Rencontre avec le chanteur Thiago Amud, secret bien gardé du Brésil
Tout commence un 24 avril 2012 à Rio. Lors d'un de ces concerts auxquels vous assistez presque par accident, durant un séjour aux antipodes, suite à quelque synchronicité. Un ou deux jours plus tôt, lors d'une master-class accordée à une poignée de passionnés de musique brésilienne (parmi lesquels l'auteure de ces lignes), le grand Guinga avait cité son nom. Et voilà qu'un peu plus tard, dans un café de Lapa, le quartier musical de Rio, vous croisez par hasard un musicien dans un café, Sergio Krakowski, familier des scènes jazz parisiennes... Vous le saluez, il vous griffonne une date, une adresse et un nom, le même que Guinga a prononcé !
Le soir venu, vous y courez. Thiago Amud chante et joue de la guitare, accompagné par Sergio Krakowksi au pandeiro. C'est le choc. Une voix cristaline dont les inflexions trahissent parfois de la rage ou du sarcasme, un sens affûté de la mélodie et de la narration, une façon d'habiter les chansons au point d'en faire d'authentiques saynetes, au rythme du pandeiro survolté de son complice percussionniste. Vous demandez une interview à Thiago Amud, qu'il vous accorde début mai 2012, dans un anglais mâtiné de portugais... Mais votre magnétophone vous trahit...La rencontre
Un an plus tard, retour à Rio. Thiago Amud, jeune homme pas du tout rancunier, vous rend visite en toute simplicité sur votre lieu de villégiature. Vous l'aviez quitté glabre et sagement coiffé. Vous le retrouvez légèrement hirsute et barbu, dans la décontraction d'une fin de samedi après-midi carioca. Mais qu'importe. La seconde interview est dans la boîte ! - Culturebox : Vous êtes carioca de naissance, mais vous avez de lointaines origines syriennes...
- Le père de mon grand-père était syrien, il venait d'une île appelée Arouad. J’ai vu des photos sur internet, j’ai eu un sentiment très fort, ça ressemble à une ville fantôme, un endroit très mystérieux. J’ai entendu que cette île était rongée par l’érosion. Elle est en train de se détruire très lentement. C’est un lieu très ancien ! Ni mon grand-père, ni mon père n’y est allé. Mais je sais que j’y ai des parents éloignés, que je ne connais pas. Je voudrais m’intéresser davantage à mes racines, mais je n’ai pas encore pu le faire.
- Êtes-vous issu d’une famille de musiciens ?
- Seulement mon père. Il n’était pas professionnel, mais il a écrit des chansons. Je me souviens que dans mon enfance, il étudiait la guitare classique, je l’entendais jouer et ces sons sont les premiers dont je me souvienne. Il m’a raconté qu’à Noël, alors que j’avais trois ans, ma mère était partie à l’hôpital au chevet de mon grand-père mourant. Mon père est resté avec moi à la maison et m’a fait écouter « La Passion selon Saint-Mathieu » de Bach. Trois heures de musique, et moi, je suis resté attentif, à l'écoute, m’a-t-il raconté. Je ne m’en souviens pas, mais je peux presque le ressentir. - Avez-vous suivi des études musicales ?
- J’ai commencé à étudier la musique à 17 ans. Mais j’avais commencé à jouer de la guitare à 13 ans. Par ailleurs, j’ai fait une année d’études de lettres à l’université. Mais je séchais les cours… parce que je passais mon temps à lire à la bibliothèque ! Ce n’était même pas pour aller à la plage ! (rires)
- Quand avez-vous su que vous vouliez devenir musicien professionnel ?
- Je ne le sais toujours pas ! (rires) Tout peut changer ! J’aimerais écrire un livre. Mais la musique est plus forte maintenant. C’est comme une condamnation, quelque chose qui relève du destin, une chose fatale, dans ma vie. Je n’ai plus trop de possibilités, de choix. La musique m’emprisonne ! (rires)
- Vous vous sentez vraiment enfermé quand vous faites de la musique !
