Abaji, des racines et des airs
Abaji - c'est son vrai nom de famille - est né à Beyrouth le 19 août 1958 d'un père arméno-grec de Smyrne et d'une mère arméno-syrienne d'Istanbul. Sa famille baignant dans la musique depuis des générations, il a étudié plusieurs instruments : la guitare abordée à 11 ans, puis la clarinette, les percussions, l'oud, le bouzouki, de multiples flûtes ramenées de ses voyages… Abaji, par ailleurs fan de Bob Dylan, ne s'est pourtant pas tout de suite consacré à la musique. Après avoir quitté à 17 ans son Liban natal en guerre, à son arrivée en France, il s'est d'abord passionné pour les médecines chinoises.
Rattrapé par la tradition familiale, encouragé par sa rencontre avec le compositeur Gabriel Yared qui a écouté ses premières maquettes, Abaji sort son premier album, "Paris-Beyrouth", en 1996. Par la suite, il composera aussi pour le cinéma et la télévision.
En 2009, Abaji produit son cinquième album, "Origine Orients", dont il a enregistré les titres en une prise et dans les cinq langues familiales (arabe, arménien, grec, turc, français). Il part en tournée à travers le monde et retourne au Liban pour la première fois depuis 1976. Il découvrira enfin deux pays essentiels de ses ancêtres : l'Arménie et la Turquie.
Lors de son voyage en Arménie durant l'été 2014, il enregistre de la musique avec le joueur de duduk Vardan Grigoryan, qui figurera sur "Route&Roots". De retour à Paris, il travaille avec Mahmut Demir, musicien kurde et turc, joueur de kabak kemané, un genre de viole. Complétant l'inspiration apportée par ses récents voyages, ces deux collaborations s'inscrivent dans la création de "Route&Roots", passionnant voyage musical, humain et poètique.
- Culturebox : Comment aimeriez-vous présenter votre travail à des gens qui ne vous connaissent pas ?
- Abaji : J'aimerais leur dire que ma musique, c'est comme un dessert libanais, oriental, avec un thé. Tout le monde peut goûter à cela. Ma musique est faite pour accompagner ce moment. Après, bien sûr, chacun peut rentrer plus en profondeur dans ma musique avec ses connaissances. Mais dans nos régions, le thé, c'est la clé. Je ne peux pas fonctionner autrement que comme ça, partout où je vais dans le monde. À chaque fois qu'il se passe un moment unique, c'est par le biais d'une rencontre, le fait de boire du thé ensemble, et ensuite, la musique nous relie.
- "Route&Roots", c'est un authentique carnet de voyage ?
- Exactement. Je compose et j'enregistre tous les jours. Dans mes disques durs, j'ai des dizaines de musiques qui voient parfois le jour dans des musiques de films ou qui attendent dans mon ordinateur. Cette fois, j'ai enregistré énormément de choses en Arménie, en Turquie, en Inde... J'ai ramené soixante morceaux, j'en ai gardé dix-sept pour "Route&Roots", j'ai de la matière pour faire une suite si j'en ai envie. En Arménie, j'ai rencontré le musicien Vardan Grigoryan à la suite de circonstances incroyables. Je ne connaissais personne là-bas, hormis un passionné de musique qui fabrique des instruments et que j'avais connu par le biais de Facebook. Il m'a fait rencontrer Vardan Grigoryan et j'ai enregistré de la musique avec lui - dont un disque qui n'est pas encore sorti - dans le salon du bed and breakfast où je séjournais ! Avec un petit ordinateur, de bons micros et mes oreilles !
- Comment composez-vous ? Vous expliquez que vous avez une "image sonore" en tête. Est-ce qu'à travers cette image sonore, vous entendez déjà un instrument, ou plusieurs ?
