: Interview Marie-Nicole Lemieux, déchirante mère blessée dans "Jephtha" de Haendel
A l'Opéra Garnier, Claus Guth met en scène le dernier oratorio de Haendel, dirigé par William Christie. "Jephtha", composé à partir d'un récit biblique, narre à la fois une rude mais triomphale victoire militaire et politique, et un tourment familial des plus douloureux. Revenu en Israël après 18 ans d'exil, Jephté gagne la guerre contre les Ammonites, ce qui lui offre également le pouvoir chez lui. Mais le chef veut respecter le vœu qu'il avait fait avant de partir en guerre, celui d'offrir en sacrifice la première personne croisée à son retour, en cas de victoire. Cette personne s'avère être sa fille unique, Iphis. Cette dernière n'aura la vie sauve que grâce à l'intervention d'un ange in extremis.
La distribution est remarquable : le ténor Ian Bostridge est Jephté, la soprano Katherine Watson, qui fait ses débuts à l'Opéra de Paris incarne Iphis. Et la contralto canadienne Marie-Nicole Lemieux est Storgé, femme du premier et mère de la seconde. Mater dolorosa en puissance, elle a notamment des visions qui l'interpellent et l'inquiètent quant à l'issue des événements. Un rôle, celui de Storgé qui occupe littéralement la scène au début de l'opéra pour peu à peu s'effacer. Avec son enthousiasme habituel, Marie-Nicole Lemieux nous a accordé récemment une interview.
Dans "Jephtha", chaque personnage a un rôle symbolique : Jephté est la puissance, mais aussi le fanatisme. Iphis, la fille de Jephté, représente l’innocence sacrifiée. Hamor est l’amour. Et vous, Storgé, la femme de Jephté…
Je suis la femme qui souffre, la victime de tout ce qui se déroule…
Mais il n’y a pas que ça ! Storgé a des rêves prémonitoires, des visions, elle sait ce qui va se passer ! Elle n’est pas que victime, elle est préparée au pire, elle essaie de s’opposer, en tout cas elle exprime sa colère…
Oui c’est vrai. Storgé, c’est la spectatrice aussi.
La "spectatrice" ?
Oui. J’exprime un peu ce que le spectateur peut penser : je suis le lien entre le spectateur et les personnages. Eux, les personnages sur scène, ne voient rien de ce qui est en train d’arriver, c’est ça qui est terrible. Pour Iphis, par exemple, au début il n’y a que son papa, son papa, il va à la guerre, elle le soutient. Ils sont tous contents et moi, Storgé, je suis toujours la seule à penser que la guerre, ça n’est pas drôle, les gens souffrent, meurent. Et Jephté, il peut se faire tuer ! Donc je suis dans ce rôle. Et il y a autre chose, concernant le sort d’Iphis…
Oui, Iphis, la fille de Jephté qui devait être sacrifiée et qui finalement survivra : elle n’est finalement pas tuée par son père, mais devra se consacrer à Dieu.
Voilà. Je suis tellement contente que Claus Guth n’ait pas été dans une espèce de boum boum trala-la tout est oublié, on est contents, on s’aime à la fin... Non ! En plus, tout ça est quand-même ancré dans ces mouvements Balance ton porc, #me too, etc. ! Moi, en tant que femme, je vois cet opéra-là comme une preuve de la misogynie historique de la construction de la mythologie occidentale. Parce que si on prend, dans la Bible, Abraham : il voulait sacrifier Isaac, ok ? Alors l’ange est apparu et a dit à Abraham : ça va, tu auras une descendance, il a laissé Isaac tranquille. Il ne lui a pas dit : tu vas être chaste jusqu’à la fin de tes jours, il l’a laissé vivre et avoir des enfants. Pourquoi Iphis n’a pas le même sort ? Et en plus, ce qui est absurde dans cette histoire : Dieu, il n’a rien demandé ! C’est Jephté qui fait ce vœu. Et Iphis non plus, n’a rien demandé. Et pourquoi on n’a pas dit à Jephté : mais laisse-la vivre ta fille, laisse-la avoir des enfants, laisse-la épouser Hamor, c’est ça qui aurait été juste… Non, on la sacrifie encore, puisqu'on la met au service de Dieu toujours vierge, alors qu’on sait que dans la mentalité de l’époque l’accomplissement d’une femme était d’avoir des enfants… Donc je suis contente qu’à la fin, on n’est pas heureux. Personne n’est heureux. En plus ma fille est partie comme dans un autre monde, j’essaie de faire un pas vers elle et elle se tourne vers moi et me rejette…
"Votre" fille…
Mais oui, je suis encore dedans ! Et ça me fait de la peine, elle est frustrée pauvre petite, et donc c’est évident que Jephté a tout brisé. Et puis s’il avait tué mon enfant, si le coup était tombé, je serais morte avec elle, c’est sûr.
