Toute la finesse et la drôlerie de Shirley et Dino dans leur "Don Quichotte..."
"Don Quichotte" est un opéra ballet comique en trois actes de Joseph Bodin de Boismortier, un compositeur prolixe du règne de Louis XV. Le livret est de Charles-Simon Favart. Et la "comédie" qui lie l'ensemble des scènes est signée de Corinne et Gilles Benizio, mieux connus du public sous le nom de Shirley et Dino, qui assurent également la mise en scène.
L'histoire. Don Quichotte et Sancho, les principaux protagonistes de l'œuvre de Cervantès (publiée en 1605 et 1615) que lit avec passion la Duchesse (censée vivre, elle, au XVIIe siècle), se trouvent soudainement entraînés dans une pièce de théâtre : une "farce" montée par la Duchesse et son époux pour se distraire. L'opéra prend, dès lors, l'allure d'un théâtre dans le théâtre. Deux heures durant, Don Quichotte va d'aventure en aventure, en quête d'une Dulcinée aussi rêvée qu'improbable (il croit la distinguer en une vulgaire domestique), confronté, dans des situations loufoques, à des personnages quelque peu farfelus : un blanc Merlin l'enchanteur, un nain qui se transforme en géant, divers monstres, des japonais…
Nous rencontrons Corinne et Gilles Benizio le soir de leur répétition générale. Malgré la fatigue des préparatifs, l'un et l'autre sont particulièrement généreux en parole, déployant l'enthousiasme des premières fois, alors que le spectacle a été créé à Metz et qu'ils ont donc déjà largement eu l'occasion de le défendre. Mais ainsi sont faits Corinne et Gilles, très impliqués, et leurs propos toujours précis et ciblés trahissent un sérieux évident dans la composition de leur ouvrage. Hervé Niquet, directeur musical de l'opéra, à l'origine du projet car grand connaisseur de cette œuvre de Boismortier, les rejoint dans la conversation.
Votre tâche a été double : non seulement vous avez assuré la mise en scène de l'opéra, mais vous avez également écrit le texte, ce qu'il y a entre les actes de l'opéra, celui qui manque à l'œuvre originale, car il n'a jamais été retrouvé. Un travail délicat…
Corinne Benizio : Oui et on ne l'a pas fait par-dessus la jambe (rires) ! On s'est dit : oh la là, on va écrire la comédie de cette pièce : donc la première chose, c'est comprendre ce qui s'y passe. Moi j'ai lu tout Cervantes, tome 1 et tome 2, et je me suis régalée, merci à cette production ! Et j'ai fini par comprendre l'esprit : qui étaient Don Quichotte et Sancho, quelles étaient leurs motivations et dans quel univers ça vibre. C'est merveilleux, c'est de la poésie, c'est de la drôlerie, je comprends pourquoi cette œuvre est devenue très vite célèbre et pourquoi elle l'est restée aujourd'hui. Avec Gilles on s'est dit : il faut lier les moments de musique et les moments de jeu avec la comédie, mais sans excès. Et dans un certain langage, car il fallait respecter le langage du XVIIIe, tout en étant drôle. Ce n'était pas facile, parce que Favart a pioché un peu dans les deux tomes de "Don Quichotte". Il fallait reconnaître la provenance des différentes aventures.
Gilles Benizio : Il fallait qu'on réécrive le cheminement de l'histoire, parce qu'à certains moments, il y avait des culs de sac. Il a fallu que l'on se penche sur ce que nous racontaient les moments chantés et de là imaginer de pouvoir couper la musique, mais Hervé refusait de le faire…
CB : Il disait souvent oui…
GB : Pas toujours… Ça nous a pris beaucoup de temps pour comprendre ce que racontait l'œuvre. Parce que ça part un peu dans tous les sens par exemple avec des protagonistes qui arrivent au milieu d'un événement où ils ne devraient pas être… Il fallait donc trouver un prétexte ou une raison qui justifie, surtout dans le cas de la Duchesse, donc Altisidor. On a aussi inventé le rôle de son mari, le Duc, sorte de metteur en scène de la farce. Il était aussi le lien avec le chef d'orchestre qui fait partie de la comédie.
