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Bratsch en toute liberté

À partir de ce mardi soir, et jusqu'à dimanche, le groupe Bratsch, pionnier de la world music, fête quelque quarante ans d'existence sur la scène de L'Européen, à Paris, avant une tournée qui doit passer en province et en Allemagne. L'occasion de rappeler qu'une belle anthologie est sortie en novembre. Deux membres du groupe, Dan Gharibian et Nano Peylet, nous confient leurs souvenirs sans détour.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 15min
François Castiello, Théo Girard, Bruno Girard, Dan Gharibian, Nano Peylet : le groupe Bratsch
 (François Junot)

Si le groupe Bratsch ne s'est trouvé un nom qu'en 1973, il existait déjà deux ans plus tôt, à la suite d'une rencontre estivale à Saint-Georges-de-Didonne, près de Royan, en Charente-Maritime. Son répertoire ? Un métissage de musiques aux influences puisant du côté de l'Europe centrale, de l'Arménie, de la Grèce, de France et d'ailleurs, entre chanson, titres instrumentaux et jazz. Son secret ? Un fonctionnement collectif, sans leader, où la concertation est reine.

Au fil des ans, si certains membres fondateurs sont partis, le groupe existe toujours, aguerri par plus de 2000 concerts, 30 pays visités, et riche d'une discographie avoisinnant les vingt albums, soit quelque 250 morceaux enregistrés. Aujourd'hui, Bratsch réunit deux "historiques", Dan Gharibian (guitare), Bruno Girard (violon), deux recrues de 1985, Nano Peylet (clarinette, la touche jazz et klezmer du groupe), François Castiello (accordéon, la touche musette), et le cadet de la troupe, Théo Girard (contrebasse), le fils de Bruno. Bratsch : flashbacks d'avant scène
Vendredi 31 janvier 2014. À quatre jours de la première à L'Européen, petite conversation avec Dan Gharibian, guitariste et cofondateur de Bratsch, et Nano Peylet, clarinettiste et jazzman qui a rejoint le groupe en 1985. Deux hommes simples, décontractés et malicieux, aux antipodes du star system.

- Culturebox : Si vous deviez résumer l’état d’esprit de Bratsch ?

- Dan Gharibian : L’état d’esprit, c’est le partage de tout, depuis 40 ans. Si on est toujours ensemble, c’est que c’est magique. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Il n’y en a pas un qui gagne plus que l’autre, tout le monde écrit, tout le monde a le droit de chanter, de faire ses morceaux. On présente et défend chaque morceau devant le public et on voit comment il réagit. Si ça ne marche pas, on l’enlève, mais on l’aura défendu. On marche tous dans le même sens. Et Bratsch a toujours été la priorité, même si chacun avait d'autres projets.
Nano Peylet et Dan Gharibian, de Bratsch, à Paris le 31 janvier 2014
 (Annie Yanbékian)
- D'autres mots-clés pour décrire le groupe ?
- Dan : Le plus important, c’est la liberté. La liberté de faire ce qu’on veut. Cela explique qu’on ait tenu jusqu’à aujourd’hui. On a tout fait pour rester libres. On a toujours tout produit nous-mêmes. Il y a aussi la démocratie, c’est très important au sein du groupe. On discute beaucoup. Des fois, ça prend du temps, jusqu'à six mois parfois ! Chacun amène ses arguments, jusqu’à ce qu’on soit tous d’accord. Les groupes dans lesquels il y a un chef, ça marche un an, deux ans, puis ça ne marche plus. Chez nous, chacun est chef de ce qu’il fait.

- Nano Peylet : Il y a la confiance, aussi. On a confiance les uns dans les autres, c'est très important. Sur scène, on ne craint rien.

- Quelques mots pour résumer la musique du groupe ?
- Nano : Une musique contrastée, à la fois légère et profonde, complexe et simple, joyeuse et nostalgique. Une musique dans laquelle des inverses s’attirent. Il y a des compos et des reprises, ça forme un conglomérat. C’est très particulier. Je ne connais pas tellement d’autres groupes qui produisent une musique comme celle-là. Les gens nous disent qu'on fait quelque chose d'unique. On est content quand ils nous disent ça.

