Rencontre avec Richard Bona, virtuose du Cameroun, en tournée en France
« Un album de résistance. » C’est ainsi que Richard Bona, musicien virtuose natif (en 1967) de Minta, village du Cameroun, sollicité dans le monde entier, présente son dernier disque, acoustique. « Résistance » à une direction prise par le show business, mais aussi à certains travers de l'humanité qui l’inquiètent et dont il nous parle sans détour. Le titre du disque, « Bonafied » (sorti fin avril), jeu de mots à partir de l’expression latine « Bona Fide » (bonne foi), se traduit par « authentique » en anglais. Un album mélodieux, envoûtant et délicat – et que dire de cette voix ? – au croisement de multiples univers, jazz, tango, folk, pop africaine, et où se glisse un hommage au grand song-writer et chanteur folk américain James Taylor, l’une de ses idoles.
La rencontreUn premier rendez-vous avec Richard Bona avait été fixé en avril. Or, le bassiste-chanteur avait été appelé en urgence à Los Angeles par un certain Stevie Wonder... La seconde date est la bonne. Paris, 6 mai 2013, fin de matinée pluvieuse à deux pas du Panthéon, au siège d’une grande « major » du disque. Une heure passionnante avec Richard Bona. Souriant, malicieux, il possède le don de la narration en plus de celui de la musique. Vous l’écouteriez pendant des heures, vous forçant – parfois à contrecœur – à le ramener sur les rails de l’interview. Installé à New York depuis dix-huit ans, Richard Bona en perd parfois son français, l’anglais venant en premier dans son esprit, se mélangeant à la langue de Molière. « J’étais le premier à me moquer de Van Damme ! », s’amusera-t-il.
- Culturebox : Nous devions nous rencontrer en avril, mais vous avez eu un cas de force majeure appelé Stevie Wonder. En préambule, j'ai très envie d'en savoir plus sur cette rencontre !
- Richard Bona : Quatre jours avant de venir en France, mon manager me dit : « Devine qui vient d’appeler ? » David Foster, qui réalise le nouvel album de Stevie Wonder. Il a rappelé depuis Los Angeles. Stevie a pris le téléphone : « Tell Richard Bona I want him here ! » J’avais des interviews bouclées et je devais aussi aller au Brésil pour jouer avec le Symphonique de São Paulo. Galère ! Je suis allé à L.A. et j’ai passé trois jours en studio avec Stevie. Nous n’étions que tous les deux.
- Alors, comment les choses se sont-elles passées ? Comment est-il, Stevie Wonder ?
- Il est génial ! J’avais déjà joué avec lui aux Nations Unies, par exemple, pour le Jazz Day. Mais on ne s’était pas vraiment rapprochés. Il faut dire que quand je travaille, je suis assez réservé, je ne vais pas vers les gens. À Los Angeles, avant que je me rende au studio, le réalisateur m’a dit : « Stevie ne veut pas chanter… » Je suis arrivé deux heures avant lui, j’ai réarrangé les rythmiques d’un morceau, j’ai tout mis en place, joué des percus, mis des guitares, un peu de basse. Stevie arrive, il écoute, il demande : « Qui joue de la basse ? De la guitare ? » On lui répond : « C’est Richard Bona. » « Ah bon ? Ah, ok… Ouvre le micro ! » Et il a chanté comme un Dieu. Pour moi, c’est un grand maître, quelqu'un qui a bercé mon enfance et qui continue à me bercer. On m’avait engagé pour jouer de la basse, j’ai fait aussi des percus et de la guitare… Et Stevie m’a demandé de chanter ! Il avait écouté mon dernier album ! « Je veux que tu fasses les choeurs sur un morceau. » Et moi, je pensais : « You're talking to me ? » (il rit, les yeux émerveillés) Quand j’aime les gens, je les aime profondément et toujours. Quand une musique me touche, je suis comme un gamin. En plus, Stevie est adorable. Un autre jour, je lui demande pourquoi il ne joue pas de nouveaux morceaux. Il soupire et murmure : « Parce que je suis paresseux… » Puis il dit : « Tu veux un nouveau morceau ? Ok ! » On met le piano, les cordes… Il se met à jouer et c’est incroyable. Et à 63 ans, il peut chanter ses chansons avec la tonalité d’origine, même si elle était très haute. C'est un des seuls qui jouent encore live. Je pèse mes mots. Aujourd’hui, dans la pop, beaucoup de concerts sont en playback, neuf stars sur dix y ont recours. J’insiste. Personne ne le sait. Y compris les journalistes, les spécialistes de la musique. Cela affecte mon métier, car on ment au public. - Et cela vous affecte aussi, de toute évidence... Parlons un peu de votre album, « Bonafied »…
- En fait, mon album est complètement acoustique, en signe de révolte. C’est parti d’une interview. Quelqu’un m’a dit : « Tiens, toi qui passes en France, il y a ce DJ - je ne vais nommer personne, sourit Richard Bona - qui est quand même un créateur incroyable ! » Maintenant, on appelle même les DJs des créateurs ?