Vous avez fait allusion à la place de la femme. Juste un mot alors sur la polémique qu’il y a eu autour de cette "Carmen" de Florence où le metteur en scène italien Leo Muscato a changé le finale pour que Carmen tue Don José pour des raisons "féministes". Vous avez été récemment Carmen au Théâtre des Champs-Elysées…
Moi je n’ai pas vu la mise en scène à Florence, donc je ne peux pas dire, c’est très difficile pour moi. Mais Carmen reste une grande œuvre. Quand on l’a fait au Théâtre des Champs-Elysées, je mourais et justement, le message féministe est encore plus fort. Parce qu'on sait que ça arrive encore et encore. Les gens n’applaudissent pas parce que la femme meurt, ils applaudissent l’œuvre, ils applaudissent comme quand on voit un film qui nous choque et nous fait réfléchir. Parce qu’il ne faut pas se voiler la face : des crimes passionnels, ça arrive encore trop souvent, si on pouvait mettre en lumière ça ! Et puis de toute façon, si c’est elle, Carmen, qui tue, ça reste un homicide, c’est un crime passionnel, ça reste une chose qui ne devrait pas être, on n’appartient à personne. Je répète : on n’appartient à personne ! Au Théâtre des Champs-Elysées, je peux vous dire que les gens sont venus me voir : d’abord pour me dire qu’ils avaient compris le texte, qu’ils étaient dedans, et ensuite qu’ils n’avaient pas réalisé à quel point c’est un opéra féministe. Mais pour ce qui est de la mise en scène de Florence, encore une fois, je ne l’ai pas vue…
Revenons à votre rôle dans "Jephtha" : Storgé n’est pas seulement une femme inquiète, la dimension maternelle de ce personnage est importante.
Oui, la mère c’est ça, c’est… Marie qui voit son fils sur la croix, c’est cette notion-là, de toutes les mères qui voient leurs fils mourir, dans la mythologie aussi. Et plus largement, c‘est dans l’imaginaire collectif. Je disais tout à l’heure que Storgé représentait le spectateur : mais si vous me re-demandez ce que je vis sur scène, avant tout autre chose je vais dire : je suis une mère. Et une mère qui s’inquiète pour ses enfants. Pendant les répétitions, c’était très dur parce que j’ai une fille qui était là cette fois-là, et elle a pleuré. En fait, c’est comme le jeu, ça exorcise, je suis complètement dedans et je pleure : à chaque fois que je suis sur scène je pleure, je suis dévastée, mais en même temps je sais que ça n’est pas vrai. Le jeu du comédien c’est d’aller dans ces zones-là et de revenir…
Justement, vous êtes très comédienne dans "Jephtha"…
J’ai toujours été comédienne, mais quand on est avec des gens qui sont comédiens aussi, ça hausse notre niveau. Et c’est encore plus fort quand on est sur scène et on ne chante pas. Et moi, c’est ça que j’aime à l’opéra ! C’est là qu’on peut faire un peu la comédie, on peut jouer. Et si toutes les personnes sont dans cet état d’esprit, ça nourrit les autres, ça élève le truc ! L’autre jour, j’étais tellement énervée dans mon rôle de Storgé que j’en ai explosé mon collier ! J’ai senti la colère monter et je pensais, par rapport à Jephté : tu ne vas pas me prendre ma fille, tu ne vas pas la tuer !
Un mot sur vos différents rôles. D’ici l’été, mis à part un Bernstein et un Mahler, vous avez une succession de trois programmes qui peuvent paraître un peu comme un résumé de votre carrière : il y a aujourd’hui du baroque avec Haendel, puis du répertoire italien du XIXe siècle (ici Verdi), et enfin de la musique française, ici Saint Saëns. C’est une sorte de merveilleuse trilogie de Marie-Nicole Lemieux qui se dessine en à peine quelques mois.
Vous me le faites réaliser, je ne m’en étais pas rendue compte. C’est vrai que je me retrouve un peu dans mon monde, même si je n’aime pas du tout dire ça. Mon monde, quoique, sur le Haendel… ça faisait très longtemps que je n’en faisais pas. Après avoir fait Verdi, Rossini, Berlioz, je me sens un peu plus à l’aise dans le baroque, j’ai aussi un plus grand plaisir d’auditrice. Pendant l’opéra, quand je ne chante pas, je m’assois et j’écoute les autres. Et sur ce plateau-là, je dois dire que c’est vraiment un plaisir ! Et il n’y en a pas un parmi mes collègues, qui ait dit : là je ne peux pas faire ça parce que ma voix… Ce qu’on peut rencontrer dans un opéra verdien parce que la demande vocale est tellement grande. Ce que je retrouve avec le baroque c’est ce côté théâtral, mais d’orfèvrerie. Un côté très intime, comme dans un petit théâtre de quartier, idoine pour créer une émotion.
Concernant votre placement de voix, quelle différence majeure y a-t-il entre ces trois types de répertoire ?
Curieusement chanter Verdi est moins fatigant que le baroque. Dans le baroque, il y a l’exigence de la minutie, de la précision, et ce n’est vraiment pas le même geste. Et en même temps, par rapport au répertoire italien, le baroque est un peu comme un baume vocal (rires) ! Par exemple, j’aime bien faire du baroque avant Ulrica (son rôle dans "Le bal masqué", NDLR), parce que dans ces scènes-là, je me sens remplie de ma voix des pieds à ma tête ! Ou mieux : je pars du haut de la salle et chante jusqu’aux tallons. Et ça, c’est une autre sensation, physique, très agréable. C’est un autre genre de plaisir. Et la musique est grandiose, "Le bal masqué", c’est un bonheur ! Enfin, la musique française : avec "Samson et Dalila" de Saint-Saëns, c’est un autre traitement vocal que Carmen. C’est quelque chose de plus lyrique, pas que Carmen ne le soit pas, mais par moments il y a des côtés opérette. Là je pourrais dire que tout ça, le baroque et Verdi, sert au but final qui est la musique française. Parce que quand je fais de la musique française, j’ai besoin de tout ça : de l’orfèvrerie du baroque et de la puissance de la musique italienne !
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