Alhambra était une très belle salle, avec une scène bien plus grande que celle de l’Olympia", se souvient, à 85 ans, l'ancien directeur de l'Olympia Jean-Michel Boris, qui regrette la disparition de ce lieu magique, "transformé en parking" aujourd'hui. 

Présent dans la salle ce 12 décembre, il surveille d'un œil attentif "la programmation offensive de cette salle concurrente ", qui peut accueillir 500 spectateurs de plus que la sienne (2 000 à l'Olympia). "Et ce soir-là, se remémore-t-il, tout le monde a été emballé par ce qui se passait".

La façade de l'Alhambra, photographiée le 24 octobre 1960. (INA)

Le chanteur, pour l'instant, se concentre après avoir vérifié les derniers détails. Avant le spectacle, il "prend ses aises" dans sa loge où il a installé "un poste radio, un téléviseur, un pick-up [tourne-disque] et un piano droit", décrit l'ancien journaliste du Monde Robert Belleret dans une biographie fouillée du chanteur (Vies et légendes de Charles Aznavour, éd. L'Archipel, 2018). Et s'il veut se donner du courage, le chanteur peut contempler, punaisés "autour du miroir de maquillage, les télégrammes de nombreux amis : Yves Montand et Simone Signoret, les Compagnons de la chanson, Jacqueline François". 

L'assistance est tout aussi célèbre. Pour ce soir de générale où se pressent journalistes et célébrités, son producteur, Eddie Barclay, a mis les petits plats dans les grands, distribué des 45 tours à la presse et soigné ses invitations.

Dans les premiers rangs, on remarque les cinéastes Cayatte, Truffaut, La Patellière et Carné, les jazzmen Duke Ellington et Louis Armstrong, l’ambassadeur plénipotentiaire d’URSS, Sergueï Vinogradov, Colette Renard, Dalida, Andréa Parisy, Lucienne Boyer, Louis Jourdan, Maurice Ronet.

Robert Belleret

dans "Vies et légendes de Charles Aznavour"

Ont également répondu présents le chantre de la Route nationale 7, Charles Trenet, et le père des Enfants terribles, Jean Cocteau. Les sourcils en accent circonflexe et le sourire flottant, Charles Aznavour sera immortalisé aux côtés de ces deux gloires de la scène française.

L'écrivain et peintre Jean Cocteau ainsi que le chanteur Charles Trenet félicitent Charles Aznavour après sa rentrée triomphale à l'Alhambra, à Paris, le 12 décembre 1960. (UPI / AFP)

"Aznavour joue encore en deuxième division"

Toc, toc, toc ... Le rideau va-t-il enfin se lever ? Dans Le Monde, Claude Sarraute ronchonne contre les paparazzis et photographes de tout poil qui "retardent d'une bonne demi-heure" l'entrée des artistes en mitraillant "à loisir les trois ou quatre vedettes – toujours les mêmes – dont la présence est, paraît-il, indispensable au lancement d'un nouveau programme".  

Les lumières s'éteignent et le silence finit par se faire. Clou du spectacle, Charles Aznavour ne passera qu'en seconde partie. La première partie, égrène la jeune critique du Monde, s'ouvre sur Boby Lapointe, "l'auteur cocasse et farfelu" d'Avanie et Framboise. Comme Aznavour, le chanteur à calembours jouait dans Tirez sur le pianiste, le film de François Truffaut sorti quinze jours plus tôt. Le show-biz les réunit à nouveau sur une même affiche.

Lui succèdent sur les planches "les Trois Horaces, qui excellent dans le mime",  selon la journaliste du Monde. Puis arrive la ravissante Jacqueline Boyer et son "filet de voix". Etrillé par la chroniqueuse, ce "produit fabriqué en studio et lancé sur le marché à grand renfort de publicité" a toutefois remporté, en mars de cette année-là, l'Eurovision (avec Tom Pillibi). 

Voilà pour la mise en bouche. Mais, passé l'entracte, les plumes acérées guettent  avec gourmandise le plat de résistance : la performance d'un Aznavour enfin accepté dans l'écurie Barclay. "Eddie Barclay avait longtemps refusé de le prendre, explique Bertrand Dicale, journaliste spécialiste dans la chanson française. Il a mis des années avant d’être convaincu". Ce soir-là, le producteur mise gros.

Eddie Barclay avait pris un risque en faisant venir le Tout-Paris des Premières, qui ne croyait pas en Aznavour comme artiste complet auteur-compositeur interprète".

Bertrand Dicale

à franceinfo

Certes, le chanteur fluet en chemise blanche et costume sombre s'est déjà fait un nom avec quelques tubes comme Sur ma vie (1955), Sa jeunesse (1956), ou Ay ! Mourir pour toi (1957). Mais, il gagne surtout sa vie en écrivant pour les autres. "Aznavour joue encore en deuxième division, résume Bertrand Dicale. Comme le disait Sacha Guitry : 'Il n'y avait que le public qui l'aimait'. Pour beaucoup, il était un tâcheron qui avait eu la chance de voir ses chansons interprétées par Edith Piaf (Plus bleu que tes yeux), Marcel Amont ou Patachou". 

"Je ne vois que des visages que je trouve hostiles"

Imperceptiblement, pourtant, l'image d'Aznavour change. Fréquents au début des années 1950, les quolibets sur sa "petite" taille (1,61 m), son physique et son absence de voix s'estompent. Et cèdent, parfois, la place à d'authentiques panégyriques. "Charles Aznavour, c'est ce qu'il y a eu de plus important depuis la guerre (...) dans le domaine de la chanson", assène ainsi Claude Sarraute, dès 1958, dans Le Monde. 

