Le chef Alarcon dirige Eliogabalo de Cavalli, "inventeur de la mélodie moderne"
"Eliogabalo" : dernier ouvrage de Francesco Cavalli, compositeur majeur du Seicento (17e siècle), digne héritier et successeur de Monteverdi à Venise. Sûrement le compositeur italien le plus populaire de son vivant, auteur d’une quarantaine d’œuvres lyriques, il tente même une carrière en France. Mais sans succès, la concurrence de son compatriote Lully y est sans doute trop grande. "Eliogabalo" date de 1667. L’opéra y illustre la figure de "l’Eroe effeminato", tyran sanguinaire, cynique, libidineux et efféminé… Censuré. Et jamais représenté de son vivant. Il faudra attendre… 1999 pour le voir créé (à Crema, la ville natale de Cavalli). Mais jamais donné en France. Celle du Palais Garnier est donc une nouvelle production très attendue, portée par trois signatures d’aujourd’hui qui font leur entrée à l’Opéra de Paris : le metteur en scène Thomas Jolly, le contre-ténor Franco Fagioli qui tient le rôle-titre et le chef Leonardo Garcia Alarcon.
Cette rentrée musicale est aussi celle de ce chef argentin de quarante ans de plus en plus demandé (concert à Ambronay le 23 septembre et sortie de deux disques), notamment dans le répertoire baroque. Formé au Centre de de musique ancienne de Genève, claveciniste et chef d’orchestre, il s’est taillé une réputation de découvreur. Sa recréation de l’opéra "Elena" de Cavalli au Festival d’Aix en Provence en 2013 a fait date. Nous le voyons lors des dernières répétitions orchestre "d’Eliogabalo" à Garnier. L’homme est un ressort. Machine à décortiquer les partitions, pour en saisir l’ossature, son énergie décuple au contact de ses musiciens de "Cappella Mediterranea", l’ensemble qu’il a créé. Enthousiasme ininterrompu, malgré le travail bénédictin que cela requiert de créer littéralement la musique, mesure par mesure. Il nous consacre quelques minutes de son temps, avant une première répétition scène.
Vous retrouvez Francesco Cavalli dans "Eliogabalo". Qu’est-ce qui vous touche dans l’écriture de ce compositeur que vous connaissez bien ?
Chez Cavalli je retrouve les premiers grands mélodistes de l’histoire. C’est lui qui invente l’aria (l’air), et même "l’aria da capo" (avec reprise) telle qu’on la connaît aujourd’hui et qui marquera tout le 18e siècle ! Cavalli est celui qui commence à instiller, à l’intérieur du récitatif, des mélodies qui vont marquer la nouvelle sculpture musicale des mots.
Il y a donc invention.
Oui, et je pense qu’il fait tout ça au début de manière tout à fait inconsciente et dans une grande indépendance par rapport à Claudio Monteverdi. Lui n’est pas du tout dans cette ligne, il ne fait pas de mélodie, ça lui coûte beaucoup d'écrire une note sur une autre, il réfléchit de manière très cérébrale. Donc chez Cavalli on voit pour la première fois un compositeur avoir cette liberté : c’est la grande révolution de la mélodie ! Il y a une question de jeunesse aussi : Cavalli, c'est une sorte de Mozart au 17e siècle. Evidemment, le plus difficile pour nous aujourd'hui est de donner à entendre cette force : chez Mozart, elle est inscrite dans ses partitions. Mais chez Cavalli ce n’est pas possible : parce qu'au 17e siècle, quand un compositeur meurt, sa musique meurt avec lui. Toutes les intentions de sa musique disparaissent. Du coup, aujourd'hui, diriger Don Giovanni ou un opéra de Rossini est pour moi beaucoup plus simple du point de vue technique, que de créer un Cavalli !
Quel est votre travail sur la partition, justement ?
On a dans le manuscrit de Cavalli la voix avec le texte et une ligne de basse, c'est tout. Il faut donc tout inventer, tout créer, choisir les couleurs instrumentales. Tout ce que vous avez entendu, c'est la partie symphonique qu'il a fallu colorer, c'est à dire les instrumentales, où Cavalli a marqué qu'il faut improviser. Ça veut dire aussi qu'à l'époque il existait la technique de l'improvisation qu'on a perdue aujourd'hui : on mettait une basse comme dans le jazz. Et s'il y avait dix instrumentistes on pouvait jouer, sans que ce soit une cacophonie sonore (rires) !
