Amerrissage réussi sur "Solaris", par Dai Fujikura au Théâtre des Champs-Elysées
Confortablement assis dans le très bel écrin 1910 du Théâtre des Champs-Elysées, le spectateur est transporté dès les premières secondes vers l'inconnu. Coiffé de lunettes 3D, dans le silence complet pendant cinq minutes, il est loin de tout, hypnotisé par des mosaïques grisâtres semblables aux écrans enneigés de l'artiste Hiroaki Umeda : myriade de points sableux, ou marins, ou nuageux… Soudain, tout s'arrête, atterrissage réussi (ou plutôt amerrissage, vous comprendrez pourquoi), bienvenue sur la planète Solaris. Le son peut enfin apparaître. Car là commence la véritable histoire de "Solaris", d'après le roman de Stanislas Lem : directement sur la planète, et non sur terre comme dans le film de Tarkovski qui a pourtant contribué au succès du livre. Solaris est une immense étendue océanique. On ne la verra pas, l'espace scénique se limitant à un grand cube blanc. Mais on la devine par l'équilibre instable des danseurs qui bougent comme le font les algues accrochées au sable, sur une chorégraphie du célèbre Saburo Teshigawara.
Par la musique aussi, signée Dai Fujikura, un compositeur japonais qui, à 37 ans à peine, s'est imposé sur la scène européenne (installé à Londres, il est aussi souvent à Paris pour travailler avec l'IRCAM), encouragé par deux références du contemporain, Peter Eötvös et Pierre Boulez. "Solaris" est son premier opéra, et en même temps, la première commande du Théâtre des Champs Elysées de son histoire.Un livret intelligent qui tient l'opéra, entre tension et poésie
La planète "Solaris" possède une mystérieuse forme avancée d'intelligence extra-terrestre qui agit en miroir de l'esprit humain. Elle crée notamment des clones humains à partir de l'inconscient des hommes qui ont foulé sa surface, en gros les scientifiques de la station d'observation. Parmi ces derniers, un certain Kris Kelvin, venu récemment de Terre prêter main forte au professeur Snaut, scientifique présent depuis longtemps. Kelvin, brillant psychologue mais encore tourmenté par le suicide, dix ans auparavant, de sa femme Hari, fait en arrivant sur Solaris une découverte bouleversante : sa femme, cette même Hari, est là en chair et en os. Est-ce la vraie, ou est-ce une copie ? Passé l'étonnement, puis la joie, vient le trouble. D'autant plus grand que Kris est rongé par un sentiment de culpabilité sur sa mort. Les dialogues avec Hari sont magnifiques, riches d'ambiguïté. Ils trahissent le désir d'aimer et le besoin de se respecter malgré le mensonge.
Extrême finesse de ce livret signé par Saburo Teshigawara et traduit du japonais en anglais par le compositeur Dai Fujikura avec un poète anglais, Harry Ross. Il dit la tension ambiante sur la station sans jamais se départir de sa charge poétique. Chacun des personnages, Snaut, Kris et Hari, est conscient de son sort : de sa finitude pour les uns, de sa "déshumanité" pour l'autre. Faut-il pour autant cesser de vivre l'instant présent ? "J'ai peur de la mort, j'ai peur de vivre, mais j'accepte les deux", conclut Kris Kelvin. "Solaris", c'est le côté "alien" qui est en nous-mêmes
Sur scène, les questions philosophiques et morales sur l'existence posées par "Solaris", sont ballottées comme un fardeau entre les personnages. Quatre chanteurs (les trois auxquels s'ajoute un autre scientifique) pour faire vivre les dialogues en musique et quatre danseurs - à chacun correspond un double - pour expliciter les sentiments : l'harmonie, l'équilibre, la violence libératoire (Bravo aux quatre excellents danseurs : Nicolas Le Riche, Saburo Teshigawara, Rihoko Sato, Vaclav Kunes). C'est l'astuce trouvée par Saburo Teshigawara pour évoquer à la fois le clonage et la décomposition de la parole, celle qui dit et celle qui agit, empruntant ainsi aux codes du théâtre traditionnel japonais. "C'est une histoire qui, sans se dérouler sur la planète Terre, n'a rien d'une histoire de science-fiction", raconte le compositeur Dai Fujikura avec conviction : "c'est une plongée dans les profondeurs de la psychologie humaine. Si on veut, "Solaris", c'est le côté "alien" en nous, la partie que nous ne connaissons pas de nous, car elle est enfouie profondément". Comment traduire musicalement ce voyage dans l'inconscient ? "Comme les situations ne sont pas celles du quotidien j'ai pensé que l'histoire pouvait entrer directement dans l'inconscient, sans passer par le truchement d'une action des personnages. Ce n'est pas une science fiction qui se déroule dans l'espace avec des aliens ! D'une certaine manière, quelque chose d'extraordinaire et irréaliste advient, mais ces éléments viennent de nous-mêmes", poursuit Fujikura.
Un son inconnu
Pour illustrer cette étrangeté intérieure, l'électronique fournit au compositeur "un son inconnu" à partir de ce que joue l'orchestre. Préparée avec les réalisateurs de l'Ircam au terme de nombreuses séances d'expérimentation, la transformation se fait en direct : " une dimension "alien" du son qui ne sera donc pas la même à chacune des sept représentations de l'opéra, à Paris, Lille et Lausanne" précise Fujikura. Le travail réalisé sur le son de la voix de la soprano qui interprète Hari, la magnifique Sarah Tynan vise, selon lui, à "exprimer qu'elle est belle et innocente, mais aussi un peu terrifiante parce que quelque chose ne va pas. Est-elle là ou pas ? L'ordinateur prend alors au hasard une phrase pour la traiter légèrement par une petite modulation, sans que la soprano ne s'en aperçoive. Quelque chose de sa voix alors s'envole, quelque chose d'infime. Pffut…". L'exemple le plus saisissant de la dimension de l'inconscient de "Solaris" est fourni par le personnage de Kelvin, dont l'opéra donne à entendre deux voix : une première, normalement perceptible, chantée sur scène par Leigh Melrose (très convaincant, comme tous les chanteurs de cette production), un baryton lyrique, accompagné par la richesse des bois, du basson, du cor. Et une deuxième voix, qui est la voix intérieure, chantée hors champ par Marcus Farnsworth, "qui nous donne l'impression qu'on est dans sa tête", explique Dai Fujikura. Transformée par l'électronique et diffusée dans la salle à travers les baffles créant l'effet de spatialisation cher à ce compositeur, la voix de ce Kelvin-là chante le plus souvent à l'opposé de ce qui est dit sur scène : nerveusement, staccato, presque en chuchotant. Une manière pour les auteurs, Dai Fujikura et Saburo Teshigawara, de montrer que ce protagoniste de "Solaris" est un anti-héros, contrairement au héros du film de Tarkovski. "C'est un psychologue très tourmenté, plein de problèmes et de questions". La dernière, exprimée comme un désir : "Ce voyage est terminé ou je reste au centre de l'éternité ?"
"Solaris" de Dai Fujikura au Théâtre des Champs-Elysées à Paris
Le 7 mars 2015
Direction d'Erik Nielsen, Mis en scène de Saburo Teshigawara
Opéra de Lille les 24, 26 et 28 mars
Opéra de Lausanne, les 24 et 26 avril
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