- Tout à fait. Quand j'ai une idée, une image, elle est quasiment complète dans ma tête. Je tourne autour de cette image à travers mes instruments. Quand je n'entends qu'un seul instrument, c'est plus facile car je vois directement l'image qui aboutira à l'existence du morceau. Enregistrer le morceau, ce n'est qu'une petite partie du processus. Ensuite, il faut le laisser décanter de façon à ce qu'il puisse raconter ce qu'il doit raconter. C'est moi qui vais mixer, masteriser, de manière à donner une histoire complète à l'album, d'un morceau à l'autre. Je suis vraiment l'artisan de A à Z.
- Vous jouez d'un grand nombre d'instruments, et notamment sur le disque !
- Je possède près de 400 instruments. J'aurai été très chanceux dans ma vie. Les instruments viennent à moi et m'apprennent comment les jouer. Je n'ai pris que très peu de cours. Par contre, j'ai énormément écouté et regardé les musiciens.
- Comment vous êtes-vous senti quand vous avez revu le Liban après 33 ans ?
- Comme si je l'avais quitté la veille. Ça ne m'a rien fait d'exceptionnel. Parfois j'ai honte de le dire ! J'étais content mais je n'ai pas ressenti de trouble, d'émotion énorme. J'ai retrouvé ma rue qui n'a pas changé, mon lycée juste en face... Ce qui était très plaisant, c'était surtout de revoir les amis. Je suis beaucoup plus lié à l'humain qu'aux bâtiments, aux lieux. Et je suis beaucoup plus ému quand je rencontre des êtres humains et quand je joue avec des musiciens pour la première fois. Dans ma carrière, j'ai joué avec des Zoulous, des Indiens du Mexique, des Pakistanais... Il faut que ça passe par la musique pour que ça atteigne l'émotion la plus profonde en moi.
- Comment se fait-il que vous n'ayez découvert l'Arménie, la terre de vos ancêtres, qu'en 2014 ?
- Chaque chose en son temps. De la même façon, j'ai attendu 33 ans pour revenir au Liban. Et je n'ai également découvert la Turquie, d'où venaient mes parents, qu'en 2014, alors que j'aurais pu y aller bien avant. Pour moi, le temps est élastique. Mes besoins affectifs ne passent que par la musique. Je ne vais pas là-bas pour retrouver une chose originelle, j'y vais parce que mon mental de musique me dit : "Tiens, là, c'est le moment." Quand un projet de musique se forme dans ma tête, tout à coup, les pièces dont j'ai besoin pour le réaliser se mettent en place.
- Comment s'est passé votre premier voyage en Turquie ?
- C'était très étonnant parce que j'ai rencontré plein de gens à Izmir, c'est-à-dire Smyrne, où mon père est né. Là-bas, J'y ai beaucoup apprécié les gens qui sont plutôt kémalistes, alors qu'à Istanbul, ville natale de ma mère, la population est beaucoup plus sensible à Erdogan. Mais je ne ressens qu'à travers la musique. Quand je rencontre des gens par ce biais, je suis heureux, qu'ils soient de n'importe quel pays, n'importe quelle religion. La musique nous relie. Je pense que c'est le seul moyen qu'il nous reste pour symboliser une rencontre potentielle entre deux ethnies qui se sont disputées. Mon chemin est là.
- Des rencontres avec des êtres humains, des musiciens, des instruments, des cultures. C'est tout le propos votre album, finalement.
- Mon bonheur, c'est de faire cette route pour mes yeux et mes oreilles pendant mon parcours, et pour l'offrir ensuite aux autres. Je m'enrichis de toutes ces rencontres dans tous ces pays et quand j'arrive à un endroit, je rediffuse toute la beauté que j'ai pu récupérer. Pour moi, c'est le rôle des artistes de recueillir des bouts de beauté du monde et de les offrir aux gens pour leur rappeler leur humanité.
Abaji en concert à Paris
Samedi 9 avril 2016, 20H, au Pan Piper
2-4, impasse Lamier, 11e
Tél : 01 40 09 41 30
Invités : Artyom Minasyan (duduk), Mahmut Demir (kabak kemane), Nawal Raad (danse d'Orient), Gülay Hacer Toruk (chant), Cangül Kanat (Baglama)
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