- Non, quand je fais de la musique, je me sens voler ! Mais cette carrière, c’est une prison. Je sais que tout cela est contradictoire. Mais ce n’est pas ma contradiction. C’est une contradiction structurelle. Au Brésil, les musiciens ne perçoivent pas d'aide, pas de subventions de la part du gouvernement. Mais nous faisons quand même de la musique parce que nous sommes fous ! Nous devons le faire. Je finance mes CD avec mes propres économies et je demande de l’aide de la famille. Je travaille dans le domaine que j’aime le plus, mais je suis toujours en train de courir, je suis toujours inquiet, stressé… Mais cela dit, ce ne sont que des humeurs - même si elles reflètent un peu une vérité - et j’aime tout ce que je fais. - Quand vous étiez plus jeune, quels musiciens admiriez-vous ?
- Je vais évoquer un autre souvenir, très précis, lié à mon père. Au Brésil, nous avons un song-writer qui compose aussi des opéras, écrit pour orchestre et dirige des concerts, Elomar. C’est un trésor. Mon père écoutait tout le temps ses disques et me les a fait connaître. Je pense qu’il a été ma première influence. Il est originaire du sertão profond (l’arrière-pays du Nordeste, le nord-est du Brésil). Il est toujours vivant, Dieu merci, mais il vit quasiment comme un ermite, aux antipodes des medias de masse… Un homme très intelligent qui lit plusieurs langues. C’est aussi un cowboy ! Sa musique vient du Moyen-Âge ! Il est le chaînon perdu entre le passé et le futur ! Puis, quand j'étais adolescent et que j'ai commencé à écrire des chansons, Caetano (Veloso, ndlr) et Chico (Buarque) étaient les plus grands à mes yeux. Ensuite, je me suis passionné pour toute la tradition de la musique brésilienne depuis Pixinguinha, Noel Rosa, Dorival Caymmi, Luiz Gonzaga, Cartola, Nelson Cavaquinho... Ils devraient constituer les références de base de tout auteur-compositeur brésilien.
- Et par la suite ?
- Plus tard, j'ai connu Villa-Lobos, qui est le plus grand musicien du Brésil. Je me suis senti très triste, en lisant certains livres sur la musique du XXe siècle, de constater que son nom n'y figurait pas. Le Brésil vend très bien son football et son carnaval au monde, mais il ne connaît pas ses véritables trésors. Nous ne voulons pas montrer la formidable culture, l'originalité, que nous possédons. Ici même, nous ne connaissons pas Villa-Lobos. Vous ne pourriez pas imaginer que les Français ne connaissent pas Debussy ! Plus tard, j'ai découvert Guinga. Aujourd'hui, au Brésil, il représente une nouvelle chance de grandeur. À l'heure actuelle; j'écoute 90% de musique classique, mais aussi Cole Porter, Duke Ellington, Charles Mingus, Björk, Radiohead, les Beatles... - Revenons à Guinga, avec qui vous travaillez aujourd'hui. Comment l'avez-vous connu ?
- Je l'ai rencontré en 1998. Il était dans l'un des jurys qui décernaient des prix publics à des artistes de différentes disciplines. Il était dans le jury "musique populaire". Il a apprécié mes chansons. Ce n'était pas le cas des autres jurés, mais je m'en fiche ! Il est venu me parler. Moi, j'étais très timide, je n'aurais jamais osé aller le voir ! C'est un homme très simple, il m'a dit : « As-tu étudié la musique ? Comment as-tu écrit ça ? Je te donne mon numéro... » Nous avons commencé à travailler ensemble en 2005.
- Vous qui le connaissez particulièrement bien, parlez-nous de Guinga.
- C'est quelqu'un de formidable, drôle, fou et timide à la fois ! S'il vit aujourd'hui à Leblon (l'un des plus beaux quartiers de Rio, ndlr), il a grandi dans la banlieue de Rio et sa musique en est toujours imprégnée. C'est son monde. Son univers et son imagination se sont forgés avec les personnages qu'il y a croisés dans son enfance. C'est ce qui rend sa musique inexpliquable. Il est le plus grand aujourd'hui. Je l'avais déjà dit l'année dernière et je le répète : j'aime énormément sa musique. - Comment se passe, pour vous, le travail de composition ?
