Emmanuelle Haïm livre les secrets du "Retour d’Ulysse" de Monteverdi sur Culturebox
"Le retour d'Ulysse dans sa patrie", l’un des trois ouvrages lyriques qui nous soient parvenus de Monteverdi, considéré comme l’inventeur de l’opéra, retrouvait après 15 ans d'absence la scène parisienne au Théâtre des Champs-Elysées. Ce soir, 13 mars, a lieu la dernière avec à la baguette Emmanuelle Haïm et à la mise en scène Mariame Clément. Vous pouvez retrouver cet opéra dès ce soir et jusqu'au 3 mars 2018 sur Culturebox en live.
Mare Nostrum
Juste avant le lever du rideau, l’image du grand bleu méditerranéen, Mare Nostrum de rêve mais dangereux, sorte de "seascape" à la Sugimoto, mais d’un azur presque violent. Soudain, dès le prologue elle laisse la place à la blancheur éblouissante des murs du Palais royal d’Ithaque où Pénélope se morfond dans l’attente du retour hypothétique de son mari. Dans "Le retour d’Ulysse", deux récits s’imbriquent : celui, au Palais, de la solitude de Pénélope, étonnante reine qui, vingt ans durant, n’a jamais cédé aux avances si nombreuses de ses prétendants et rivaux. Et celui du retour d’Ulysse, depuis son bateau phéacien jusqu’aux rives d’Ithaque où vont se faire, grâce aux conseils de Minerve, les grandes retrouvailles : avec l’ami proche, le berger Eumée, avec le fils Télémaque rappelé de Sparte, et enfin, avec Pénélope. Entre ces deux récits, l’Olympe est le passage obligé où Jupiter et Neptune débattent et prennent leurs divines décisions.Avec la scénographe Julia Hansen, Mariame Clément crée un dispositif scénique à la fois ludique et très esthétique : un décor qui se transforme, se déboîte, se déplace, permettant des allers-retours constants entre passé et présent, récit marin et scène de campagne grecque, vie au Palais et rendez-vous au bistrot de l’Olympe. Une succession de tableaux d’une grande beauté (comme celui de la montagne qui semble presque dessinée par un Taniguchi), utile quand elle sublime la théâtralité de Monteverdi, superflue lorsqu’elle ne fait qu’illustrer, voire surligner le propos chanté. Sur le papier, la distribution offre à ce "Retour d’Ulysse" un couple de choc avec le ténor franco-mexicain Rolando Villazon et la mezzo-soprano tchèque Magdalena Kozena dans les rôles d’Ulysse et de Pénélope. Malheureusement, le premier (souffrant qui plus est) a perdu ses moyens vocaux et tient péniblement jusqu’au terme de l’opéra malgré sa force dramaturgique. La seconde séduit elle irrémédiablement en Pénélope solide et frêle à la fois, dès son magnifique "Torna Ulisse".
Le reste du cast est une succession de coups de cœur, et notamment la soprano Anne-Catherine Gillet, remarquable en Minerve, les ténors Mathias Vidal - en jeune Télémaque, Jörg Schneider - comique Irus, ou encore Kresimir Spicer en Eumée, fidèle ami.
Secrets de fabrication de cette œuvre majeure de Monteverdi, avec la directrice musicale, Emmanuelle Haïm.
Ce qui frappe dans "Le retour d'Ulysse", c’est que la musique de Monteverdi est très descriptive des émotions des personnages. L'œuvre se déroule comme une suite d’illustrations sonores du texte...
C’est complètement ça, c’était le but de Monteverdi. En inventant l’opéra, lui et d’ailleurs, d’autres compositeurs de cette époque, ont quitté l’écriture "madrigalesque", polyphonique, complexe de la Renaissance. Leur but ? Que le personnage de l’histoire puisse, par le pouvoir de sa voix seule, arriver au must de l’émotion. Certes la voix peut éventuellement être accompagnée par un ou plusieurs instruments du continuo (un luth, une harpe, un clavecin, une viole), donc qui improvisent. Mais l’idée est celle-là : toucher, simplement avec ça, le cœur de l’auditeur au plus profond. Avec "Le retour d’Ulysse", on est 35 ans après le premier opéra, mais on cherche exactement à peindre les émotions par cette "amplification" des mots. C’est presque une déclamation chantée. Quand Pénélope dit "Non voglio amar" (je ne veux pas aimer), on hausse un peu le ton en le disant, Monteverdi met ça en musique comme si on parlait, mais en le magnifiant.
Comment travaillez-vous avec cette matière qui est déjà théâtrale ? Votre tache de directrice musicale se situe à la frontière du travail de la metteure en scène…
La base de travail pour ce type d'œuvres est le texte : qu’il faut d'abord lire et comprendre sans musique, parce qu'il est complexe, les sous-textes sont variés, on peut entendre les choses très différemment. Cette première interprétation se fait toujours ensemble : directeur musical, chanteurs, et évidemment metteur en scène. Après on commence à déclamer dans le rythme de la musique que donne Monteverdi et progressivement on chante, en espérant que le chant n’enlève pas la subtilité de ce qu’on peut mettre parfois dans une voix parlée. Il faut alors également déterminer les instruments qui vont jouer avec ces différentes voix chantées.
À force de peindre les différentes émotions des personnages de l'opéra, l'écriture de Monteverdi tend à "personnaliser" la musique selon chaque caractère...