- En France, les DJs remportent des Victoires de la musique...
- Mais qu'est-ce que le DJ fait ? Je prends un morceau de tel artiste qui chante « La Vie en rose », je prends une batterie d’afrobeat de Fela, je mets ça ensemble, et c’est de la création ? C’est incroyable ! Ce métier est carrément en danger ! Je parlais de révolte. J'ai repris ma guitare et je me suis dit : « Je vais faire un album acoustique, ils m’emmerdent, tous ces trucs électroniques. » C'est comme ça que j'ai composé tout l'album. Et je pense que je vais rester sur cette ligne. Aujourd'hui, il faut que le son soit toujours cadré, dans tous les disques pop, et il n'y a plus de batterie…
- Même si votre disque a été écrit en réaction à des choses qui vous révoltent, l'impression générale qui en émane à l'écoute, quand on ne comprend pas les paroles, c'est pourtant une forme de sérénité...
- L'album reste serein à l’écoute. Il reste très joyeux. Mais dedans, il y a énormément de résistance. Je l'entends quand j’écoute « Tumba La Nyama », par exemple. - Justement, pouvez-vous nous expliquer de quoi parlent vos chansons ?
- Il s’agit de contes. Dans « Tumba La Nyama », les animaux se réunissent dans la forêt pour évaluer l’être humain. Ils lui demandent : « Chaque fois qu’on te voit, tu es triste. Pourquoi ? » L’être humain répond : « Vous avez de la chance. Vous détenez tous les secrets de la nature ! Le poisson peut nager ! L’oiseau peut voler ! L’éléphant est si fort. » Les animaux lui disent : « Ne t’en fais pas, on va t’apprendre tous ces secrets ! » À peine les animaux ont-ils commencé à lui enseigner les choses, que l'être humain est déjà devenu « l’inventeur » de l’aéronautique, le « créateur » des sous-marins, des bateaux… Il y a eu usurpation de savoir-faire. L’être humain n’a jamais rien créé. Nous copions tout ce qui se trouvait déjà dans la nature des millions d’années avant nous. Mais on ne crédite jamais les animaux pour leurs créations. Les animaux reviennent voir l’être humain. « Alors, maintenant que tu as construit des avions, ça va ? » Et ils voient qu’il est toujours triste ! Il est encore plus triste qu’avant ! Le hibou dit : « Finalement, c’est une espèce qui ne sera jamais contente. » C’est une espèce qui demandera toujours tout à la nature, qui lui prendra tout, jusqu’au moment où la nature lui dira : « Il ne me reste plus rien. Tu as tout pris. » C’est une espèce qui mourra de soif les pieds trempés dans l’eau. C’est imagé, mais c’est basé sur la réalité de ce que nous appelons le développement.
- Le « progrès » ?
- Qui nous dit que le progrès, c’est ce dont on a besoin ? Qui dit que le progrès est l’ami de l’homme ? Je ne sais pas, mais j’en doute. Quand j’étais gamin, je n’imaginais pas qu’un jour, j’achèterais de l’eau. L’eau, la rivière, la source… Aujourd’hui, j’achète l’eau ! C’est mon point de référence. Je suis sûr que le jour où l’être humain va contrôler l’air, on va te regarder et dire : « Richard Bona, tu fais quoi, 85 kg, donc tu as besoin de tant de mètres cube.Tu as un peu d’argent, là ? » Comme de l’essence ! Ça va arriver ! J’espère que je ne serai plus là ! « Tumba La Nyama », c’est la tribu des animaux qui parlent et observent l’être humain dans son « progrès ». Le progrès est l’ennemi n°1 de l’homme. Rares sont les gens qui vont l’accepter ou même le comprendre. L’être humain a vécu pendant des millions d’années sans le progrès. Ces cent dernières années, on a fait beaucoup plus de progrès que dans n’importe quelle époque. Et c’est là que nous avons tout détruit. Et on continue. Un paragraphe de la chanson dit : « En plus, c’est une espèce qui prétend aimer ! » La nature nous aime. Inconditionnellement. Vous et moi, nous sommes assis là, nous respirons l’air qui nous est donné gratuitement. L’eau nous parvient gratuitement. Même si on se plaint tout le temps quand il pleut, quand il fait trop chaud… Nous avons tout cela gratuit, pour notre subsistance. Et nous, comment remercions-nous la nature ? Nous devrions tous nous lever le matin et commencer par lui dire merci ! Mais on ne le fait jamais, on considère que ça nous est dû ! On n’y fait même plus attention ! Mais la nature est la plus forte. Même si elle ne parle jamais. Celui qui a le plus de torts, c’est celui qui parle le plus. Quand vous voyez quelqu’un très bien se défendre… (il murmure) c’est qu’il est coupable ! (rire) Observez autour de vous ! - Pouvez-vous nous donner un autre exemple d'une chanson ayant un message ?
