Opéra Bastille : "Le Trouvère" de Verdi ou la guerre à l'état pur selon Alex Ollé
Dimanche 31 janvier, à l'Opéra Bastille. Scènes de tranchées. Exode de réfugiés. Exécutions sommaires évoquant Goya. Déplacements de cadavres, fosses communes. Mais que fait "Le Trouvère" de Verdi dans cet univers macabre ? Que fait sa musique, parfois mélancolique, mais le plus souvent joyeuse et allante ? Ses rythmes de danse, valses et mazurkas ? Son hispanité, adaptation du "Trovador" d'Antonio Garcia Gutierrez ?
Le mot clé pour comprendre cet univers est la guerre. La guerre, très présente dans le livret du "Trouvère". La guerre qui, seule peut expliquer les attitudes les plus extrêmes de l'homme. Quand le dialogue cesse et se radicalisent rivalités et tensions entre voisins. Quand triomphent cruauté, vengeance et justice expéditive. Maître d'œuvre de cette lecture, le metteur en scène Alex Ollé, de la compagnie catalane La Fura dels Baus, veut répondre à la question : quel écho ont les thèmes du "Trouvère" aujourd'hui ? Et que disent-ils de demain ?
Rivalité amoureuse, politique, familiale
L'histoire du "Trouvère" (ou "Il Trovatore" dans son titre original, en italien) est d'abord celle d'une rivalité amoureuse, entre le Conte de Luna (interprété par le baryton Ludovic Tézier) et Manrico, dit le Trouvère (le ténor Marcelo Alvarez), épris tous les deux de la même Leonora. Cette dernière a déjà fait son choix, elle aime le Trouvère, et ne le cache pas : dès les premières mesures de l'opéra, la soprano Anna Netrebko qui l'incarne, entonne l'air "Di tal amor che dirsi" : "mon cœur s'est enivré d'un amour tel que la parole a du mal à l'exprimer". Il y a ensuite la rivalité politique, une guerre civile opposant les gens d'Aragon (auxquels fait partie le Conte de Lune) et ceux de Gascogne (dont est Manrico). Mais pour dire vrai, Manrico aurait pu éliminer son adversaire lors d'un combat. Acte 2 scène 1, il avoue à sa mère avoir épargné le comte de Luna parce que, chante-t-il, "une voix venue du ciel me cria : ne frappe pas !". Très beau passage. Une voix du ciel ? Manrico ne le sait pas encore, mais son rival n'est autre que son frère. L'histoire est ancienne : la gitane Azucena (l'excellente Ekaterina Semenchuk) s'était emparé de lui quand elle était jeune pour tenter de venger sa mère brûlée vive par le Conte de Luna père. Cette vengeance sera son fil conducteur tout au long de l'opéra. Résumons : la guerre est donc amoureuse, politique et fratricide.Sous le charme d'Anna Netrebko
Nous vous avons épargné quelques détails, car l'intrigue est d'une complexité déconcertante. Et célèbre pour l'être, au point d'être moquée notamment par les Max Brothers dans leur film "Une nuit à l'opéra" de 1935 ! Les thèmes sont ceux de l'opéra romantique : amour contrarié, jalousie, haine, vengeance, auxquels s'ajoutent la magie noire, les sorcières et tant d'autres clichés sur les populations nomades. Souvent noirs ou nostalgiques, ces thèmes tranchent avec la beauté de la musique de Verdi, énergique, fougueuse, riche de rythmes de danses et de mélodies passionnelles et émouvantes.A lui seul "Le Trouvère" (qui a été très longtemps l'un des opéras les plus populaires) enquille une dizaine d'airs parmi les plus célèbres du répertoire italien. Ainsi celui, poignant, de "Stride la vampa!" ("La flemme crépite"), très bien chanté par Ekaterina Semenchuk (Azucena) devant les gitans vient après le très célèbre Choeur de l'enclume. Ou celui, particulièrement applaudi par le public de l'Opéra Bastille, "Tu vedrai che amore in terra". Les spectateurs sont complètement sous le charme d'Anna Netrebko : Leonora a compris que son amoureux le Trouvère est encore vivant et envisage déjà un plan permettant de le sauver. Elle épousera le Comte. "Au prix de ma vie je sauverai la tienne, ou à toi unie à jamais, je te rejoindrai dans la tombe". La soprano russe, toute entière dans son rôle, se laisse tomber en arrière sous une ovation.
Des pavés qui offrent une grande profondeur
Mise à part la direction d'acteurs, que nous saluons, comment a procédé Alex Ollé ? Les décors du "Trouvère", à la fois simples et très riches, reposent sur peu de choses : un (remarquable) jeu de lumières, une paroi de miroirs flexibles (qui élargit le champ des possibles), et surtout un système de pavés (en bois, on suppose) qui se meuvent verticalement, portés par des câbles métalliques. Selon les besoins, ces parallélépipèdes descendent depuis le plafond pour venir s'encastrer, au sol, dans des trous de la même largeur : des fosses mortuaires ou des fosses de tranchées. Les pavés, eux, peuvent évoquer des cercueils. Ils rappellent aussi, singulièrement, des structures très proches (mais de différentes tailles) qui composent à Berlin le Mémorial aux juifs assassinés d'Europe et qui dégagent une incroyable intensité.Revenons à Bastille : éclairées à chaque fois différemment, ces formes géométriques confèrent comme une profondeur particulière à des scènes qui pourraient paraître par trop "rocambolesques". Elles interrogent. Et offrent différentes atmosphères : par exemple, d'étouffement lorsqu'elles pendent, menaçantes, ou de recueillement, lorsque le plateau se fait cloître. On retiendra à ce propos une scène remarquable de poésie, Acte 2, scène 3, on pourrait l'appeler le bal des moniales : deux rangées de nones, toutes de blanc vêtues, se croisent dans leur chemin dans le cloître du couvent où Leonora compte se retirer. L'atmosphère de "La lettre" de Manoel de Oliveira ou des "Mystères de Lisbonne" de Raoul Ruiz ne sont pas bien loin.
La guerre pour la guerre
Comme le décor, intemporel et transformable, les costumes ne correspondent pas à une époque précise. Certes, Ollé a choisi de situer l'opéra en partie pendant la première guerre mondiale parce qu'elle signe l'arrivée d'un nouveau type de guerre, plus totale et meurtrière. Mais sa guerre conserve un aspect presque abstrait et étrangement contemporain : c'est "une guerre où les parties belligérantes ont entretemps oublié les raisons de leur haine, chacune étant obsédée par une haine absurde", explique le metteur en scène dans la présentation de l'opéra. La guerre pour la guerre donc. Chacun y voit les conflits qu'il veut, et la guerre en Syrie sans doute nous hante. Guerre civile et déplacements de populations. "Le Trouvère" d'Alex Ollé montre des foules de migrants, dont l'image n'est pas celle des récits des journaux télévisés, mais se rapproche de la scène de genre de la peinture du 19e siècle. Plus historique. Plus universelle.Le Trouvère de Verdi à l'Opéra Bastille
Le 3 février à 20h30
Et du 8 février au 15 mars à 19h30
Sauf le 6 mars, à 14h30
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