- Je n'ai pas de règle précise. Mais je vis mal le fait d'être dérangé pendant que je compose, car il m'est très difficile de revenir au point où j'en étais avant d'être déconcentré. Quand je compose, je me sens à la fois un peu en colère et très heureux. Je sens que la température de mon corps augmente. Je jette toute mon énergie dans la mélodie et les paroles que je suis en train d'écrire. Il m'est difficile de comprendre ce qui se passe à ce moment. J'ai l'impression que le quotidien s'efface. Dans ma vie, j'ai énormément étudié, lu des livres, vu des films. La chanson est comme une cible dans laquelle je jette tout ce que j'ai étudié et appris, comme un océan dans lequel se jettent les rivières. Comme je ne me sens pas capable de faire un tel travail, je crois dans le fait que des forces supérieures y interfèrent. La musique est un langage qui vient des Dieux !
- Quels sont les thèmes qui reviennent dans vos chansons ?
- Des rêves... Jésus Christ... La compassion et le sacrifice... Les femmes, dans cette tension entre d'un côté, la Vierge Marie et à l'opposé, les prostituées... Des thèmes brésiliens, comme ce qui se passe dans la société. J'aborde ces sujets de manière humoristique, voire sarcastique. C'est un moyen d'évoquer certaines angoisses sans être dans la plainte. Comme si je m'emparais des armes de mes ennemis pour attirer leur attention. Le sarcasme, c'est un genre de psychanalyse, quand vous tendez un miroir à la société. J'aime bien faire ça dans certaines chansons. - J'ai été frappée, en écoutant votre disque "Sacradança", d'y découvrir un univers et des arrangements riches, denses et sophistiqués, loin des versions très dépouillées que j'avais découvertes sur scène. La structure de base voix-guitare, avec éventuellement un peu de percussions, c'est ce qui a touché des générations d'amoureux de musique brésilienne à travers le monde...
- Le disque est enregistré un peu "à la Frank Zappa", avec de la guitare électrique, de l'orchestre, des cuivres. J'aime ce son un peu fou, nerveux. Ce CD représente justement un moyen de s'éloigner de la MPB (musique populaire brésilienne, ndlr) traditionnelle. Pour honorer les anciens, je me dois de faire autrement, de trouver mon propre chemin. J'ai écrit ces arrangements quand j'avais 25, 26 ans, à une époque où j'écoutais Stravinsky, Bartok, du rock, Zappa... Mais les bases de ma musique, c'est la MPB, avec ses composantes comme la samba, le baião, le candomblé, etc, mais dans une forme un peu "progressive", de la même façon qu'on parle du rock progressif. Je précise au passage que le disque a été réalisé avec l'aide du compositeur Armando Lôbo, dont l'influence a été décisive.
- Parlez-moi de votre prochain disque... Aura-t-il le même son ?
- Le prochain CD aura ce son également. Il est produit par Junior Tolstoï, le producteur et guitariste de Lenine. Il s'appellera « De Ponta a ponta, tudo é praia-palma » (qui se traduirait un peu comme ça : "d'un bout à l'autre, tout est plage et palmier", ndlr), une phrase extraite de la première lettre que Pero Vaz de Caminha (1450-1500), l'écrivain à bord de la flotte qui a découvert le Brésil, a adressée à son roi. J'aimerais qu'il sorte en août ou en septembre. Par ailleurs, j'ai déjà écrit les chansons et le titre de mon troisième CD. - Ce serait bien de jouer ce répertoire devant un public étranger ! Avez-vous déjà voyagé hors du Brésil ?
- Non, jamais. Est-ce que ça existe vraiment, la France ? C'est un petit rêve...
- Tom Jobim a voyagé pour la première fois hors du Brésil à l'âge de 35 ans, et il se considérait déjà "vieux" !
- Villa-Lobos avait cet âge-là, lui aussi ! Bon, je vais faire la même chose, alors ! (il éclate de rire) Vous savez, j'ai vraiment envie de voyager, mais en même temps, cela me fait peur. Je suis un peu timide et je manque de confiance en moi, notamment à l'idée de faire entendre ma musique à des gens qui ne comprendraient pas le portugais. Mais il faudra que je le fasse un jour.
(Propos recueillis par A.Y. le 6 avril 2013 à Rio de Janeiro)
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