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"Le Consul" de Menotti ou quand l'opéra s'engage
Au Théâtre de l'Athénée, à Paris, l'opéra est politique. "Le Consul" est une œuvre kafkaïenne qui dénonce la déshumanisation de l'administration et la négation de l'individu broyé par la raison d'Etat. Son auteur, Gian Carlo Menotti, reçut le prix Pulitzer pour la musique lors de sa création en 1950. Bérénice Collet, metteure en scène de la pièce, nous en explique la portée. Interview.
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L'histoire : Magda Sorel, épouse d'un opposant à la dictature dans son pays, tente d'obtenir un visa pour rejoindre avec son bébé son mari en exil. Mais au Consulat, Magda découvre qu'elle n'est pas la seule à tenter, désespérément d'avoir des papiers. Elle fait alors face à un personnage, la Secrétaire, dont le propos sonne comme une chanson : "votre histoire est un cas, votre nom est un nombre". Seule solution : remplir des formulaires. L'histoire, très kafkaïenne, évoque aussi les thèmes de l'immigration et de la dictature.
Le compositeur et librettiste : Gian Carlo Menotti, musicien italien installé aux Etats-Unis sur les conseils de Toscanini, écrit les livrets de ses opéras. "Le Consul", écrit en anglais, sera son premier grand succès d'une œuvre longue. Musicalement l'œuvre est originale : si les mélodies et les rythmes sont résolument contemporains de leur époque – l'immédiat après-guerre – on perçoit clairement deux influences : celle du mélodrame de Puccini et celle de la comédie musicale de Broadway. Cette dernière est palpable, bien plus qu'au niveau mélodique, dans l'articulation de la parole et de la musique.
Bérénice Collet est la metteure en scène du "Consul". Précédemment, toujours à l'opéra, elle avait notamment mis en scène "Vanessa" de Samuel Barber, dont le livret était également écrit par Gian Carlo Menotti. Au théâtre, elle vient de terminer la mise en scène "d'Une femme seule" de Dario Fo et Franca Rame, représentée au Théâtre de l'Usine à Eragny-sur Oise et en novembre prochain à Herblay. Pour "Le Consul", nous l'avons rencontrée après la première. Interview.
Qu'est-ce qui vous attiré vers cet opéra, "Le Consul" ?
C'était une vieille envie : je suis à la croisée entre l'opéra et le théâtre, et "Le Consul" est un opéra qui imbrique très profondément le théâtre. Notre chance est que Gian Carlo Menotti écrivait lui-même ses livrets. Résultat : il y a une symbiose parfaite entre textes, musique et action, car tout est pensé ensemble. Par ailleurs, il est assez rare qu'un opéra aborde, comme le fait "Le Consul", un vrai sujet de société. Menotti a là un sujet à défendre, autre qu'une histoire d'amour, un drame ou une tragédie ; c'est quelque chose qui nous regarde tous. En cela il se rapproche du théâtre. Le plus souvent, à l'opéra, il peut y avoir un fond historique ou un contexte mais l'histoire elle-même est centrée sur la chose privée, intime. Même dans un opéra engagé, comme par exemple "Tosca" qui aborde frontalement l'unité de l'Italie ?
Oui, car le thème politique est le contexte, ce n'est pas l'histoire principale, qui reste une histoire d'amour, de jalousie…. Dans "Le Consul", le "politique" est au premier plan. Le drame de Magda est entièrement lié à son rapport à l'administration, à l'Etat totalitaire, et c'est ce qui l'entraîne dans son drame. Mais qui peut être le drame de chacun, comme par exemple, dans l'opéra, celui de cette femme italienne qui a besoin de rejoindre sa fille malade avec un bébé de quatre mois. "Le Consul" peut avoir été écrit pour quiconque, car la sphère privée n'y est pas si importante. D'ailleurs les personnages ne sont pas psychologiquement fouillés. On ne s'intéresse pas à leur caractère : ils sont là comme une figure archétypale.
On est vraiment très proche de Kafka…
Oui. Et c'est pourquoi on a créé un décor changeant pour représenter le lieu du Consulat, les trois "points de vue" proposés ne sont jamais vraiment les mêmes. Pour traduire le caractère insaisissable de l'administration : on n'arrive jamais à la comprendre, à la pénétrer, à en obtenir ce qu'on veut. On est sans arrêt écrasé, manipulé. Et la secrétaire qui représente le Consulat n'est évidemment qu'une petite main, elle fait son travail, au début assez aveuglément, avant de retrouver - un peu tard - son humanité. Restons dans le décor : on peut y déceler quelques repères des années cinquante (la pièce date de 1950), mais sans les archétypes de ces années-là.
