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"Comme chef d'orchestre, on peut se baigner dans cette musique !" : rencontre avec Simone Young qui dirige "Salomé" de Strauss à Bastille

Grande spécialiste mondiale de Strauss, Simone Young dirige la nouvelle production du sulfureux "Salomé", d’après Oscar Wilde, à l’Opéra de Paris. Pour Franceinfo Culture, la cheffe d’orchestre australienne dévoile les secrets de cette musique puissante et de sa direction. Rencontre.

Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
La cheffe d'orchestre Simone Young.  (SANDRA STEH)

Au commencement était un épisode de la Bible – la danse de la princesse de Judée Salomé pour charmer son beau-père Hérode qui lui offre la tête de Jean-Baptiste – raconté par les évangélistes Mathieu et Marc. Oscar Wilde en fait un drame, Salomé (sorti en français en 1891), qui sert de trame au troisième opéra de Richard Strauss, créé en 1905 et proposé aujourd’hui à l’Opéra Bastille.

Au cœur de son œuvre, la folie et surtout le désir extrême, sexuel et de mort qui ont inspiré à la metteuse en scène américaine Lydia Steier des tableaux tour à tour décadents, très sanguinolents et lugubres. A la baguette, l’une des grandes expertes de ce répertoire, l’Australienne Simone Young qui nous a accueillis dans un bureau avec vue au dernier étage de Bastille pour évoquer cet opéra, Salomé, qu’elle affectionne. Et c’est un plaisir de parler avec elle - en français, tout naturel pour cette polyglotte - tant elle est passionnée et généreuse.

Franceinfo Culture : Malgré votre vaste répertoire, vous êtes toujours présentée avant tout comme une experte de Strauss et de Wagner...
Simone Young : C'est étrange parce que les deux compositeurs sont toujours associés alors qu’ils sont très différents. Oui, j'adore ce répertoire et ça a commencé à l’adolescence. Salomé (de Strauss) est le premier opéra que j'ai vu, j'avais treize ou quatorze ans. Après ça, j'ai lu le drame d'Oscar Wilde en français (sa version originale) puis en anglais. Et puis j’ai joué Salomé à mes débuts quand j'étais cheffe de chant à l'Opéra de Sydney… J’étais ravie d’interpréter cette musique. Et j'adore la langue allemande, qui est un peu ma deuxième langue maternelle.

Que vous apporte cet univers musical ?
J'adore les drames, j'adore l'extravagance de cet orchestre énorme... C'est vrai, c’est une musique "de luxe", chez tous les deux… J’ai parlé de Strauss. Mais aussi de Wagner : la Tétralogie ou Tristan ou encore Parsifal que j'ai dirigé ici avant l’été, c’était si exaltant ! Pour moi, si je n’ai pas deux Wagner et deux Strauss dans une saison, c'est une saison pauvre (rires). Mais ça ne veut pas dire que je n’aime pas la musique italienne, la musique française (rires) ! J'ai fait des opéras français, je les ai même enregistrés.

"Salomé" à l'Opéra Bastille. Debout, en blanc, Salomé interprétée par Elza van den Heever. (AGATHE POUPENEY)

Vous dirigez Salomé à Bastille. Qu’est-ce qui vous interpelle le plus dans cet opéra si novateur pour son époque ?
Il y a trois choses. C'est d’abord un opéra parfait, avec une architecture claire, directe. On commence dans un monde affreux, un monde de sang et de violence pour arriver dans un monde d'amour, même si c'est un amour sombre, corrompu. Il y a une ligne. Elle commence avec la clarinette seule, les aigus, les flageolets (sortes de flûtes, ndlr) accompagnés des cordes, et elle finit avec tout l'orchestre, plus de cent personnes : tous les cuivres, tous les bois, les harpes, toutes les cordes à l'unisson. Il y a une telle extravagance ! Comme chef, on peut se baigner presque dans cette musique.

La deuxième chose importante, c'est que j'adore les chanteurs. Or, bien plus que tout autre répertoire, la musique de Wagner et de Strauss est exigeant avec eux. J'adore ces chanteurs : ils sont sensibles - presque trop sensibles - et courageux, parce qu'ils affrontent ce drame très difficile. Enfin, troisième chose, c’est la dimension physique : quand on joue cette musique, on la ressent par les spectateurs. Je crois qu’il est impossible d’assister à une représentation de Salomé sans être touché. Qu’on trouve tout cela affreux ou qu’on le trouve très sensuel, dans le public on est vraiment complètement dans le drame.

