Tigran Hamasyan explore les chants sacrés d'Arménie
Première collaboration avec le label de jazz ECM, "Luys i Luso" - "Lumière dans la lumière", en arménien classique - a été réalisé avec des chanteurs du Chœur de chambre d'Erevan dirigé par Harutyun Topikyan. Tigran Hamasyan a réarrangé quatorze pièces religieuses : hymnes, cantos ainsi que "sharakans", "une forme de blues que l'on trouve dans la musique sacrée arménienne", selon les termes du pianiste. Les œuvres les plus anciennes remontent au moine Mesrop Machtots (362-440), le fondateur de l'alphabet arménien, et les plus récentes à Komitas (1869-1935), prêtre, ethnomusicologue, compositeur et arrangeur.
Les musiques de "Luys i Luso", dont la sortie a été précédée par une tournée internationale, prennent une résonance particulière en cette année du centenaire du génocide arménien. Actuellement en France, Tigran Hamasyan et les chanteurs qui l'accompagnent se produisent ce lundi soir à Angoulême, puis à Paris, Nîmes et Marseille.
- Culturebox : Depuis quand nourrissiez-vous le projet de réaliser un disque autour de la musique sacrée arménienne ?
- Tigran Hamasyan : Depuis le moment où j'ai découvert cette musique, ainsi que la musique folklorique arménienne, à l'âge de 14 ans, je n'ai jamais cessé d'en écouter. Mais je considérais que c'était quelque chose de trop élevé, trop grand pour moi, alors je m'occupais plutôt de musique folklorique. J'adorais et continuais d'écouter certaines mélodies, "sharakans". Récemment, j'ai arrangé une pièce sacrée pour l'album "A Fable" et une autre pour "Shadow Theater". Mais pendant très longtemps, j'écoutais cette musique sans vraiment comprendre ce que je pourrais en faire. Je voulais réaliser quelque chose de sérieux autour de ça.
- Quand le déclic s'est-il produit ?
- Ce n'est qu'il y a trois ans environ que j'ai décidé de me consacrer sérieusement à ce projet. C'était vraiment étrange. Je ne sais pas comment c'est venu. Je suppose que cette idée était arrivée à une sorte de maturité dans mon esprit. J'étais prêt à me lancer.
- L'aboutissement de ce projet n'est donc pas lié au centenaire du génocide arménien que l'on commémore cette année...
- Pas vraiment. Quand j'ai commencé à travailler dessus en 2013, je ne pensais pas qu'il sortirait en 2015. Mais finalement, tout a coïncidé.
- Vous avez enregistré ce disque avec le Chœur de chambre d'Erevan. Est-il le plus important chœur d'Arménie ?
- Non, il en existe trois à Erevan. Ils sont tous formidables. Chacun possède sa particularité. J'ai choisi ce chœur parce que je cherchais des chanteurs qui n'auraient pas uniquement une formation en musique classique, qui ne seraient pas issus de cet univers. Je voulais des voix féminines, et surtout masculines, qui pourraient chanter à la façon dont on interprétait traditionnellement la liturgie, mais aussi de la musique contemporaine.
- Et vous les avez trouvées dans ce chœur.
- Dans ce chœur, pas mal d'hommes possèdent des voix assez crues, brutes, même s'ils ne sont pas habitués à interprêter de la musique contemporaine. C'est drôle, parce que quand je suis rentré en Arménie pour ce projet, je me suis mis en quête de ce type de voix, de groupe. J'ai appelé un ami, Arthur Shahnazarian, qui est compositeur, musicologue et professeur. Je lui ai parlé de mon projet et du type de voix que je recherchais. Il m'a dit : "Aujourd'hui, j'enregistre un chœur masculin de musique sacrée arménienne ! Viens au studio, tu pourras l'écouter." Deux heures plus tard, j'étais au studio, j'ai écouté ces chanteurs et je me suis dit que je pourrais travailler avec eux. Ce n'était pas tout à fait ce que je voulais car ces chanteurs conservaient quelques influences classiques, mais j'ai adoré leurs voix.
- Comment s'est passé le travail avec ces chanteurs et chanteuses ?
- Je n'avais jamais travaillé avec un chœur auparavant. J'avais travaillé avec des voix que j'avais rajoutées en overdub, durant le mixage. Dans ce projet spécifique, il s'agissait d'écrire pour un chœur. C'est tout à fait différent et j'ai appris énormément. Mais avant même de me rendre à la première répétition, je savais que ce serait un sacré défi. J'adorais l'idée d'un travail collectif, avec tous ces chanteurs. Les répétitions se sont échelonnées sur six mois, ponctuées par de petits breaks. Chaque jour, nous travaillions sur les parties les plus difficiles du point de vue rythmique et du point de vue de l'improvisation qui était quelque chose de nouveau pour eux.
- Quelles étaient les principales difficultés d'un tel projet ?