Vous êtes des "faiseurs de gags" dont l'humour correspond en général à votre univers propre. Comment êtes-vous entré dans l'esprit baroque ?
CB : Je ne dirais pas "faiseur de gag", je dirais plutôt… qu'on aime la poésie de l'humour. Donc des moments burlesques. Mais il y a déjà énormément d'humour dans Cervantes, j'ai beaucoup ri en lisant les aventures de Don Quichotte et de Sancho !
GB : Oui, mais "Don Quichotte", c'est écrit, on le lit. Nous devions, sans dénaturer l'œuvre musicale, amener des moments d'humour, de fantaisie, c'était quand même délicat et nous avons eu l'appui d'Hervé Niquet ! Il n'y pas beaucoup de chefs qui l'auraient fait ! Il fallait aussi lui donner une place intéressante, pas comme dans "King Arthur", que nous avions fait avec lui, mais dans cette veine là. Ça a été beaucoup de travail.
CB : Oh, oui, on a bossé…
Quel était le fil conducteur ? J'imagine que pour créer ces moments comiques, il y a des règles. Vous êtes-vous dit : nous sommes au XVIIIe siècle ?
GB : Au début, on était partis avec plusieurs époques, mais ça allait être compliqué, le public n'aurait pas compris. Alors on s'est simplement dit : faisons un spectacle, sans se poser la question de l'époque. On va raconter l'histoire, on va le faire à notre façon.
Vous parvenez néanmoins à transmettre l'esprit de l'opéra comique de l'époque baroque même avec des scènes contemporaines…
GB : Parce que c'est l'œuvre qui s'impose à nous – et on a toujours fait ça. Même le rythme des blagues, c'est l'œuvre qui le donne. Et on a saupoudré d'humour, mais pas n'importe comment. On ne sème pas à tout vent. On a ciblé les moments où on pouvait sans que ça dénature l'œuvre.
Qu'est-ce qui vous a intéressé le plus dans cet ouvrage ?
GB : Le propos est superbe, Don Quichotte est un héros tellement magnifique ! Il est dans l'utopie, dans le rêve !
CB : C'est un personnage baroque par excellence. C'était pour lui cette œuvre, quelle belle idée de Boismortier et Favart…
GB : C'est l'histoire dans l'histoire, c'est-à-dire que le Duc et la Duchesse s'amusent à jouer des farces pour qu'il croie à tous ces événements. C'est aussi une belle dimension théâtrale : il y a beaucoup de couches, c'est ça aussi qui nous a aussi attiré, même si chaque couche était du boulot supplémentaire…
CB : Ce qui m'a plu le plus, c'est de découvrir cette musique, cette œuvre, ce qui prouve qu'on peut s'amuser avec la musique dite classique, on peut faire une fantaisie avec ça, c'était les comédies musicales de l'époque !
Et le côté monstre, fabrication des personnages ?
CB : Ça c'est du plus. Ce qui était incroyable dans l'œuvre de Boismortier et Favart c'est qu'il va tellement vite dans la musique qu'il fait arriver un monstre, et tac il disparaît. Arrive un géant, tac il disparait en deux mesures. Pour, nous c'était un casse-tête, mais on y est arrivé ! Tout doit aller vite, se monter et disparaître, c'est sa façon de travailler, sa façon d'être.
GB : Même dans l'écriture, le temps de chaque comédie est court. Les scènes sont ciblées, elles doivent juste être le lien. On a écrit beaucoup, avec des moments marrants dans les dialogues, et on a coupé les deux-tiers pour garder la vivacité de la musique.
CB : O s'est dit deux heures, c'est bien, pas plus.