À ce stade du travail, il y a en effet certainement une "personnalisation" qui se fait par la constitution du continuo. Prenons l'exemple de la scène où Ulysse se réveille et dit "Dormo ancora" (je dors encore). Là, on ne choisira pas un accompagnement très fourni, mais quelque chose d’évanescent, de transparent, pour accompagner son réveil : quelques luths qui vont égrener les accords. Entre le chanteur et les musiciens qui l'accompagnent, rien n'est écrit, tout s'improvise peu à peu et se crée cette personnalisation. Autre exemple : dans le Prologue, on a décidé que le personnage de la Fragilité humaine soit quasiment sans continuo, juste les luths, la harpe et la corde pincée qui vont l’accompagner, parfois une viole de gambe, mais à peine ; pour le Temps qui a une musique plus anguleuse, avec beaucoup d’aspérité, on a choisi de la régale (petit orgue), du clavecin, du trombone, les accords qu’on donnera seront plus heurtés ; enfin à la Fortune, on a donné un clavecin plus volubile avec un violoncelle qui va servir de fil rouge.
Comment dirigez-vous (musicalement) les chanteurs sur scène ?
Une fois réalisé le travail de préparation avec les chanteurs, il faut évidemment les laisser vivre sur le plateau, ce sont eux aussi qui racontent l’histoire. D’une certaine manière, on est plus proches d’une pièce de théâtre que d’un opéra où on a généralement prise. Ici il faut plutôt lâcher prise. Exemple : on ne peut pas diriger le monologue de Pénélope : il faut la laisser raconter son "Torna Ulisse" ("Reviens Ulysse !", acte 1 scène 1).
Vous connaissez bien l'œuvre de Monteverdi. Qu’est-ce qui vous a le plus touché dans "Le retour d’Ulysse" ?
C’est la façon dont le librettiste et le compositeur tissent l’histoire. Par exemple, en choisissant de la ponctuer par des duos, sorte de fil rouge, c’est magnifique : celui entre Eurymaque et Mélantho, les deux serviteurs, qui est musicalement brillant ; le très joli duo entre Ulysse et Minerve, qui leur permet de régler les affaires de l’Olympe ; le chant très émouvant des retrouvailles entre Eumée, le berger, et Ulysse ; celui encore plus émouvant entre Ulysse et Télémaque qui signe les retrouvailles entre le père et le fils ; on a le très brillant duo Télémaque-Minerve ; et évidemment le duo final entre Ulysse et Pénélope. Entre le premier et le dernier duo, une évolution est perceptible, où Monteverdi nous tient en haleine, avec une formidable variété d’écriture. Et cette variété, d’ailleurs, est l’autre chose qui me touche beaucoup. D’un côté on a des scènes avec des personnages un peu grotesques ou des scènes de foules épiques, comme la fameuse scène du concours de l’arc (où Ulysse déguisé en vieil homme se mesure aux prétendants au trône, ndr). Et de l’autre, à l’opposé, des scènes comme ce premier monologue où Pénélope (dans la douleur de l’interminable attente d’Ulysse, ndr) gît dans son lit : c’est sublime ! Et c’est une analyse incroyable du cœur de Pénélope, on est dans les méandres de son âme… À ce propos, c’est frappant de voir combien les choses n’ont pas changé : on a l’impression que le cœur lui-même n’a pas changé. Evidemment c’est un cas très extrême que d’attendre quelqu’un pendant vingt ans, mais il y a des femmes qui attendent toute leur vie un mari qui ne revient jamais…
Justement quel écho actuel peut avoir "Le retour d’Ulysse" ? Plus globalement, comment par exemple un jeune qui le découvre aujourd’hui peut recevoir cette oeuvre ?
J’ai un retour positif de jeunes allant de 10… à 25 ans ! L’histoire se raconte. La mise en scène est d’une aide précieuse, parce qu’elle est inventive, variée, pleine de trouvailles amusantes, sans dénaturer le propos de l’œuvre. Concernant le Prologue, par exemple, il faut un peu expliquer, pour les enfants en tous les cas, qui sont ces personnages et pourquoi Mariame Clément les présente comme ça : la Fortune, qui est aveugle et qui cogne partout, traitée de manière un peu décalée, très drôle, avec sa "Roue de la fortune" ; Amour avec ses petites ailes ; et la "Fragilité humaine" (notre destinée humaine en quelque sorte) qui est comme une émanation de Pénélope, c’est un peu son âme qui sort du lit où elle vient de s’étendre. On peut parfois aider le spectateur… Mais le propos n’est-il pas en tous les cas toujours d’actualité ? Le Prologue dit qu’on est ballottés entre le Temps qui nous consume, la Fortune où on ne sait jamais qui l’emporte des "voglie" (les désirs) ou des "doglie" (les douleurs), mais c’est le plus souvent les deuxièmes et enfin Amour qui fait n’importe quoi de sorte qu’on se retrouve associés pas forcément à la bonne personne… Concernant l’histoire d’Ulysse proprement dite : les dieux de l’Olympe et surtout ce personnage d’Ulysse parlent à tout le monde y compris aux enfants qui connaissent malgré tout la mythologie. C’est une œuvre qui peut donc être vue par les jeunes. Mais est-ce que l’histoire est vraisemblable ?
Dans ce que Mariame Clément m’a proposé, je trouve très bien que l’on voie bien sur scène, que Pénélope en réalité reconnait tout de suite Ulysse même si elle ne le lui dit pas. La mezzo-soprano Magdalena Kozena le montre très bien. Certes, parce qu’elle a été trompée mille fois par des gens qui prétendaient être Ulysse, elle peut toujours jouer sur les 20 ans qui ont passé, sur l’ambiguïté, mais au fond de son cœur véritablement, elle sait que c’est lui. Celle-ci est peut-être la seule question de totale invraisemblance pour le public d’aujourd’hui.
"Le retour d'Ulysse dans sa patrie" de Montreverdi
Au Théâtre des Champs-Elysées, jusqu'à ce soir, 13 mars 2017.
Sur Culturebox, dès ce 13 mars 2017 et jusqu'au 13 mars 2018.
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