- Comment vous êtes-vous rencontrés ?
- Dan : Les rencontres, c'est quelque chose de bizarre. Il y a des gens qui ne doivent pas se rencontrer et qui se rencontrent... La chose fondamentale, c’est la musique, c’est ce qui nous a réunis. Sans elle, on ne se serait plus revus. On vient tous de milieux différents. Bruno (Girard, ndlr) était biologiste. Alex (Gérard Itic de son vrai nom, ndlr), l’ancien contrebassiste, n’avait pas de boulot, il ne savait pas trop… Moi, je faisais des chantiers. Au début, on ne faisait pas de la musique pour gagner des sous. On ne pensait pas devenir professionnels. Un jour, Bruno a été obligé de choisir : la biologie ou la musique ! Alex a trouvé un boulot de prof de musique, il est parti. Moi, je suis devenu professionnel à 40 ans. - On a envie d'en savoir plus sur les origines de Bratsch...
- Dan : Quand j’ai rencontré Bruno, Alex et Bernard Davois en 1971, on avait tous la vingtaine. Ils jouaient déjà dans un groupe. Ils étaient partis faire la manche l’été, à Saint-Georges-de-Didonne. Moi, j’étais parti faire la manche avec un copain guitariste. On avait vu une boîte de nuit qui ne tournait pas trop. On s’est improvisés animateurs, moi je suis devenu videur. Bruno et les autres jouaient, on a sympathisé. On s’est retrouvés à Paris. On jouait tout et n’importe quoi. On ne pensait qu’à jouer. Le groupe existe depuis cette date, même si ça ne s’appelait pas Bratsch alors. Plus tard, alors qu'on devait jouer à un festival à Tabarka, en Tunisie, on a dû chercher un nom. Bratsch, c’est le nom allemand du violon alto, et par extension le contretemps chez les Tziganes.

- Le mélange d'influences qui caractérise le groupe, l’avez-vous mûrement réfléchi ou est-ce venu naturellement ?
- Dan : Ça s’est fait naturellement. Les uns ont amené leur culture, les autres ont amené un savoir… Moi, je voulais jouer la musique d’Europe centrale. Bruno aimait bien les choses de cette époque, Hugues Aufray, des gens comme ça. Puis, les uns ont déteint sur les autres. Bernard Davois avait appris à jouer de la kena (flûte des Andes, ndlr) pour faire de la musique sud-américaine. On en a joué, et au bout d’un moment, avec Alex, on s’est dit qu’on avait envie de faire de la musique d’Europe centrale. On faisait aussi du cajun, on avait un morceau égyptien... On avait fait des 33 tours. Mais les producteurs ne savaient pas où nous classer ! Alors on s’est centré sur l’Europe centrale, autour de laquelle on pouvait tenter d’autres mélanges.

- Le concept de world music n’existait pas encore...
- Dan : Non, à cette époque, en France, la musique folk était à la mode. On nous disait que c’était ringard de faire de la musique d’Europe centrale. Le concept de world music n’existait pas, mais nous, on en faisait ! On était précurseurs. Et d’autres gens en faisaient aussi. Les Tziganes, par exemple, mélangent tout. Si vous leur demandez un morceau grec, ou russe, ceux qui sont en France et fréquentent les cabarets vous le jouent !

- Et vous, Nano, dans quelles conditions êtes-vous arrivé dans le groupe, en 1985 ?
- Nano : Je faisais du free jazz. J’avais envie de mélanger jazz et musique traditionnelle. Dans le groupe où je jouais il y a 35 ans, Arcane V, on jouait des morceaux traditionnels. Je jouais de la flûte à bec. Un jour, Bruno Girard est venu jouer dans un big band où je jouais aussi. Puis il a participé à un spectacle d’Arcane V. On a discuté, il m’a proposé de rejoindre Bratsch. À l’époque, je ne les avais pas vus sur scène, mais sur des affiches. J’étais impressionné par cette bande de barbus ! Je suis rentré dans le groupe, la démarche m’a bien plu, il y avait à la fois des chansons, des instrumentaux, de l’improvisation… J’avais beaucoup de choses à apprendre dans beaucoup de musiques. - Est-ce que vous avez connu des moments de doute ?
- Dan : De doute, non. Jamais. Mais des moments difficiles, oui. Il y a eu des périodes assez longues pendant lesquelles on n’a pas tourné. C’était dû aux changements d’agent, on est tombé parfois sur de mauvais agents… Mais on a toujours joué à droite, à gauche. On n’a jamais pensé à arrêter dans ces moments-là. Il y a eu bien sûr des tensions inhérentes à la vie d'un groupe, et des bagarres... deux fois ! (ils rient)
 
- Est-ce qu’il vous arrive de ressentir de la lassitude ?
- Dan : Oui et non... On se pose forcément des questions. Bruno a 66 ans, j’en ai 65, Nano n’est pas loin des 60. François a 10 ans de moins que nous, donc c’est différent pour lui. Mais on est toujours content de se retrouver.
 
- Le plaisir à être sur scène est-il toujours présent ?
- Dan : Oui, d’autant plus que les salles sont pleines. Ça fait du bien. Quand on voit des places vides, on se dit : "Tiens, c’est pas plein !"

- Si je vous demande quelques grands moments relatifs à Bratsch, qu’est-ce qui vous revient en mémoire en premier ?
- Dan : Notre rencontre, bien sûr. Ensuite, les premiers concerts pour lesquels on avait un salaire. Je me souviens, j’étais avec Bruno, on avait joué à deux au pub Magenta, à Paris. On a touché 15 euros chacun… Il y a eu les années 90, quand le Mur de Berlin est tombé, Gorbatchev, "Le Temps des Gitans" (film d’Emir Kusturica de 1989, ndlr) qui nous a fait monter de trois étages ! Le fait de vivre de notre musique, c’est un grand moment. On ne gagne pas d’argent, on n’est pas des stars, mais on en vit. C’est déjà pas mal. À un moment, on tournait beaucoup. Et aujourd’hui, quand j’écoute certains groupes, je me dis : "Tiens, ça ressemble à Bratsch !" Je me dis que c’est des gens qui nous ont écoutés ! On a influencé beaucoup de groupes. On a fait beaucoup d’enfants !

