"C'est souvent par le plus innocent qu'arrive la subversion" : Denis Podalydès décrypte le sens de "Fortunio" qu'il met en scène à l'Opéra Comique
Dix ans après la première mise en scène de "Fortunio" en 2009, Denis Podalydès reprend la comédie lyrique d'André Messager à l'Opéra Comique. Et en fait un spectacle drôle, brillant et sensible. Il nous en dévoile les dessous. Rencontre.
A sa création en 1907, à l'Opéra Comique à Paris, Fortunio d'André Messager fait un tabac. Et pour cause : adaptation du Chandelier d'Alfred de Musset, cette comédie lyrique qui explore les différentes formes d'amour réunit avec verve propos romantique et vivacité comique. Mais comme cela arrive souvent, l'œuvre est délaissée (à partir des années 1950) et ne réapparaît qu'en 2009 dans une mise en scène de Denis Podalydès qui la reprend aujourd'hui.
Sous la direction musicale de Louis Langrée, et avec le ténor Cyrille Dubois dans le rôle-titre, la première a pu se tenir, malgré les grèves, jeudi soir, 12 décembre. La veille, Denis Podalydès nous recevait chez lui pour nous dévoiler le sel de sa mise en scène. Rencontre.
Franceinfo Culture : Pourquoi avoir choisi Fortunio pour votre première mise en scène d'opéra, que vous reprenez aujourd'hui, dix ans après ?
Denis Podalydès : On me l'a proposée, je n'avais jamais monté d'opéra. Le chef d'orchestre Louis Langrée a été décisif, il m'a rendu sensible à la partition de Fortunio, à l'œuvre musicale, mais aussi au livret. C'est un très beau livret qui a l'air modeste, on peut parfois le trouver trop mélodramatique, mais il a beaucoup de charme par les situations qu'il met en scène : il y a une femme au milieu de trois hommes dont le désir est… indécis.
Trois types d'amour…
Il y a ces trois polarités : l'amour conjugal d'abord, celui du notaire - mais qui est plutôt l'amour paternel, avec ce qu'il apporte de tranquillité, de bonne réputation, de stabilité. Il y a ensuite l'amour sexuel franc et massif, représenté par Clavaroche, c'est le désir dans toute sa sauvagerie, c'est le fameux goût du prestige, de l'uniforme, de la baguette - les militaires au 19e siècle auraient pour équivalent aujourd'hui les stars de cinéma. Et enfin il y a l'amour romantique, qui est celui de Fortunio, l'amour du cœur, l'amour sensible, mais aussi l'amour qui fait sauter les digues, qui est finalement le plus menaçant pour l'ordre social. Parce que Maître André et Clavaroche représentent deux possibilités de l'ordre social : celui du notaire - il n'y a pas plus pondéré comme pouvoir et comme force de stabilité, et puis l'amour du militaire qui est comme l'amour de Tartuffe, l'amour sans scandale, le plaisir sans peur, qui s'accommode parfaitement du notaire.
La figure de Fortunio, une peu à part dans la société, a-t-elle une résonnance particulière aujourd'hui ? Il est un peu perdu, cet homme…
C'est souvent par le plus "paumé", celui qui est apparemment le plus innocent qu'arrive la subversion. Les personnages romantiques sont un peu des chevaux de Troie : comme ils semblent très à l'écart du pouvoir, ne représentant qu'une force de rêverie, ils arrivent sans coup férir, et petit à petit, cette force renverse l'ordre.
Ça c'est la dimension théâtrale. Mais il y a aussi évidemment la musique, très importante, d'André Messager. Fortunio est un opéra singulier qui n'est pas construit selon la structure air-récitatif, tout est au service de la narration. Comment avez-vous appréhendé la musique?
En très étroite entente avec Louis Langrée. Lui cherche éminemment une musique théâtrale, moi un théâtre musical. Louis porte une grande attention au texte, c'est pourquoi il demande aux chanteurs une grande clarté de diction. Il cite souvent ce mot de José Van Damme je crois : "chanter, c'est parler un peu plus haut". Il faut donc qu'il y ait une parole et qui dit parole dit interprétation. C'est là qu'on se rencontre. Moi je travaille avec les chanteurs comme avec des acteurs, alors qu'il y a dix ans je respectais beaucoup les chanteurs, mais en les respectant je les aidais sans doute moins.