On a cherché quelque d'atemporel, entre les années cinquante et nos jours. Donc on peut y reconnaître par exemple une table en formica, dans l'appartement d'une femme âgée, mais aussi un personnage au look quelque peu "gothique"… On n'a pas voulu arrêter les choses dans le passé pour montrer que la question de la liberté individuelle est toujours d'actualité. Même dans des pays d'Europe où les frontières ne sont plus un problème. D'autant que "Le Consul" pose la question de l'obtention d'un visa, mais aussi, plus globalement, du rapport à l'administration qui est un rapport qu'on peut avoir quotidiennement. La planète est de plus en plus peuplée et les administrations doivent gérer de plus en plus de monde. "Le Consul" est, pour moi, comme une mise en garde : dans quel monde veut-on vivre plus tard ? Attention à ne pas traiter tout le monde de manière standardisée car à trop vouloir tout "normer", on risque d'écraser l'individu.
Sur scène, la vidéo a aussi une place…
…Oui, qui est très importante. Avec le vidéaste Christophe Waksmann, on s'en est servi essentiellement pour faire vivre les moments oniriques du texte. Par exemple, lors de la grande scène finale qui aurait pu être sordide, mais dans laquelle Menotti convoque tous les personnages du Consulat, ce qui donne un finale presque en apothéose ! Est-ce facile, comme metteur en scène, d'aborder l'écriture de Menotti ?
C'est une œuvre structurée de manière magistrale, qui offre des échos réguliers à tout ce qui a été dit auparavant. Et c'est aussi vrai pour les mots que pour la musique. Il y a également une alternance permanente des situations. C'est une écriture théâtrale exemplaire. On sent très bien où l'auteur veut aller. Donc, pour le mettre en scène, il n'y a qu'à le suivre. Il y a des moments d'action, haletants comme dans un film, et puis Menotti réussit à prendre de la distance et l'on passe de l'anecdotique à la réflexion, à la poésie pure…
Comment dirigez-vous vos chanteurs ?
Il faut avant tout avoir des chanteurs capables d'entrer véritablement dans les personnages et dans l'histoire. Bien chanter ne suffit pas du tout. Je n'ai pas de règle : même si j'ai, en arrivant, une idée de ce que j'aimerais, je préfère laisser aux artistes la liberté de s'emparer du personnage, puis j'essaie de faire converger les idées. Benoît Jacquot a coutume de dire qu'il fonde ses mises en scène d'opéra non pas sur le livret, mais sur la musique elle-même. Qu'en pensez-vous ? Le livret du "Consul" est d'une grande qualité…
C'est vrai, mais on est quand-même à 50/50. Parce que la musique donne beaucoup. On ressent, dans la musique, ce qui se passe sur scène et c'est une musique extrêmement claire et précise. Mais c'est vrai aussi qu'avec un texte comme celui-là, on meurt d'envie de l'écouter...
"Le Consul" de Gian Carlo Menotti
Direction musicale d'Iñaki Encina Oyón
Orchestre Pasdeloup
Mise en scène de Bérénice Collet
A l'Athénée - Théâtre Louis-Jouvet
7 rue Boudreau 75009 Paris
Jusqu'au 12 octobre 2014.
Le compositeur et librettiste : Gian Carlo Menotti, musicien italien installé aux Etats-Unis sur les conseils de Toscanini, écrit les livrets de ses opéras. "Le Consul", écrit en anglais, sera son premier grand succès d'une œuvre longue. Musicalement l'œuvre est originale : si les mélodies et les rythmes sont résolument contemporains de leur époque – l'immédiat après-guerre – on perçoit clairement deux influences : celle du mélodrame de Puccini et celle de la comédie musicale de Broadway. Cette dernière est palpable, bien plus qu'au niveau mélodique, dans l'articulation de la parole et de la musique.
Bérénice Collet est la metteure en scène du "Consul". Précédemment, toujours à l'opéra, elle avait notamment mis en scène "Vanessa" de Samuel Barber, dont le livret était également écrit par Gian Carlo Menotti. Au théâtre, elle vient de terminer la mise en scène "d'Une femme seule" de Dario Fo et Franca Rame, représentée au Théâtre de l'Usine à Eragny-sur Oise et en novembre prochain à Herblay. Pour "Le Consul", nous l'avons rencontrée après la première. Interview.
Qu'est-ce qui vous attiré vers cet opéra, "Le Consul" ?
C'était une vieille envie : je suis à la croisée entre l'opéra et le théâtre, et "Le Consul" est un opéra qui imbrique très profondément le théâtre. Notre chance est que Gian Carlo Menotti écrivait lui-même ses livrets. Résultat : il y a une symbiose parfaite entre textes, musique et action, car tout est pensé ensemble. Par ailleurs, il est assez rare qu'un opéra aborde, comme le fait "Le Consul", un vrai sujet de société. Menotti a là un sujet à défendre, autre qu'une histoire d'amour, un drame ou une tragédie ; c'est quelque chose qui nous regarde tous. En cela il se rapproche du théâtre. Le plus souvent, à l'opéra, il peut y avoir un fond historique ou un contexte mais l'histoire elle-même est centrée sur la chose privée, intime. Même dans un opéra engagé, comme par exemple "Tosca" qui aborde frontalement l'unité de l'Italie ?