Le spectateur est d’ailleurs frappé par cette musique qui est immédiatement dans l’action. C’est une sorte de fulgurance qui dure 1h40 : ça ne s’arrête jamais, même le chant ne propose pas de répit…
C’est vrai, il n’y a pas de répit, particulièrement d’ailleurs pour la pauvre Salomé (interprétée par Elza van den Heever), qui, dans cette mise en scène, est sur scène dès le début et jusqu’au bout, c’est énorme !

Et même pour vous : votre geste de direction de l’orchestre est d’ailleurs très physique, c’est très sportif… Comment dirige-t-on un tel opéra ?
Oui c’est sportif, c'est vrai. C’est comme un voyage un peu long : dès le départ on doit savoir où on va le finir. Ca peut être un peu plus long par ici, on peut avoir un détour par là. Mais on on sait où on va. Ce n’est pas comme être dans un tunnel, c’est vraiment un voyage car qu'on regarde à droite, on regarde à gauche, on entend tout, mais on est vraiment dans la musique et ce dès l'entrée dans la fosse.

Il y a la musique de Strauss et puis ce qu'elle raconte. Le désir sexuel, la folie, la mort sont au cœur de Salomé, soulignés par la mise en scène volontairement décadente et mortifère de Lydia Steier. Comment portez-vous cette thématique sur le plan musical ?
Je crois que Strauss l’a déjà fait pour moi. Tout est déjà là dans la musique. Prenez, avant la fin, le moment où Salomé dit de Iokanaan, le prophète, dont elle a fait couper la tête : j'ai baisé des lèvres, quel est ce goût sur tes lèvres ? Est-ce celui de l’amour ou est-ce celui de la mort ? Quand elle chante le goût d'amour, nous sommes en sol majeur, c’est la tonalité la plus simple, la plus jolie. Et quand elle chante le goût de la mort, il y a cette note sur le heckelphone, l’instrument le plus grave de la famille des hautbois, que Strauss affectionnait. C’est très bas, pas du tout joli, très nasal, un son un peu en dehors des sons normaux, une couleur très spéciale. Et il y a un petit glissando dans le premier violon qu’on joue avec un seul doigt. C'est sale, il y a dégoût déjà dans le son.

Quel est, à ce moment-là, votre rôle de chef d'orchestre ?
C'est le choix du chef d'orchestre de mettre ou pas l'emphase sur ces moments. Et par exemple, dans la célèbre Danse des sept voiles, il y a cette mélodie (elle chante la mélodie orientalisante) que tout le monde a en tête, mais aussi la contrebasse qui exprime le danger qui vient de la musique de l’amour de Iokanaan. Mais c'est plus grave, plus long, plus étendu, plus sombre. Et ça reste "sous la musique", si je puis dire. C'est comme si l'ombre de la mort restait même derrière ces musiques folkloriques, très connues et simples. Et moi, je fais presque toujours le choix de prendre ces éléments un peu différents et de les faire émerger du son global de l’orchestre.

Une dernière question, concernant la présence des femmes aux rôles de chef d’orchestre à l’Opéra de Paris. Vous avez été une pionnière à l’opéra dans le monde, et notamment ici puisque vous avez été la première cheffe femme à diriger une production lyrique à l’Opéra de Paris…
Oui, j’ai été la première femme ici dans cette maison ! Et je suis fière de ça ! Mais c'était il y a presque trente ans.

La metteuse en scène Netia Jones (Les Noces de Figaro, janvier 2022) parlait dans ces colonnes d’une très faible représentation des femmes aux rôles-clef des productions à l’Opéra de Paris…
Mais ça change maintenant ! En ce moment, Speranza Scappucci est là, à Bastille, elle dirige Les Capulet et les Montaigu, elle est vraiment spécialiste pour les musiques de belcanto. Et Suzanna Mälkki était là aussi. Oui, ça commence à changer, partout dans le monde. Les gens ne parlent plus de nous en tant que chefs femmes, mais en tant que chefs. Et ça c'est bien.

"Salomé" à l'Opéra Bastille, jusqu'au 5 novembre 2022

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