Depuis votre premier Fortunio, il y a dix ans, il y a eu une grande évolution ?
Oui, j'ai une familiarité plus grande avec la musique, avec les chanteurs, avec les chefs d'orchestre. Une confiance plus grande aussi. Et puis je m'accorde cette possibilité de me donner librement à mon goût du théâtre musical. Fortunio, c'est une comédie lyrique, donc je me sens parfaitement à l'aise, ça ne cesse pas de jouer, et ça ne cesse pas de chanter.
Que leur dites-vous, à vos chanteurs-comédiens ?
Je les alerte sans arrêt sur la situation, sur le sens des répliques, sur le sens de l'adresse. Je les force toujours à écouter ce qui est dit, et ne pas à penser à leur réplique qui vient après. Pour qu'ils soient "modifiés" : dans une belle pièce, toute réplique modifie le cours de la pièce et l'attitude de l'autre. Je m'acharne là-dessus, parce que c'est aussi le spectateur qui en est modifié. Si une réplique n'est pas entendue, si elle ne change pas le climat, elle est nulle et non avenue, elle passe comme on enfle des perles. Ce que je fuis par-dessus tout c'est le jeu en général, les choses sont dites mais on en tire pas toutes les conséquences.
Quelles conséquences ?
Parfois sous une petite réplique anodine ("et vous, Madame, qu'en pensez-vous"), un tournant, un petit séisme peuvent se produire. Donc il faut rendre les acteurs ultrasensibles à tout ce qui se dit et à tout ce qui passe : une action, un lapsus, un acte manqué, dans cette pièce-là c'est très intéressant. Et puis j'essaie aussi de nourrir les personnages de manière à ce que les chanteurs aiment leur rôle, y croient : Clavaroche n'est pas qu'un militaire sans scrupule, non, c'est un vrai séducteur qui a du charme, qui a une capacité de souffrir. Jacqueline, elle, est une femme qui aspire simplement à la liberté, une femme qui a été sans arrêt maintenue en enfance par son mari qui l'appelle ma pigeonne, ma bichonne, et qui découvre la beauté du désir avec Clavaroche et ce fait la rend encore plus sensible à Fortunio.
Parlons enfin du décor que vous proposez à l'Opéra comique, qui évoque, au premier tableau, une scène de genre du 19e siècle...
Je tenais à ce que ça se passe un printemps hivernal, un début de printemps qui soit sous la neige parce que j'avais des souvenirs cinématographiques de belles scènes d'amour sous la neige. Je ne voulais pas d'un printemps bucolique et charmant. Eric Ruf, qui signe les décors, m'a montré les tableaux du Danois Hammershoi, et j'ai eu très très envie de ça.
On est bien fin 19e siècle…
Je n'avais pas envie d'actualiser, ça m'ennuie la transposition, ça me fait sombrer immédiatement dans une sorte de léthargie. Je n'ai pas besoin de ça pour savoir si une pièce est actuelle ! Il y a des gens qui font ça magnifiquement. Moi, c'est le contraire : ce genre d'œuvres m'attire dans ce qu'elles ont de passé voire de dépassé. Elles contiennent toujours du vivant – d'ailleurs même la poussière est vivante. Si on cherche, si on fait de la rhétorique, on peut toujours trouver des équivalents dans le monde contemporain. Dans Fortunio, par exemple, avec la position de la femme aujourd'hui. Mais pour moi ce sont des mots. Dans l'art, j'aime ce qui est apparemment mort. Souvent je prends un très vieux livre, pas ouvert depuis des années, d'une collection de poche toute jaunie, et puis je lis quelques lignes et je suis frappé parfois par la beauté de ce qui en émane. (Il prend un livre dans sa bibliothèque, NDLR). Là, je trouve des poésies d'Yves Bonnefoy, j'ouvre une page sur Shakespeare, ça va me… Voilà. Je lis tout autant des auteurs contemporains, mais je ne cherche pas à voir dans les œuvres d'art ce qu'elles ont d'actuel. Si c'est beau, ça vient tout seul.
"Fortunio" à l'Opéra Comique à Paris, jusqu'au 22 décembre 2019.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.