- Nano : Dans le midi, il y a des jeunes musiciens qui s'inspirent de Bratsch. Quand ils font des arrangements spéciaux sur des morceaux à leur façon, ils appellent ça "faire du Bratsch". C’est passé dans le langage !
- Y a-t-il des rencontres, des voyages qui vous aient marqués ?
- Dan : On a rencontré plein de musiciens, puis d'autres gens intéressants, des tourneurs, comme Berthold Seliger. Il a cru en nous, on a cru en lui, il s’est passé quelque chose avec lui. Tous les ans, on joue en Allemagne. Je me souviens aussi du chanteur Vladimir Vyssotski. En Russie, il était très connu malgré le fait qu'il ait dû chanter dans la clandestinité. Puis il y a eu des voyages. La première fois qu’on est allé à Moscou, à Los Angeles…

- Nano : On a rencontré le danseur étoile Cyril Atanassoff au festival de poésie de Langeac, en Auvergne. Après un concert, on a discuté toute la nuit ensemble. On a aussi rencontré des musiciens qu’on écoutait depuis très longtemps, comme le chanteur Šaban Bajramović. Pour nous, c’est des mythes ! Le musicien klezmer Giora Feidman m’avait aussi fait rêver. Un jour, on s'est retrouvé dans une émission de radio, on a pris une photo avec lui !

- Êtes-vous déjà allé en Arménie, Dan ?
- Dan : Oui. La première fois, c’était avec Bratsch et Papiers d’Arménie (son autre groupe, ndlr), en 2006. Ça, c’est un grand moment ! On n’est pas resté dans la capitale, on a parcouru la campagne aussi. Quand je suis revenu, je suis resté une semaine enfermé chez moi avec de la musique que j’avais ramenée. J’écoutais ça, j’étais encore là-bas... On y est retourné avec Papiers d’Arménie.

- Nano : Je me rappelle d'un autre temps fort, le festival de jazz de Montréal, en 1994. On a joué devant 80.000 personnes et on se sentait tout petits… On était sur une scène à 20 mètres de haut, il y avait des écrans géants, des grandes scènes installées partout, le centre-ville était fermé à la circulation. On était dans la rue Sainte-Catherine, une grande avenue. Notre sonorisateur nous a dit : "Quand j’ai appuyé sur le bouton de mise en marche, j’avais le trac !"
- Et aujourd'hui, où en êtes vous ? Avez-vous eu des coups de coeur musicaux ?
- Dan : Je ne m'en rappelle plus... J'ai écouté tellement de musique dans ma vie... Un jour, ma fille (Macha Gharibian, ndlr), encore adolescente, m’a dit à propos de notre musique : "Ce n’est pas ce que les gens veulent." Je lui ai répondu : "Il ne faut pas donner aux gens ce qu’ils veulent ! Il faut leur donner ce que toi, tu veux. Si tu leur donnes ce qu’ils veulent, tu vas leur donner tout le temps la même chose, tu ne leur feras rien découvrir, et toi, tu ne vas rien créer." Du coup, aujourd’hui, elle fait sa propre musique. À chaque fois qu’on fait un nouveau disque, les gens disent : "C’était mieux avant…" Forcément, on évolue et les choses nouvelles choquent les gens. Alors il faut attendre deux ans pour que les gens disent : "Ah oui, il était bien, votre dernier disque !" À un moment, on a commencé à chanter en français. Certains ont dit : "Mais pourquoi vous chantez en français ?" On a perdu un peu de public, mais on a gagné un autre public... Puis ceux qu’on avait perdus sont revenus...

(Propos recueillis par A.Y.)

Bratsch en concert à Paris, à L'Européen
Du mardi 4 février au dimanche 9 février 2014
Informations ici
> L'agenda concert de Bratsch
  (World Village / Harmonia Mundi)
> Dan Gharibian présente le coffret "Brut de Bratsch" :
"Il y a une dizaine d’années, une première compilation, Nomades en vol, est sortie sur le label Network. Un producteur allemand a choisi des morceaux surtout traditionnels. On n’a pas voulu reprendre ces morceaux pour le coffret, à une ou deux exceptions près. On a pris beaucoup de compositions originales. Chacun a choisi des morceaux, on a sélectionné en priorité les titres les plus cités par les membres du groupe. S’il restait de la place, on a discuté pour les autres morceaux à intégrer. On a pris 4 titres de trois vinyles qui ne sont pas édités en CD.

Pour le livret, on a demandé à tous les gens qui avaient participé à l’aventure de Bratsch d’écrire quelque chose. L’anthologie regroupe des témoignages qui montrent que rien n’a changé, que le groupe était déjà comme ça au départ."

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