Fela Anikulapo Kuti : cinq choses apprises à l'exposition "Rebellion afrobeat" à la Philharmonie de Paris
Qu'est ce que l'afrobeat ? Et qui était Fela Anikulapo Kuti, le créateur de cette musique engagée dont les échos résonnent toujours aussi fort dans le présent ? C'est ce que raconte l'exposition "Rébellion Afrobeat", présentée jusqu'en juin à la Philharmonie.
La Philharmonie de Paris consacre jusqu'en juin 2023 une exposition à l'afrobeat et à son créateur, le Nigérian Fela Anikulapo Kuti. Mais qu'est-ce que l'afrobeat, cette musique complexe et militante qui a inspiré et inspire encore quantité de musiciens, de Paul McCartney à ThomYorke (Radiohead) ou David Byrne (Talking Heads) ? Et qui était Fela Kuti, multi-instrumentiste idéaliste et figure politique panafricaniste qui fut jeté en prison à maintes reprises au Nigéria ? Réponses à l'exposition "Rébellion Afrobeat", que nous avons visitée en compagnie de deux de ses commissaires, Alexandre Girard-Muscagorry et Mabinuori Kayode Idowu (dit "ID", qui fut un compagnon de route politique de Fela Kuti).
1L'afrobeat, une révolution artistique et politique
Musicalement, l’afrobeat qu’a inventé le multi-instrumentiste et compositeur nigérian Fela Anikulapo Kuti est un métissage. Ce style fait la synthèse entre ses racines africaines et la musique occidentale qu’il a notamment étudiée à Londres. L’afrobeat mêle ainsi rythmes et psalmodies yoruba, sections de cuivres et improvisatons du jazz, highlife de l’Afrique de l’Ouest et éléments de soul et de funk américains. Les expérimentations sonores de Fela ont en outre évolué avec le temps et avec ses différents groupes Afrika 70 puis Egypt 80, plus symphonique.
Mais l’afrobeat n’est pas que de la musique, loin s’en faut. C’est aussi un style engagé et militant. "La musique est une arme. La musique est l’arme du futur", disait Fela Kuti. L’arme musicale du panafricanisme. Ses morceaux, souvent longs, sont ponctués de diatribes politiques dans lesquelles il se moque du pouvoir nigérian, de sa corruption et de sa brutalité, tout en fustigeant plus largement les travers néo-coloniaux de la société africaine, des critiques qu’il payera au prix fort dans sa chair. Aujourd’hui, l’afrobeats (avec un s), une pop ouest-africaine qui fait l’éloge de la réussite et du bling, n’a que peu à voir avec l’afrobeat de Fela. Cependant, ses hymnes sont réapparus en 2020 avec #EndSARS, un mouvement contre les violences policières au Nigéria, et ses brûlots continuent de résonner fortement avec le mouvement Black Lives Matter.
A l'exposition, le visiteur peut assister dans une salle sur un écran géant à l'intégralité du concert fiévreux de Fela avec ses dizaines de musiciens, choristes et danseuses, donné au festival de Jazz de Berlin le 4 novembre 1978. Dans la salle consacrée aux pochettes d'albums, une platine propose une sélection de morceaux représentatifs de son évolution musicale, tandis que plusieurs extraits de ses classiques mis en boucle résonnent durant tout le parcours.
2Une conscience politique éclose aux Etats-Unis
Né en 1938, Fela venait d’une famille nigériane d’intellectuels bourgeois engagés, les Ransome-Kuti. Sa mère, Fumilayo Ransome-Kuti, était une activiste féministe et militante anti-colonialiste respectée dès les années 1940 - bien plus tard, elle accompagna son fils lorsqu’il changea son patronyme de Ransome, considéré comme un nom d’esclave, en Anikulapo, qui signifie en yoruba "celui qui porte la mort dans sa poche". C’est pourtant un séjour aux Etats-Unis en 1969 qui éveille véritablement la conscience politique du musicien.
Grâce à une activiste afro-américaine, Sandra Iszadore, Fela Kuti se plonge dans l’autobiographie de Malcolm X et les écrits d’Angela Davis et étudie la radicalité du Black Panther Party. De retour de ce séjour qui lui a ouvert les yeux, Fela affine encore sa pensée à la lecture d’ouvrages afrocentristes et panafricanistes. On voit dans une vitrine à l’exposition des livres qui l’ont inspiré, comme How Europe underveloped Africa de Walter Rodney ou Stolen Legacy – greek philosophy is stolen egyptian philosophy de George G.M. James, qui revendique l’origine égyptienne et africaine de la philosophie grecque. Des textes qui ont nourri ses chansons interprétées désormais les deux poings brandis vers le ciel, un geste emprunté au Black Power américain.
En politique, Fela ira jusqu'à fonder en 1978 son propre parti, le Movement Of the People (MOP), en vue de l’élection présidentielle nigériane de 1979. Son programme, détaillé dans un manifeste de 25 pages inspiré de Cheikh Anta Diop, visible à l'exposition, est ambitieux : il propose rien moins que "la reconstruction économique, culturelle, sociale, politique, technologique et idéologique du Nigéria en particulier, et de l’Afrique en général."
