"Caravanas", l'album du grand retour de Chico Buarque
La tournée brésilienne de Chico Buarque a démarré le 13 décembre à Belo Horizonte. Elle s'achèvera le 22 avril à São Paulo où des dates supplémentaires ont été ajoutées, ce qui est aussi le cas à Rio de Janeiro, la ville de l'artiste. Il s'y produit depuis le 4 janvier, jusqu'au 4 février. Au programme, les nouvelles chansons, bien sûr, et des classiques.
Retour à la musique après des années délicates
Ces dernières années, quand les médias brésiliens parlaient de Chico Buarque, ce n'était pas forcément en rubrique musicale. Depuis le début de la crise politique qui a amplifié les fossés au sein de la société brésilienne, Chico Buarque n'a jamais démenti son soutien à l'ancien président Lula, du Parti des Travailleurs (PT), sous le coup d'une lourde condamnation pour corruption, ni à celle qui lui a succédé, Dilma Rousseff, destituée en 2016 dans des conditions controversées. Les adversaires du PT se sont déchaînés : articles au vitriol, campagnes haineuses sur les réseaux sociaux, jusqu'à cette altercation en pleine rue à Rio en 2015, où des jeunes traitent de "m..." Chico Buarque, 73 ans, ancien opposant emblématique à la junte militaire (1964-1985) et artiste monumental du Brésil.La musique a enfin repris ses droits et "Caravanas", disque intimiste, délicat, chaleureux, mélodieux, est sorti à la fin de l'été. Avec ce timbre de voix si reconnaissable qui a traversé le temps sans encombre et cette écriture poétique et subtile, acerbe quand il le faut. Les textes parlent d'amour ("Tua cantiga", la chanson d'ouverture, a suscité toutefois une polémique - voir ci-dessous), d'actualité (les migrants sont évoqués dans le cinglant "As caravanas"), de société. L'album contient neuf titres signés ou co-signés par Chico Buarque, dont sept nouvelles chansons. Au gré du disque, l'artiste vagabonde entre samba, blues, bolero...
"Caravanas" en neuf pistes
"Tua cantiga""Tua cantiga", lancée en août en préambule à l'album, en est l'un des titres-phare. La musique a été composée par le pianiste Cristóvão Bastos qui a indiqué avoir été inspiré par la Polonaise en sol mineur de Bach. De son côté, Chico Buarque a emprunté deux vers d'un sonnet de Shakespeare. Dans "Tua cantiga", un homme s'adresse à la femme qu'il aime, mais c'est une histoire d'amour adultère. Le texte a déclenché une controverse au Brésil. À cause de ces lignes : "Quando teu coração suplicar/ Ou quando teu capricho exigir/ Largo mulher e filhos/ E de joelhos/ Vou te seguir" ("quand ton cœur supplie/ Ou quand ton caprice exige/ Je lâche femme et enfants/ Et à genoux/ Je te suis"). Chico Buarque a été accusé de machisme et d'entretenir une image dépassée de la femme. Belle ironie du sort pour un auteur qui, avant tant d'autres, a écrit des textes du point de vue des femmes. Réagissant à la polémique, il a déclaré en août : "Alors un macho, c'est un homme qui quitte sa famille pour sa maîtresse ? C'est tout le contraire. Le machisme, c'est de rester à la fois avec sa famille et sa maîtresse."
"Blues pra Bia"
Écrit et composé par Chico Buarque "Blues pra Bia" (blues pour Bia) n'est pas le premier blues de son vaste répertoire. Dans cette chanson, le narrateur se prend un rateau auprès d'une femme homosexuelle : "Talvez queira me avisar/ Que no coração de Bia/ Meninos não tem lugar" (Peut-être veut-elle me prévenir/ Que dans le cœur de Bia/ Il n'y a pas de place pour les garçons).
"A moça do sonho"
"A moça do sonho" (la fille du rêve) est l'un des deux titres plus anciens de l'album. Écrite par Chico Buarque et Edu Lobo, la chanson figure au répertoire de Maria Bethânia : on peut l'entendre dans son album "Maricotinha" sorti en 2001. Cette chanson émouvante, qui parle d'une rencontre mystérieuse et de l'espoir qu'il existe un lieu qui abriterait les rêves perdus, a été enregistrée la même année par ses deux auteurs dans l'album "Cambaio", bande-son d'une production théâtrale du même titre.