D'où cette relation très belle à observer dans les répétitions, que vous avez avec la basse continue, c’était un dialogue permanent.
Oui, la basse continue est le cœur de l'opéra. En fonction des arpèges qu'on donne, du type d'accords qu'on donne (secs ou pas), le chanteur réagit ou pas. Généralement, un chanteur réagit à un arpège amoureux d'un luth ou au mordant d'un clavecin, ou encore à la force que peut provoquer une "régale" à l'orgue (un des jeux de l'orgue), par exemple. Tout cela construit la colonne vertébrale émotionnelle d'un opéra, c’est ce qu’on appelle son instrumentation ou "instrumentarium".
Vous avez toujours revendiqué, pour le répertoire baroque, votre position de "Maestro al cembalo", chef dirigeant de son clavecin. Pendant les répétitions orchestre, je vous ai vu beaucoup vous lever. La salle de Garnier vous oblige-t-elle à avoir une autre position ?
Je vais avoir une très grande ouverture vers la scène parce que c'est là que je dois absolument diriger. Je dois stimuler la relation entre les chanteurs, les répliques, et pouvoir modeler ces voix. Alors, pour les arias, les duos, même un quatuor, les chœurs, pour tout cela donc j'ai absolument besoin de mes mains. En revanche pour des récitatifs, je peux stimuler toute la basse continue en jouant. Et de plus on entend mon clavecin depuis la scène ! C'est important de jouer et avoir les mains, ce que Cavalli a dû faire à l'époque.
Il y a ensuite la relation avec les chanteurs. Et notamment Franco Fagioli, rôle-titre...
Franco Fagioli a une grande force dramatique pour incarner des personnages et pour se les approprier. Et c'est même plus important que la voix, un peu comme à l'époque, c'étaient des comédiens, pas des chanteurs. Et en plus lui a des capacités vocales extraordinaires pour les coloratures, pour l'extension de la voix : il y a vingt ans on n’avait pas des voix tellement aigües, le contre-ténor chantait beaucoup plus grave, dans le registre de alto. Aujourd'hui c'est des sopranos, alors les castrats ressuscitent, d'une certaine façon.
Hier vous donniez un Requiem de Donizetti, aujourd’hui "Eliogabalo", demain, de la musique latino-américaine à Ambronay. Chaque fois, avec ce même radical engagement que l’on perçoit lors des répétitions…
Je ne vois pas une autre manière de gérer mon temps, comme l'aurait fait un Kappelmeister (maître de chapelle) ou un compositeur d'opéra : c'est-à-dire être investi à 100% pour des créations. C'est ce que j'aime le plus dans ce métier : à chaque fois enfanter une sorte de créature, donner vie à des émotions que peut-être on ne ressent plus. Pour moi c'est vraiment le plus important : ressusciter l'âme de compositeurs qui ne sont plus là depuis quatre siècles. Alors, je ne me pose pas de questions, j'ai encore la force de le faire et on verra pour la suite.
Comme Franco Fagioli, comme le metteur en scène Thomas Jolly, vous aussi faites avec "Eliogabalo" votre entrée au Palais Garnier, lieu ô combien symbolique...
C’est vrai. Dans le monde il y a à Londres Covent Garden, l’Opéra de Paris, Concertgebouw à Amsterdam, le Met à New York, et j’ajouterai le Teatro Colon de Buenos Aires qui est pour moi le plus beau théâtre au monde. Alors, Garnier ? C’est du "prestige" d’accord, parce c'est un mot français (mais pas très argentin). Un "honneur" ? Ce mot ne me dit rien. Pour moi c'est surtout une grande responsabilité : je vois dans mes mains surtout un compositeur, cet amour, par ce compositeur. Alors je ne pense à rien d’autre. Je sais bien qu'autour il y a trop de choses : trop d'ornements, trop de fioritures, trop de doré... Pas pour moi en tout cas.
Il faudrait un peu plus de Bouddha, comme vous le disiez tout à l’heure en réclamant vingt minutes de recueillement entre deux séances de répétition…
(Rires). Oui. L’important est dans le texte, dans la musique et dans ce que le compositeur a voulu dans l'intimité. C’est toujours pour avoir le mouvement centrifuge (donc tourné vers l’extérieur) dont l'opéra a besoin, qu’il faut, soi-même, être centripète, c’est-à-dire tourné vers l’intérieur.
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