3Fela fait sécession avec la République de Kalakuta et le Shrine
Dès 1973, Fela ne se contente plus des prises de positions sur scène et dans la presse. Il décide de "faire de sa vie un manifeste". Il baptise sa demeure de Lagos la République de Kalakuta et la conçoit comme une enclave autonome, loin des lois nigérianes dont il veut s’affranchir. Dans ce lieu de vie qui abrite une communauté de quelque 150 âmes sur laquelle il règne en maître, Fela reçoit des artistes, des intellectuels, des gens précarisés, ainsi que des Européens de passage.
Ce geste sécessionniste s’accompagne de l’ouverture à quelques pas de là de son propre club, l’Afrika Shrine, qui est à la fois une salle de concerts et une tribune politique, un lieu d’échanges qui attire un public hétéroclite. Il s’y produit plusieurs fois par semaine avec son nouveau groupe Afrika 70 et donne des concerts enfiévrés et flamboyants qui durent une bonne partie de la nuit, nourris de harangues et de chorégraphies de ses danseuses, reprises par le public. Fela n'enregistre ses morceaux qu'après les avoir suffisamment joués live. Une fois gravés sur sillon, il ne les joue plus jamais, ce qui ajoute une dimension unique à ses concerts que tous les témoins décrivent comme inoubliables.
A l'exposition, on peut voir des photos grand format de l'ambiance bohême à la République de Kalakuta signées du photographe français Jean-Jacques Mandel, mais aussi de nombreuses photos du Shrine. A côté de ses chemises chatoyantes brodées avec soin, on peut admirer une vitrine remplie de ses slips colorés aux motifs amusants, le slip étant la tenue favorite de Fela chez lui. Cette tenue "n'a rien d'anodin" nous glissent les commissaires de l'exposition. Elle permet à la fois de mettre en valeur sa silhouette fuselée (comme ses pantalons sur-mesure réalisés sans poches), mais aussi de montrer ses nombreuses cicatrices, signes de sa résistance face aux violences policières.
4Le "Black President", bête noire du pouvoir nigérian
Des cicatrices, Fela en a pléthore en effet : sa fronde incessante ne plaît pas au pouvoir nigérian qui multiplie, généralement sous des prétextes fallacieux, les arrestations du musicien contestataire, les passages à tabac, les incarcérations et les démêlés avec la justice - il sera arrêté plus de 200 fois durant sa carrière.
En 1977, les autorités nigérianes du général-président Obasanjo organisent à grand renfort de pétrodollars le Festac, festival mondial des arts et de la culture africaine et de ses diasporas, auquel doivent assister une soixantaine de délégations venues du monde entier. Au départ, Fela fait partie du comité d’organisation, mais il en claque la porte et le dénonce bientôt publiquement, considérant qu’il n’est pas assez démocratique, ni tourné vers les préoccupations des artistes et du peuple. Il organise alors un contre-Festac dans son club le Shrine, où vont se presser Stevie Wonder, Bootsy Collins, Archie Shepp, l’Art Ensemble of Chicago et le Sun Ra Arkestra. Une provocation qui va déclencher la fureur de la junte militaire.
Le 18 février 1977, une semaine après la fin du Festac, un millier de soldats armés envahissent sa maison, la République de Kalakuta, et se livrent à un déchaînement de violences qui a tout de représailles. Ils violent les femmes, battent les hommes et arrêtent tous les occupants avant de mettre le feu au lieu. Non sans avoir défenestré la mère de Fela, âgée de 76 ans, qui mourra un an plus tard des suites de ses blessures. On peut voir à l’expo de rares photos de l’assaut avec un Fela blessé.
5Un rapport ambivalent aux femmes
Outre sa mère Fumilayo Ransome-Kuti et l'activiste afro-américaine Sandra Iszadore, d'autres femmes, celles qu'il appelait ses "Queens" (Reines), ont été de tous les combats de Fela et ont fortement contribué à l'afrobeat. Car dès le milieu des années 70, de nombreuses jeunes femmes, souvent mineures, quittent leurs familles pour rejoindre la République de Kalakuta de Fela. Certaines deviennent danseuses ou choristes et participent à la folie de ses concerts. D’autres deviennent DJ à demeure ou prennent en charge le quotidien de la communauté.
Le 20 février 1978, Fela se marie avec 27 d’entre elles, un mariage très médiatisé. Selon le co-commissaire de l'exposition Mabinuori Kayode Idowu, par ce geste qui le voyait renouer avec la polygamie traditionnelle, Fela souhaitait surtout "protéger, donner un statut" à ces femmes, car, réduites à un fantasme sulfureux, elles avaient "mauvaise réputation". Les portraits d’une douzaine de ces femmes, réalisés en 1983 par le photographe Bernard Matussière, sont montrés à l’exposition, accompagnés du bref récit de leur parcours individuel. Il apparaît qu’elles sont toutes venues de leur propre gré, mais l'une d'elles reconnait que ses premiers rapports sexuels avec Fela étaient non consentis.
On peut toutefois noter que le musicien soulignait dans son programme présidentiel en 1978 que "les femmes joueront un rôle actif dans les affaires de la nation" et que son parti, le MOP, promettait d'encourager "les femmes dans tous les domaines d’activité, toutes les vocations et professions" en leur donnant "les mêmes opportunités qu’à leurs collègues masculins".
Exposition Fela Kuti Rébellion Afrobeat
à la Philharmonie de Paris - Musée de la Musique
Du 20 octobre 2022 au 11 juin 2023
221 avenue Jean-Jaurès 75019 Paris
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