- Toutes ont des messages ! « Dunia », par exemple, c'est la vie. En Afrique, on a embrassé, on a imposé, tout ce qui venait du monde occidental. Je dis : « Tu n’es pas obligé d’embrasser tout ça aussi. » Quand je vais en Afrique, je vois des choses et je dis : « Tu sais, en France, l’été, c’est là où on a jugé qu’il fallait prendre des vacances, parce qu’il fait très chaud, que ce n’est pas le bon moment d’aller en classe. Alors que l’hiver est propice pour étudier. Nous, en Afrique, on a embrassé le même mode scolaire. Sauf que c’est l’inverse dans l'hémisphère sud ! Quand on va à l’école en février, il fait 40 degrés. Et pour nous, la saison des pluies, c’est juillet-août ! Pour vous, c’est l’été, mais pour nous aussi, c’est le moment où on prend les vacances ! Alors qu’on devrait être en classe pour étudier. Et vous vous demandez pourquoi les gosses africains dorment en classe ! La chanson « Dunia » dit : « Vous avez vous-mêmes tué l’ancien été pour embrasser la nouveauté. » Et des deux côtés, d’ailleurs. Il y en a d’autres qui se disent très africains…Si c’est comme ça, alors dans ce cas, il faut l’être à 100% ! Vous dites que vous voulez être authentique avec votre manière de penser : « On ne veut plus rien du colon. » Mais dans le même temps, vous embrassez l’église. Or, qui a amené l’église ? En Afrique, on trouve les plus croyants aujourd’hui ! Vous ne pouvez pas discuter avec un Africain sur ce sujet ! Moi qui ne connaissais que les protestants et catholiques, j’ai vu des églises chez moi, « épiscopales », « de la première heure »… Bah dites donc, Dieu, good business ! Je me dis : « Ok, si on veut avoir une autre manière de penser, pourquoi est-ce qu’on a toujours ça ? » Si on rejette, alors qu’on rejette tout en bloc ! Dans « Dunia », je chante toute cette confusion.
- « Mut’Esukudu » est l’une des deux chansons (sur onze au total dans l’album) que vous n’ayez pas écrite… Elle est signée de Sadrack Mbondi Kollo.
- « Mut’Esukudu », c’est « l’étudiant ». C’est une vieille chanson que j’avais entendue très jeune. Monsieur Sadrack Mbondi Kollo, c’est un ancien ! J’étais ami avec son fils. C’était la première fois que j’entendais quelqu’un jouer un accord mineur... Quand j’étais petit, au début, je jouais tout en majeur. Et là, j’entends un accord mineur et je me dis : « C’est quoi, ça ? » Pour moi, ça sonnait sexy ! C’est comme ça que j’ai appris à en jouer. J’ai chanté cette chanson à sa façon, j’ai réarrangé les cordes. Les paroles disent : « Quand j’étais gamin, je ne savais pas lire parce que je n’avais personne pour m’acheter les bouquins… » Toutes les chansons ont des histoires derrière, des histoires réelles.
- L'album renferme un duo avec Camille, "La fille d'à côté". Comment s’est-elle retrouvée sur ce projet ?