Oui, car le thème politique est le contexte, ce n'est pas l'histoire principale, qui reste une histoire d'amour, de jalousie…. Dans "Le Consul", le "politique" est au premier plan. Le drame de Magda est entièrement lié à son rapport à l'administration, à l'Etat totalitaire, et c'est ce qui l'entraîne dans son drame. Mais qui peut être le drame de chacun, comme par exemple, dans l'opéra, celui de cette femme italienne qui a besoin de rejoindre sa fille malade avec un bébé de quatre mois. "Le Consul" peut avoir été écrit pour quiconque, car la sphère privée n'y est pas si importante. D'ailleurs les personnages ne sont pas psychologiquement fouillés. On ne s'intéresse pas à leur caractère : ils sont là comme une figure archétypale.
On est vraiment très proche de Kafka…
Oui. Et c'est pourquoi on a créé un décor changeant pour représenter le lieu du Consulat, les trois "points de vue" proposés ne sont jamais vraiment les mêmes. Pour traduire le caractère insaisissable de l'administration : on n'arrive jamais à la comprendre, à la pénétrer, à en obtenir ce qu'on veut. On est sans arrêt écrasé, manipulé. Et la secrétaire qui représente le Consulat n'est évidemment qu'une petite main, elle fait son travail, au début assez aveuglément, avant de retrouver - un peu tard - son humanité. Restons dans le décor : on peut y déceler quelques repères des années cinquante (la pièce date de 1950), mais sans les archétypes de ces années-là.
On a cherché quelque d'atemporel, entre les années cinquante et nos jours. Donc on peut y reconnaître par exemple une table en formica, dans l'appartement d'une femme âgée, mais aussi un personnage au look quelque peu "gothique"… On n'a pas voulu arrêter les choses dans le passé pour montrer que la question de la liberté individuelle est toujours d'actualité. Même dans des pays d'Europe où les frontières ne sont plus un problème. D'autant que "Le Consul" pose la question de l'obtention d'un visa, mais aussi, plus globalement, du rapport à l'administration qui est un rapport qu'on peut avoir quotidiennement. La planète est de plus en plus peuplée et les administrations doivent gérer de plus en plus de monde. "Le Consul" est, pour moi, comme une mise en garde : dans quel monde veut-on vivre plus tard ? Attention à ne pas traiter tout le monde de manière standardisée car à trop vouloir tout "normer", on risque d'écraser l'individu.
Sur scène, la vidéo a aussi une place…
…Oui, qui est très importante. Avec le vidéaste Christophe Waksmann, on s'en est servi essentiellement pour faire vivre les moments oniriques du texte. Par exemple, lors de la grande scène finale qui aurait pu être sordide, mais dans laquelle Menotti convoque tous les personnages du Consulat, ce qui donne un finale presque en apothéose ! Est-ce facile, comme metteur en scène, d'aborder l'écriture de Menotti ?
C'est une œuvre structurée de manière magistrale, qui offre des échos réguliers à tout ce qui a été dit auparavant. Et c'est aussi vrai pour les mots que pour la musique. Il y a également une alternance permanente des situations. C'est une écriture théâtrale exemplaire. On sent très bien où l'auteur veut aller. Donc, pour le mettre en scène, il n'y a qu'à le suivre. Il y a des moments d'action, haletants comme dans un film, et puis Menotti réussit à prendre de la distance et l'on passe de l'anecdotique à la réflexion, à la poésie pure…
Comment dirigez-vous vos chanteurs ?
Il faut avant tout avoir des chanteurs capables d'entrer véritablement dans les personnages et dans l'histoire. Bien chanter ne suffit pas du tout. Je n'ai pas de règle : même si j'ai, en arrivant, une idée de ce que j'aimerais, je préfère laisser aux artistes la liberté de s'emparer du personnage, puis j'essaie de faire converger les idées. Benoît Jacquot a coutume de dire qu'il fonde ses mises en scène d'opéra non pas sur le livret, mais sur la musique elle-même. Qu'en pensez-vous ? Le livret du "Consul" est d'une grande qualité…
C'est vrai, mais on est quand-même à 50/50. Parce que la musique donne beaucoup. On ressent, dans la musique, ce qui se passe sur scène et c'est une musique extrêmement claire et précise. Mais c'est vrai aussi qu'avec un texte comme celui-là, on meurt d'envie de l'écouter...
"Le Consul" de Gian Carlo Menotti
Direction musicale d'Iñaki Encina Oyón
Orchestre Pasdeloup
Mise en scène de Bérénice Collet
A l'Athénée - Théâtre Louis-Jouvet
7 rue Boudreau 75009 Paris
Jusqu'au 12 octobre 2014.
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