- Le challenge réside dans le fait qu'il y a d'un côté de la musique écrite, et de l'autre le piano qui fait tout le temps quelque chose de différent. Quoi qu'il se passe, le chœur doit garder le contrôle et chanter ce qui est écrit. Or, les variations dans le jeu du piano suscitent aussi des variations dans la dynamique du morceau. Il a fallu du temps aux chanteurs pour incorporer cet aspect. Une autre difficulté réside dans le fait qu'il y a des sections ouvertes à l'improvisation pure. La manière dont se déroule chacune de ces sections va déterminer, dans la partie écrite suivante, comment le chœur va chanter et comment je vais jouer. Enfin, le chœur a dû travailler les quarts de ton, ce qui n'est pas évident quand on a fait le conservatoire où tout doit être carré !
- Quand on se penche sur les différents compositeurs dont vous reprenez des œuvres, on constate que presque tous étaient des religieux, voire, pour certains, des catholicos (des chefs de l'église arménienne) !
- Exactement. L'un d'entre eux, Nersès Shnorhali (il a vécu au 12e siècle, ndlr), portait ce surnom car "Shnorhali" signifie "comblé de grâce, de talents". Je parlais de lui avec le prêtre principal de la région de Gyumri (la ville d'origine du pianiste, ndlr). Nous parlions justement de la façon dont de tels personnages avaient changé un tas de choses. Comment un catholicos d'Arménie peut-il être le plus incroyable des compositeurs ! En plus de ça, il a réalisé beaucoup de réformes dans la liturgie et la messe arméniennes.
- On ne trouve presque pas d'information sur Mkhtar Ayrivanetsi, du moins en faisant des recherches sur internet avec l'alphabet occidental...
- Mkhtar Ayrivanetsi était aussi un religieux qui officiait au monastère de Geghard qui s'appelait autrefois Ayrivank. Il a grandi là-bas. Il a écrit beaucoup de pièces sacrées, hymnes, poèmes. Très peu d'œuvres sont parvenues jusqu'à nous, mais elles sont très populaires dans ce type de répertoire car d'une grande modernité.
- Parmi les compositeurs les plus proches de nous dans le temps, qui était Makar Yekmalian ?
- C'était surtout un arrangeur, contemporain de Komitas, mais un peu plus âgé. Il a arrangé la sainte messe arménienne, "badarak". C'était formidable pour l'époque, mais aujourd'hui encore, dans la plupart des églises, on joue cet arrangement. Ce n'est pas mon préféré, c'est très classique, avec des harmonies écrites à la manière de Wagner. C'est joli mais daté. Yekmalian et Komitas se sont écrit des lettres. Dans l'une d'elles, ce dernier lui demande : "Pourquoi fais-tu ce genre d'arrangement ? Tu ne peux pas juste prendre une harmonie et la mélanger avec la mélodie. Tu dois déterminer les harmonies à partir de la mélodie." C'est ce qui faisait le génie de Komitas. L'harmonie vient de la mélodie, tout part de là.
- Avez-vous un souvenir particulier d'enregistrement à nous raconter ?
- Le dernier jour de studio, nous devions enregistrer le chant sacré "Nor Tsaghik" de Shnorhali, un morceau compliqué. Juste au moment de commencer, il y a eu une panne d'électricité. Nous avons attendu une heure, deux heures, rien. Nous avons appelé la compagnie d'électricité mais personne ne savait quand le courant reviendrait. Nous avons décidé de sortir dans les alentours du studio. Nous savions qu'il y avait une église du 17e siècle tout près. Nous avons marché avec le chœur et toute l'équipe du studio. Je crois que c'était le 10 octobre, il y a un an. Ça a été une expérience fascinante. Quand nous sommes entrés dans l'église, nous nous trouvions dans un état d'esprit assez étrange que je ne pourrais expliquer. C'était comme s'il y avait eu une intervention de Dieu. Nous nous sommes d'un seul coup demandé : "Nous enregistrons de la musique sacrée, comment se fait-il que nous ne l'ayons pas enregistrée dans une église ?" Il nous restait au moins un morceau pour réparer ça ! Cette dernière séance s'est passée comme une expérience méditative. À un moment, certaines filles du chœur chantaient pendant que nous nous promenions dans l'église, contemplant l'architecture et les ornementations. Nous sommes rentrés au studio et une demi-heure plus tard, l'électricité est revenue...
- Tigran Hamasyan et le Chœur national de chambre d'Erevan en concert
Lundi 19 octobre 2015 à Angoulême (festival Piano en Valois)
Mardi 20 octobre à Paris, église Saint-Sulpice
Mercredi 21 octobre à Nîmes (L'agglo au rythme du jazz)
Jeudi 22 octobre à Marseille, abbaye Saint-Victor
> L'agenda-concert de Tigran Hamasyan sur son site
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