- Je connaissais Camille avant qu’elle fasse des albums. Elle était pote avec une de mes ex-copines. Un jour, elles sont venues me voir chez moi à New York. C’est comme ça que je l’ai connue. Le même soir, je jouais pour le comptable de Bill Gates, chez lui ! Camille nous a accompagnés. Elle a sympathisé avec le mec, ils ont beaucoup discuté. Je ne sais pas trop de quoi ils ont parlé, car Camille est un peu rock’n’ roll, alors que le mec était un businessman assez pointu... Camille est une artiste magnifique, je l’adore. J’aime son approche très épurée, très brute. C’est d’ailleurs mon ex-copine qui m’a suggéré de travailler avec elle. Elle a écrit très vite les paroles sur une musique que je lui avais envoyée. - Vous avez repris un titre de James Taylor, « On the 4th of July ». Je crois que vous êtes un grand fan de ce song-writer…
- Oui, j’adore James Taylor ! Et j’aime bien m’amuser aussi, parfois, quand je fais un album. J’ai appelé Sylvain Luc (guitariste de jazz, ndlr), qui est un ami. On ne savait même pas quel titre on allait faire. On a fait cette reprise, juste comme ça. J’aime bien aussi faire les choses sans avoir réfléchi au préalable. Pour moi, Sylvain est le plus grand guitariste. Dans ce disque, je rends donc hommage à un artiste de mon enfance, Sadrack Mbondi Kollo, et je rends hommage à quelqu’un que j’ai connu beaucoup plus tard. Et ce n’est pas fini ! On rendra hommage à tout le monde ! Et un jour à Stevie.
- Vous faites de nouveau appel à Gil Goldstein (arrangeur, pianiste et accordéoniste new-yorkais) pour certains de vos arrangements pour cordes, avec qui vous avez déjà travaillé par le passé…
- C’est un super ami, et c’est aussi mon professeur, il faut le dire ! À New York, il est mon professeur d’orchestration. Je compte aussi prendre quelques cours avec Vince Mendoza (arrangeur et compositeur américain, ndlr). I love it !
- Vous êtes toujours en train d’étudier !
- Mais oui… Le jour où je n’apprendrai plus, je pense que ce sera fini. Et ces musiciens connaissent des choses que je ne connais pas. Je suis fasciné par ça. Gil, bien sûr… Et puis ce musicien que je viens de rencontrer au Brésil, João Maurício Galindo, qui dirige l’Orchestre Jazz Sinfônica de São Paulo. Il m’a montré des trucs… Aïe aïe aïe… (il lève les yeux et les bras vers le ciel) Maintenant, j’ai l’impression que je ne sais même pas jouer… I’m sad ! Mais c’est bon ! Je passe deux heures avec lui, il m’explique des choses, je trouve la solution. Il y a des choses que je ne comprends pas dans Stravinsky, je vous le dis franchement. João Maurício m’a pas mal expliqué tout ça.
- Les rencontres font de toute évidence partie des grandes satisfactions de votre carrière. Quelles sont celles qui vous ont particulièrement marqué ?
- Tout d'abord, il y a le fait d’avoir eu un grand-père musicien, hyper talentueux, qui m’ait initié. C’est hyper important dans votre son. Ça aide beaucoup, même s’il ne m’a jamais appris quoi que ce soit. Il a senti : « Ah, le gamin, il est bon ! » Il m’a fabriqué mon balafon, et là, j’ai commencé à taper dessus. C’était mon plus beau jour, je crois. Mon plus beau cadeau, jusqu’à aujourd’hui. Et par la suite, il y a le fait d’avoir rencontré des mecs que j’ai toujours admirés : Herbie Hancock, George Benson, Salif Keita, Stevie Wonder, même des plus jeunes, Lauryn Hill, John Legend… Et des anciens comme Harry Belafonte ! J’ai été son directeur musical pendant deux ans ! Ça a été mon premier job à New York, deux semaines après mon arrivée là-bas… J’ai toujours comme une étoile, je dois l’avouer. J’arrive à un endroit, je ne connais personne, et d’un seul coup, il y a le mec qui écrit des paroles pour lui qui vient manger juste à l’endroit où je joue pour des clopinettes, et qui vient me dire : « Eh toi, j’ai un ami qui va t’appeler, c’est Harry Belafonte. Donne-moi ton téléphone. » Moi, je ne le connaissais pas. J’avais 26 ans. Ça s’est toujours passé comme ça, comme s’il y avait un guide, un ange gardien, je n’ai jamais eu de difficulté. Et aujourd’hui, mon ange gardien, c’est le public.
(propos recueillis par A.Y.) Richard Bona en concert
11 mai : Coutances (Jazz sous les Pommiers)
13 mai : Ris-Orangis, Le Plan
15 mai : Villeurbanne, Le Transbordeur
16 mai : Six-Fours-Les-Plages, Espace Malraux
17 mai : Marseille, Espace Julien
18 mai : Nice, Théâtre Lino Ventura
19 mai : Festival Jazz de La-Ferté-sous-Jouarre
21 mai : Paris, Café de la Danse
3 juillet : Saint-Etienne, Festival des 7 Collines
15 octobre : Paris, La Cigale
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