"Jogo de bola"
Écrit et composé par Chico Buarque, la joyeuse samba "Jogo de bola" (jeu de ballon), avec sa mélodie aussi virtuose qu'un bon dribble, est une ode au football amateur (que Chico Buarque pratique avec passion), à la philosophie, au beau jeu et, au passage, au respect des différences. Avec un hommage au légendaire joueur hongrois Ferenc Puskás.
"Massarandupió"
"Massarandupió" (du nom d'une plage de Bahia) marque peut-être le début d'un partenariat musical entre Chico Buarque et son petit-fils Chico Brown (fils d'Helena Buarque et du chanteur Carlinhos Brown). Le jeune homme de 21 ans, compositeur multi-instrumentiste, s'est chargé de la réalisation de cette chanson. Les paroles que Chico Buarque a posées sur la mélodie de son petit-fils évoquent les souvenirs de vacances d'un jeune garçon à la plage, qui pourraient bien être ceux de Chico Brown.
"Dueto"
Seconde composition puisée dans le répertoire plus ancien de Chico Buarque, le délicieux "Dueto" (duo) a été enregistré avec Clara Buarque, 18 ans, petite-fille du chanteur (et sœur de Chico Brown). Le tandem avait déjà enregistré ce titre pour la bande originale du documentaire "Chico, un artiste brésilien" (2015) - où il ne figure finalement pas. Si la chanson a été écrite à l'origine pour une pièce de théâtre, la version la plus connue jusque-là de "Dueto" est sortie en 1980 dans l'album "Com açucar com afeto" de la regrettée Nara Leão. La chanson énumère tout ce à quoi l'on s'accroche pour décrypter des promesses et prophéties d'amour, et tous les lieux où cet amour peut s'afficher : "les astres, les signes, les coquillages, le karma...". À la fin de la version 2017, Chico et Clara Buarque improvisent avec humour, ajoutant à la liste initiale les différents réseaux sociaux.
"Casualmente"
Chanté en espagnol, "Casualmente" (par hasard) est un boléro entêtant co-écrit par Chico Buarque et son bassiste Jorge Helder. Au départ, la chanson, récit de pérégrinations oniriques à La Havane, était une commande pour un disque de l'artiste cubaine Omara Portuondo, mais la collaboration n'a pas abouti.
"Desaforos"
Appartenant au genre de la samba-canção (une samba au rythme plus lent qu'à l'ordinaire), "Desaforos" (effronteries) donne l'occasion à Chico Buarque de donner libre court à l'ironie mordante dont il peut être capable. Dans ce titre inspiré de musiques brésiliennes plus anciennes, Cartola entre autres, le narrateur règle ses comptes avec une personne aimée qui l'a apparemment pris de haut.
"As caravanas"
Chanson de clôture du 23e album studio de Chico Buarque, le titre "As Caravanas", avec son rythme échevelé, son orchestration, son ironie cinglante et sa fresque poético-sociale, rappelle le mythique "Construção". Ce morceau de bravoure fait voyager l'auditeur entre les favelas cariocas de Jacarezinho et Arará et la frontière qui sépare les plages huppées d'Ipanema et Leblon matérialisée par ce canal appelé Jardin d'Allah, tout en évoquant Istanbul et la Méditerranée. Il dresse un parallèle symbolique entre les "caravanes" pas très sûres des "banlieusards de type musulman" qui partent des bidonvilles vers les belles plages de Rio, et les migrants "entassés dans les soutes des caravelles en haute mer". Il évoque ces "gens vertueux" qui demandent à la police de renvoyer tout ce beau monde "dans les favelas" et "à Benguela ou en Guinée"... "Ça doit être de la faute du soleil (...) qui embrume les yeux et la raison", assène encore le poète-chanteur dans ce texte acerbe, sans aucun doute le plus puissant du disque. Et si Chico Buarque postait sur internet des traductions françaises, anglaises, des chansons de "Caravanas" ? Elles le méritent amplement.
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