Noëmi Waysfeld et Blik, le fado version yiddish
Noëmi Waysfeld et Blik (« le regard » en Yiddish), formation réunissant la chanteuse Noëmi Waysfeld, le guitariste et oudiste Florent Labodinière, l’accordéoniste Thierry Bretonnet et le contrebassiste Antoine Rozenbaum, a sorti un premier album en 2012, « Kalyma », dans lequel elle mettait en miroir des chants de prisonniers russes en Sibérie et des chants traditionnels yiddish.
Deux ans plus tard, à tout juste trente ans (elle les a fêtés le 21 novembre), Noëmi Waysfeld nous emmène cette fois dans le sud de l’Europe, au Portugal de la légendaire Amália Rodrigues, reine absolue du fado, et revisite ses chansons en yiddish, une langue chère à son cœur, celle de ses grands-parents, originaires de Pologne et de Russie.
Dans l'album « Alfama », on retrouve la thématique de l'arrachement, de la solitude, cette fois du point de vue des femmes endeuillées ou esseulées, loin de leur bien-aimé parti en mer ou disparu. Noëmi Waysfeld a invité trois musiciens sur le disque : la violoniste Sarah Nemtanu, le pianiste Guillaume de Chassy et le trompettiste David Enhco.
- Noëmi Waysfeld : D’abord, sans le savoir, je l’ai entendue enfant parce que cela faisait partie des musiques que mes parents écoutaient à la maison. Le Portugal, la langue et la musique portugaises, j’ai pu les découvrir un peu dans mon enfance parce qu’il y avait une personne importante dans ma vie, qui était portugaise, qui m’a emmenée au Portugal et m’a fait découvrir des petits villages, des fêtes de villages... Je m'en souviens très bien. Les gens me parlaient en portugais et à la fin, je comprenais, c’était même une blague entre nous.
- Et comment êtes-vous venue à la musique portugaise ?
- Plus tard, il y a eu un événement déclencheur et je suis assez heureuse parce que j’ai pu le dire à cette personne. Avec mes parents, je suis allée entendre Cristina Branco, au Bataclan, en 2007. À l'époque, je me destinais au théâtre et j’étais en train de passer des concours. Je chantais pour moi mais il ne fallait pas le savoir, c’était un peu mon secret. Le concert de Cristina m’a complètement bouleversée, je me suis dit : « C’est ça la vie, c’est ça la vérité pour moi », et je suis tombée amoureuse d’elle ! J’ai écouté son disque en boucle. Du coup, j’ai commencé à écouter du fado comme une folle. Par la suite, j'ai monté mon groupe et j’ai sorti mon premier album. Vers 2011-2012, j’ai commencé de nouveau à écouter du fado. Donc tomber sur Amália Rodrigues, ce n’est pas très difficile, elle est juste incontournable. - Qu'est-ce qui vous a fascinée chez Amália Rodrigues ?
- Avec elle, ça a été encore plus fort, d’une certaine façon, que Cristina Branco, même si je ne parle pas ici de la qualité artistique. Je suis absolument fascinée par l’histoire du XXe siècle. Amália Rodrigues a joué un vrai rôle politique dans le fado. En travaillant avec un compositeur, Alain Oulman, elle a été la première à prendre de vrais textes poétiques, écrits par de véritables poètes. Elle a sorti le fado d’un répertoire improvisé et des textes plus profanes dans le sens plus primaires si je puis dire, moins poétiques, moins littéraires. Elle a vraiment joué un rôle qui, pour moi, répondait à des questions, à mon avidité de comprendre ce que c’était que cette saudade portugaise. Elle l'a resituée dans un siècle plus ancien, alors que Cristina Branco, c’est une artiste d'aujourd’hui.
- A-t-elle aussi répondu à une quête plus personnelle ?
- Oui. Le travail d’Amália est venu comme une réponse, également, à l’histoire du yiddish. Le yiddish a été considéré comme une langue de paysans, alors qu'il y a eu beaucoup de mouvements qui l'ont empêché de rayonner avant qu'on y reconnaisse une culture immense, et qu’il soit ensuite écrit, doté d'un alphabet… Si je me suis particulièrement attachée à Amália Rodrigues, c’est parce que dans ma dynamique de triptyque de chant d’exil, je m’intéresse au XXe siècle, au déracinement, à la diaspora et à tous ces passages de peuples qui ont sillonné les terres d’Europe. - Vos deux disques, « Kalyma » et « Alfama », se font effectivement écho. Et il y en aura donc un troisième.
