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Interview Barbara Hannigan, soprano star : "Non, Bérénice n'est pas une hystérique !"

Barbara Hannigan n'est pas qu'une chanteuse que les opéras s'arrachent. C'est un phénomène : soprano, chef d'orchestre, les deux à la fois, et surtout comédienne. Sur scène, elle se livre sans retenue, endossant souvent des rôles bord cadre. Comme celui de Bérénice, rôle-titre de l'opéra de Michael Jarrell créé à Garnier. Rencontre.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Barbara Hannigan.
 (Marco Borggreve - Opéra national de Paris)

Nous rencontrons Barbara Hannigan quelques jours après la première de "Bérénice" de Michael Jarrell à l'Opéra Garnier, dans une mise en scène de Claus Guth, et à quelques heures à peine avant de monter sur scène pour une nouvelle représentation. Barbara Hannigan joue le rôle-titre de Bérénice dans cet opéra composé d'après le texte de Racine. Bérénice est la figure de l'amour trahi. Celui que Titus, qui s'apprête à devenir Empereur de Rome, sacrifie sur l'autel de la raison d'Etat, se refusant à épouser Bérénice.

On est dans la loge de Barbara Hannigan. Elle ne prend pas le temps d'enlever son pardessus. Mais en revanche elle nous donne du temps. Choisit de faire l'interview en français (langue qu'elle parle très bien pour une Canadienne anglophone), pose et pèse ses mots, mais réfléchit vite.

Dans quel état êtes-vous, en ce moment, à quelques heures de monter sur scène ?
J'ai eu une matinée avec un peu de stress, plusieurs rendez-vous, un orchestre qui me demande comme chef invitée... Mais bon. Après 25 ans d'expérience comme musicienne, j'ai appris, au moment où il le faut, à me concentrer complètement, exactement sur ce que je dois faire sur scène. J'ai appris à compartimenter tout ce qui est ici : la musique de Jarrell, la mise en scène de Guth, mes collègues, et le fait de chanter précisément ce que je dois chanter. La musique est incroyablement difficile, complexe, etc.

Bo Skovhus (Titus), Barbara Hannigan (Bérénice) dans "Bérénice" de Jarrell. 
 (Monika Rittershaus/Opéra national de Paris)
Oui, et on a l'impression que vous vous donnez entièrement sur scène, et ce n'est pas une formule. D'où ma seconde question : comment étiez-vous après la première de "Bérénice" ?
Oui j'ai tout donné. A la première, l'énergie était différente par rapport à l'avant-première et à la pré-générale. J'ai donné beaucoup plus d'énergie par exemple dans la scène de la danse violente avec Bo. Du coup, je me suis trouvée plus fatiguée dans la 4e séquence, mais j'aime ça aussi, d'avoir des expériences différentes chaque fois. Et de trouver les choses totalement différentes : les intentions, les couleurs de la voix, l'intensité, la violence, la fragilité, tout. Je ne veux pas être une machine qui peut tout faire exactement avec la même perfection. Je veux avoir la possibilité… d'échouer.

Michael Jarrell a composé "Bérénice" pour vous. C'est une sacrée responsabilité, non?
Oui mais… Il y a beaucoup de musiciens qui ont composé pour moi. Je suis comme une toile pour le compositeur : il projette quelque chose sur moi et moi je donne la palette des couleurs, je donne le corps, je donne peut-être le courage et certainement la voix. Mais ce n'est pas… moi. Il a composé pour lui-même, pas pour moi. Et ce n'est pas une insulte, c'est la réalité. Aussi Pascal Dusapin : il a composé pour moi… pour lui-même. Et idem George Benjamin. Donc je suis Pascal Dusapin, je suis Michael Jarrel, je suis George Benjamin, sur scène. Je suis Alban Berg : quand j'ai chanté Lulu, j'ai pensé : il y a un pourcentage de ce personnage qui est Alban Berg, et aussi Barbara, et aussi Lulu, etc.

Sauf que "Lulu" est une œuvre déjà écrite, ancienne, que vous vous appropriez. Alors que Michael Jarrell a écrit "Bérénice" en ayant en tête Barbara Hannigan…
Oui, peut-être ça donne une liberté…

Pour qui la liberté ? Pour vous ?
Non, pour Jarrell ! Parce qu'il sait que je peux faire ce qu'il me demande : j'ai une tessiture grave et aussi aigüe, j'ai une voix flexible, je n'ai pas peur d'essayer les choses, j'ai aussi un sens du rythme très fort... 

Vous êtes également chef d'orchestre. En quoi le fait que vous dirigiez aussi, change les choses, et notamment dans la relation au compositeur ?
Avec le compositeur ça ne change pas beaucoup que je sois chef aussi. Pour les compositeurs, l'important c'est mon expérience dans la musique contemporaine, et donc la confiance qu'ils peuvent m'accorder parce que j'ai fait ma première création il y a 30 ans. Pour moi en revanche, c'est de plus en plus intéressant de regarder la partition comme chef. Et d'avoir de l'empathie pour le rôle de chef d'orchestre dans tous les répertoires, et durant toutes les phases des répétitions : avec piano, en studio, dans les "italiennes" (les répétitions avec voix seule, non jouée), avec l'orchestre sur scène… J'aime toutes ces étapes importantes. Et j'ai envie de faire des productions d'opéra comme chef.

Pendant les Victoires de la musique 2018, le grand public a pu vous voir à la fois chantant et dirigeant.
Ça, c'était trop cool…

Vous voudriez continuer l'expérience, c'est prévu ?
Absolument ! 50% de cette saison, je fais des concerts comme chef et je chante la plupart du temps aussi une ou deux pièces. Je serai invitée principale à la Göteborg Symphony pour trois saisons et puis je retourne avec le Philharmonique de Munich, le Symphonique de Toronto, je vais faire mes débuts avec Cleveland cette saison, c'est beaucoup.