Elle n'est pas dupe, pour autant, de ses artifices de "petit chose" "Bi-millionnaire du disque, ce nouveau riche de la chanson française se présente sur scène – aujourd'hui celle de l'Alhambra – en petit costume d'alpaga, le teint blême, l'œil cerne, le genou moins tremblant qu'autrefois. On l'acclame, on lui tend les bras. Lui salue bien bas avec le sourire las d'un enfant du siècle ...". 

Le "bi-millionnaire du disque" a-t-il un trac particulier, ce 12 décembre au soir, devant les critiques les plus acerbes de la capitale ? Il en entretiendra la légende :

Mes bouées de sauvetage sont mes amis, éparpillés dans la salle. Je regarde le premier rang et je ne vois que des visages inconnus que je trouve hostiles

Charles Aznavour

cité dans "Aznavour, non, je n'ai rien oublié" de Raoul Bellaiche

Le récital entamé, la peur s'accentue : le chanteur peine à convaincre un public qu'il trouve "froid""A la cinquième chanson, retrace Raoul Bellaiche, Aznavour sent bien qu’il se passe quelque chose ou plutôt qu'il ne se passe rien, malgré une orchestration 'excellente' [d'une trentaine de musiciens, dirigés par Paul Mauriat], et  des 'éclairages qui sortent de l’ordinaire. Ça ne marche pas'." L'interprète sort alors de sa manche "son dernier atout" : "Je m'voyais déjà, qui raconte l'histoire d'un artiste raté". Ce futur tube, écrit quelques mois plus tôt, et refusé par Yves Montand, selon Robert Belleret, il va l'interpréter pour la première fois à l'Alhambra, à l'aide d'une scénographie qui retourne le public.

"Il part en coulisses, dans le noir, et il revient sur scène en chemise, col ouvert"

 "A la fin de la chanson précédente, enchaîne Robert Belleret, Aznavour part en coulisses, dans le noir, et il revient sur scène en chemise, col ouvert. Avec sur les bras, sa cravate, sa veste et ses boutons de manchette dans la poche. Puis il attaque : 'A dix-huit ans j'ai quitté ma province  / Bien décidé à empoigner la vie  / Le cœur léger et le bagage mince / J'étais certain de conquérir Paris'". 

Il teste alors le jeu de scène qu'il va répéter durant cinquante ans. "Pendant qu'il chante, continue le journaliste, il s'habille, noue sa cravate, puis, complètement habillé, il tourne le dos au public". 

C'est plein feu sur lui, qui fait face à un trou noir, non éclairé, comme celui de la salle où se trouve le public. C’est une idée formidable, un coup de génie. Silence dans la salle, il s’est dit 'c’est foutu'. Mais non c’était du saisissement, du pur bonheur".

Robert Belleret, biographe d'Aznavour

à franceinfo

"A la fin de la prestation, déclarera Aznavour, les projecteurs sont braqués sur le public. Aucun applaudissement. En coulisses, j'étais prêt à abandonner le métier. Retournant saluer une dernière fois, je vois la salle de l'Alhambra, le public debout sous un tonnerre d’applaudissements. C'est un triomphe. Enfin, à 36 ans".

Il a gagné. Mais quoi exactement "Je soupçonne certains journalistes, sur le coup, de surévaluer leur émotion pour reconnaître qu'ils se sont trompés, sourit Bertrand Dicale. Ce qui est rare, ce soir-là, et ce qui a marqué les esprits, c'est l'ovation debout, au milieu d'un concert, un soir de générale. A l'époque, les professionnels n'applaudissent pas. Ce sont les payants qui applaudissent".

"Ce fut un délire"

Conquise, la presse vibre à l'unisson. Dans son compte-rendu, Claude Sarraute salue "ces couplets que l'on peut fredonner sans honte", "à la Brassens, à la Trenet". "Ce fut un délire. On lui criait de tous les coins de la salle les titres de chansons qu'on voulait entendre… ", s'enflamme alors Paris-Presse. Certes, Le Figaro s'autorise une perfidie sur "le moulin à poivre qui sert de gosier" au chanteur, mais il loue les "évocations vivantes" de ce tour de chant, où figure au premier chef l'inoubliable artiste aigri de Je m'voyais déjà  . 

Même s'il était évident qu’il était déjà une vedette considérable, avant de devenir une vedette mondiale, il est enfin admis par tous dans la cour des grands.

Jean-Michel Boris (ancien directeur de l'Olympia)

à franceinfo

"Comble de félicité, détaille Robert Belleret, dans ses souvenirs, le chanteur évoque son coup de foudre, en coulisse, pour 'une jeune fille rose, charmante et ravissante' de 16 ou 17 ans". Cette fille d'un officier de cavalerie, "très nettement mineure", quittera "sa famille pour partager la vie de l'artiste, plutôt cavaleur, pendant plusieurs mois", ajoute-t-il.

A l'Alhambra où il va faire salle comble pendant trois semaines, le succès ne se dément pas. "Si on veut être méchant, on reprendra la phrase célèbre : 'la réputation, ça se fait à l'Olympia, le pognon, ça se fait à l'Alhambra', analyse Bertrand Dicale. D'autant que l’Alhambra avait des programmations de dingues, avec des spectacles qui duraient plus longtemps qu'à l'Olympia et une capacité d'accueil supérieure".

A la télé, le phénomène est tel que le magazine Cinq colonnes à la Une consacre, moins d'un mois plus tard, un reportage au "petit Arménien pauvre"  qui a fait fortune malgré son "physique", son "absence de voix" et sa "difficulté" à écrire des partitions. "Ça vous étonne, votre réussite matérielle ?" lui demandera le journaliste. Comment serait-il étonné ? ll l'avait prévu, et même clamé à tout vent : "Je m'voyais déjà adulé et riche / Signant mes photos aux admirateurs qui se bousculaient". 

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