- « Alfama » est une réponse à mon premier album qui était davantage masculin avec ses chants de prisonniers qui portaient un regard très dur envers les femmes : « la femme libre, la femme infidèle, la femme cruelle qui s’en fout de moi qui suis en prison… » J’avais envie de redonner de la douceur à ces personnages féminins. Le troisième album sera mixte.
- Vous présentez le yiddish comme votre « langue émotionnelle »...
- Les choses changent puisque je vais commencer à chanter un peu en français. Mais jusqu’à la sortie d’« Alfama », chanter en français était quelque chose qui ne me parlait pas, même si j’aime beaucoup la langue et si je fais partie des gens qui considèrent qu’il faut bien s’exprimer, respecter l’orthographe… J’avais l’impression que ce n’était pas en français, qui est ma langue maternelle, que j’arriverais à exprimer ce que j’avais envie de dire. Et que ça ne pouvait se faire que dans les langues qui ont été celles de ma famille, du moins pour mes grands-parents puisque ces langues n’ont pas été transmises ensuite : le russe qui est une langue que j’aime beaucoup, et le yiddish avec une dimension affective encore plus grande, forcément, de par l’histoire qu’il transporte.
- J’imagine qu’une partie de votre famille a été victime de la Shoah, ce qui expliquerait la non-transmission des langues ?
- Complètement. Mais cela l'explique seulement en partie. Je fais partie de ces familles françaises depuis quelques générations - je suis de la troisième génération - qui sont venues en France avec un désir d’assimilation, qui ont joué le jeu et qui n’ont pas transmis, évidemment à cause de la Shoah, évidemment pour rester discret, je pense, avec une réelle envie de devenir français. - Donc vous commencez un peu à chanter en français...
- Dans le troisième album, il y aura peut-être - je dis bien peut-être, ne figeons pas les choses ! - un petit peu de français. Je chante également en français dans un spectacle, et je travaille en duo avec l’accordéoniste de Blik (Thierry Bretonnet, ndlr) sur des mélodies françaises classiques. Je chante des textes de Paul Éluard sur des mélodies de Fauré, Poulenc…
- Comment le monde du fado, les Portugais, ont-ils accueilli votre dernier disque ?
- Les Portugais sont vraiment très ouverts, et ils sont très touchés quand on s’intéresse à leur culture. Il y a eu des articles dans des journaux portugais. Les échos sont très bons. J’ai chanté devant des Portugais qui m’ont dit qu’ils me comprenaient et qu’ils étaient heureux. Quand je suis allée à Lisbonne, j’ai rencontré un grand Monsieur du fado à la Fondation Gulbenkian. Il m’a tout de suite dit : « Évidemment que vous avez eu une bonne intuition, évidemment que l’exil est perceptible dans ces deux musiques. Votre tour de force, c’est que vous ne chantez pas le fado, tel qu’il se chante, en yiddish, ce qui serait une espèce de truc bizarre, un choc des cultures, que de le prendre tel quel et de le mettre dans une autre langue. Vous faites fort parce que vous transposez ça. Ça n’ampute pas le fado, ça lui donne un autre point de vue. »
- Un mot sur le troisième album qui conclura votre triptyque sur le déracinement. Vous travaillez sur le blues des migrants russes arrivant en Amérique d’un côté, et la mélancolie de ceux qui sont restés bloqués en URSS de l’autre…
- Exactement. Il sortira a priori dans deux ou trois ans. C’est le temps qu’il me faut pour faire un disque. Sachant que nous faisons en plus des livres-disques, avec 65 pages de livret… Cela met un temps fou parce qu’il y a beaucoup de choses à raconter. Les chansons méritent qu’on raconte leur histoire.
(Propos recueillis par A.Y.)
Noëmi Waysfeld & Blik en tournée à partir du 7 mars 2015
À Bordeaux (7 mars), Toulouse (8), Montpellier (11), Marseille (13), Nice (14), Clermont-Ferrand (15), Strasbourg (19)...
Toutes les dates de concerts sur son site, cliquer sur "agenda"
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