Revenons à la Barbara Hannigan soprano. Vous avez dit récemment que vous vous définissiez comme une "actrice qui chante" et non une chanteuse qui joue. Pouvez-vous préciser ?
Je pense cela aussi quand je suis chef d'orchestre. C'est une question de dramaturgie de la musique. Je n’ai pas les mots exacts pour l'expliquer, mais c’est mon rôle d’incorporer en moi le personnage et la musique en même temps. Ce n’est pas séparé. Mais mon chemin, c’est peut-être un peu plus en direction du drame, du travail de comédien.
Répétitions de "Bérénice" : Ivan Ludlow (Antiochus), Julien Behr (Arsace), Barbara Hannigan (Bérénice)
 (E. Bauer/Opéra national de Paris.)
Prenons un exemple dans "Bérénice" pour comprendre cette cohabitation de la musique et de la comédie dans votre jeu.
Oui. Il y a des moments dans la musique de Jarrell que j’ai trouvés un peu trop hystériques concernant le personnage de Bérénice, que je n'ai pas voulu incorporer. Alors j’ai combattu cette tendance dans la musique, de manière à avoir un peu plus de lyrisme dans le personnage. J’ai pensé aussi que si Bérénice est tout le temps hystérique, le public ne peut pas avoir de sympathie pour elle. Alors j’ai cherché une contre-direction dans mon corps, spécialement dans les moments où la musique a une tonalité hystérique. Je ne sais pas si j’ai réussi mais j’ai beaucoup travaillé pour ne pas proposer une Bérénice folle, ahihahouh (elle imite une personne hystérique). Dans la séquence 3, il y a des moments de grande énergie, quand elle combat et danse avec violence, mais ce n’est pas de l’hystérie. C'est l’énergie de l’amour, du désespoir de ne pouvoir nourrir cette relation qui est importante pour les deux personnages. C’est aussi ma responsabilité de tempérer les couleurs et de donner mon expérience de femme, de comédienne, de musicienne à l’opéra. Avec le metteur en scène Claus Guth, nous avons la petite blague : dis-moi seulement ce que tu veux et je vais le faire. Mais c'est une blague ! C’est impossible, impossible. On collabore, on travaille ensemble, on cherche ensemble j’ai donné des idées…
Barbara Hannigan (Bérénice).
 (Monika Rittershaus/Opéra national de Paris)
Lesquelles par exemple ?
J’aime le fait de ne plus savoir qui a eu l’idée, par exemple, pour moi d’être couchée sur la chaise : était-ce Guth ou moi ? Et le moment où je suis tombée. Ou la danse : je me souviens avoir dit que dans la séquence 3, la musique est trop difficile. Moi je veux être sur scène absolument, sans mouvement, ai-je dit. Claus a alors suggéré : je veux quelque chose comme "La la la human steps" (du nom d'une compagnie de danse contemporaine, NDLR), une vraie danse violente. Le soir, à la maison, j’ai cherché sur internet et j’ai choisi les mouvements que je pouvais faire à tel et tel autre moment, ce qui était possible pour Bo (Bo Skovhus, le baryton qui joue Titus, NDLR). J'ai pensé à ce que je pouvais faire, chanter et regarder Philippe Jordan (le chef d'orchestre, NDLR) en même temps. Ensemble nous avons créé les choses, mais ce n’était pas au metteur en scène de faire ça seul.
Répétitions de la danse avec Bo Skovhus pour "Bérénice" de Michael Jarrell.
 (E. Bauer/Opéra national de Paris.)
Comment définissez-vous vos limites sur scène ?
Dans mon process, je cherche toujours d'abord les limites physiques et émotionnelles, et après je trouve la manière de chanter. Alors dans un premier temps je pers, pas vraiment ma voix, mais la possibilité de chanter du bel canto dans les répétitions, et je la retrouve une fois que j'ai appris tous les aspects physiques. Donc d'abord la comédie, les choses physiques, l’émotion, l’émotion, l’émotion.... Et puis je travaille moi-même ou avec mon prof ou avec mes collègues pour trouver une manière de respirer, de me calmer, et de trouver un signal visuel pour Philippe Jordan quand je suis en mesure de chanter à nouveau…



L'interview avec Barbara Hannigan était terminée. Avant de repartir, nous avons évoqué son rôle, il y a quelques années, dans "La Voix Humaine" de Poulenc, au sujet duquel dans notre article nous avions associé la chanteuse à deux comédiennes américaines, Anna Thomson et Gena Rowlands. Quel n'a pas été le ravissement de Barbara Hannigan à entendre le nom de cette dernière : "Mon Mathieu (le comédien et réalisateur Mathieu Amalric, son compagnon, NDLR), m'a conseillé de voir les films de Cassavetes avec elle. Et ça a changé ma vie ! Mathieu a changé ma vie, mais les films de Cassavetes, ce que Gena Rowlands a fait, c’était incroyable ! J’ai donc regardé ces films, pas seulement pour la "Voix humaine", mais aussi pour "Pelléas et Mélisande" que j’ai fait avec Warlikowski, ce n’était pas pour copier quelque chose, absolument pas, mais pour regarder avec beaucoup de respect l’énergie. Avec sa discipline et sa technique, elle est parvenue à cette spontanéité qu'on voit. Et c’est exactement quelque chose que Pierre Boulez m'a dit aussi : avec la discipline technique et la préparation, c’est possible d'être spontané. Mais ce n’est pas une liberté totale : c’est un chemin où, au dernier moment, surgissent beaucoup de possibilités. C'est comme un feu d’artifice, il y a une concentration et puis... tac" (Barbara vient de claquer des doigts).

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