Mulatu Astatke, le retour du père de l'éthio-jazz
Pour enregistrer l'album "Sketches of Ethiopia", son premier disque pour le label Jazz Village, Mulatu Astatke s'est entouré de jeunes musiciens londoniens, d'un jeune chanteur épatant, Tesfaye, sur trois morceaux, et d'une invitée de marque sur la dernière chanson ("Surma"), la Malienne Fatoumata Diawara. La force et le souffle de la musique d'Astatke, pleine de couleurs et d'énergie, reposent sur une alliance subtile d'instruments de deux mondes différents, ceux du jazz et ceux de l'Afrique, pour jouer les thèmes des morceaux, soutenus par des rythmes africains. Un cocktail revigorant dans la morosité de l'automne.
Né en Éthiopie en 1943, Mulatu Astatke est parti à Londres pour étudier les sciences avant de bifurquer vers la musique, en l'occurrence le piano et la composition. Au début des années 60, il s'est installé à New York où il s'est frotté au jazz, au latin jazz -Tito Puente est devenu son ami- et où il a enregistré son premier disque. Auparavant, à Boston, le jeune percussionniste éthiopien était devenu le premier étudiant africain admis à la prestigieuse école de musique de Berklee. Il y a étudié le vibraphone et les percussions.
"L'éthio-jazz ? Cinq contre douze"
Mulatu Astatke a formé un Ethiopian Quintet à New York, avec lequel il a expérimenté un rapprochement entre le jazz (dans son contexte occidental de gammes à douze tons - ou notes) et les musiques traditionnelles éthiopiennes (avec leurs gammes à cinq tons, dites pentatoniques). "J'appelle simplement l'éthio-jazz 'cinq contre douze'", nous a-t-il expliqué lors d'un entretien à Paris le 3 octobre. "Bien sûr, habituellement, les gammes à douze tons sont très sophistiquées, compliquées. Pour fusionner les douze tons avec les gammes de cinq tons, vous devez bien sûr faire attention à ne pas perdre le thème, la teinte, le caractère de ces cinq notes."
C'est ainsi que Mulatu Astatke a fondé l'éthio-jazz. Par la suite, il est retourné dans son pays pour s'immerger dans le "Swinging Addis", mouvement musical en effervescence à Addis-Abeba entre la fin des années 60 et l'avènement d'un régime militaire en 1974, authentique fusion entre de nombreux styles comme le blues, le jazz et des sons funk et psychédéliques.
Ethnomusicologue
Le retour au pays a permis à Mulatu Astatke d'approfondir inlassablement ses recherches sur les musiques traditionnelles éthiopiennes. "J'ai un respect et une affection immenses pour les tribus d'Ethiopie. Parce que ces tribus possèdent des scientifiques, des génies, et qu'elles ont créé de nombreux instruments très intéressants, de belles chorégraphies, de beaux styles de coiffure, de vêtements, de bijoux... Et en matière de musique, j'ai découvert par exemple une tribu qui, en coupant différentes tailles de bambous, joue des gammes diminuées. Il se trouve que dans le jazz, on improvise essentiellement de cette manière. Or cette tribu a peut-être inventé cette façon de faire il y a des siècles !"
L'énorme contribution de la musique africaine
Mulatu Astatke aime rappeler, inlassablement, la contribution immense du continent africain aux musiques du monde. "Nos frères de l'Afrique de l'Ouest ont été envoyés à Cuba, au Brésil, sur les îles... Imaginez à quel point la musique africaine a pu se répandre dans le monde. La musique moderne est basée sur des thèmes africains. Les tribus dont ne ne savons pas grand-chose ont assuré probablement un rôle de chercheur, de scientifique, en musique. Elles ont créé des instruments, certains ressemblent à une trompette, voire à un piano comme le mbira du Zimbabwe, qui possède des notes dévolues aux basses et d'autres à la mélodie... Alors, qui était là en premier ? Le Steinway ou le mbira ?"
Ces dernières années, la notoriété de Mulatu Astatke en Europe et aux Etats-Unis a été ravivée par la sortie de la collection discographique "Ethiopiques" du label Buda, qui réédite depuis 1998 les musiques du Swinging Addis. De plus, Jim Jarmusch a utilisé des compositions du père de l'éthio-jazz pour la bande-originale de son film "Broken Flowers", sorti en 2005.
Un opéra en préparation
Aujourd'hui, Mulatu Astatke vit à Addis-Abeba et continue de composer, voyager, lire, étudier et se produire. Il a ouvert un club de jazz dans la capitale éthiopienne, qui l'occupe énormément et dont il a confié la gestion à son fils. Il a écrit un opéra qu'il espère faire jouer sur scène en Angleterre. "Cela parle de l'église orthodoxe européenne, une longue histoire. En Éthiopie, au 6e siècle, on utilisait une baguette de direction, le mequamia, bien avant l'invention des orchestres symphoniques. J'aime à dire que la direction d'orchestre est la contribution éthiopienne au monde ! Tel est le thème de cet opéra."
Parmi ses autres motivations, Mulatu Astatke conserve celle, inaltérable, de transmettre son savoir, sa curiosité et sa persévérance aux jeunes. "Quand des jeunes Africains viennent me voir, je leur dis toujours : s'il vous plaît, intéressez-vous à la contribution des gens des tribus, essayez de les rencontrer, de leur parler. Apprenez d'eux, parce qu'ils représentent les racines de toute la musique africaine. Et si vous êtes musicien, n'abandonnez jamais, continuez d'essayer, d'écrire, de jouer, ne vous découragez pas."
Mulatu Astatke en concert à Paris
Jeudi 10 octobre 2013, à 20h15 au Trianon (complet)
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