(Le chef Hervé Niquet, directeur musical du "Don Quichotte" rejoint ses metteurs en scène).
Référence à Cervantes, musique de Boismortier, texte de Favart, comédie de Corinne et Gilles Benizio… Hervé Niquet, comment tout cela s'articule ?
Toute l'articulation de l'opéra est une question de respect : du livret de Favart et de la musique de Boismortier. Leurs génies sont au service de la comédie et du carnaval, ils sont incroyables pour nous faire rire. Le respect, ça a été aussi celui de l'idée de Cervantes que Don Quichotte est un vrai humaniste, complètement poète. Et Corinne et Gilles Benizio l'ont très bien rendu.
Musicalement, comment faire coller, par exemple - et c'est réussi - la musique baroque et "La Cucaracha" que vous interprétez tous les trois ?
En respectant l'esprit du carnaval, de la folie, il faut oser. Je ne fais pas de la musicologie, ni de l'histoire. Je suis au service d'un public qui a beaucoup changé, mais l'idée de la fête et de la folie d'un carnaval est la même qu'il y a 300 ans ! Il ne faut pas hésiter et Corinne et Gilles Benizio n'ont pas peur de cela.
Dans ce "Don Quichotte", les deux sont sur scène et vous entraînent par la même occasion…
HN : Oui ! C'est très rare de voir des metteurs en scène monter sur scène. La plupart ont un imaginaire qui n'est pas réel. Gilles et Corinne savent exactement et physiologiquement ce qu'ils peuvent demander ou exiger, qu'ils auront, parce qu'ils sont là avec nous. Alors, quand ils me demandent de venir sur scène, c'est une expérience incroyable, je ne me pose même pas de question. Ils sont aussi bien metteurs en scène qu'acteurs, chanteurs.
Quel lien avez-vous avec la musique ? Vous vous attaquez à un ouvrage baroque difficile, avec lequel vous paraissez être parfaitement en confiance… Hervé Niquet vous a-t-il aidé ?
HN : Je n'ai rien fait. J'ai eu le malheur de leur donner le disque il y a quatre ans, je pense qu'ils l'ont écouté mille fois depuis…
GB : Moi j'ai beaucoup d'humilité par rapport à la musique, parce que je n'y connais rien, donc je ne ramène pas ma fraise. J'écoute et je dis : sois le plus ouvert possible, essaie de recevoir et traduis en images.
HN : Il faut rappeler que c'est très organique. Diriger cette œuvre est extrêmement difficile parce qu'il n'y a pas une mesure qui soit pareille, mais tout ça est fait pour construire le naturel. Ils ne savent pas ça. Ils ont juste pris la scansion du texte, géniale, réalisée par Boismortier.
CB : Ça permet aux chanteurs de jouer la comédie. Nous, on se régale en voyant que Sancho par exemple, peut, tout en chantant, jouer son rôle…
HN : Je n'ai rien à leur apprendre, ils le savent mieux que moi…
Depuis votre première expérience avec l'opéra, vous êtes passés de Purcell (pour le "King Arthur", dès 2008), à Offenbach ("La Belle Hélène", 2012), à Boismortier aujourd'hui, sans parler d'autres expériences musicales. C'est un sacré voyage musical…
CB : Oui, c'est vrai et on le prend comme un voyage. Si on va en Chine, on essaie de se mettre avec les Chinois, de manger comme eux – on a été en Chine il n'y a pas longtemps (rires)… Si on va en Russie – on va y aller (rires), on s'intéresse à comment on vit là-bas…C'est comme ça qu'on prend la musique, on essaie de la recevoir, pas théoriquement, pas intellectuellement, on ne sait pas la lire…
GB : Pas comme un musicologue que nous ne sommes pas. Mais comme un raconteur d'histoires… Et puis c'est très dense. Au point que quelques fois c'est difficile pour nous quand par exemple il ne développe pas une idée, mais en même temps chaque croche-patte est une bénédiction, parce que ça nous oblige à aller plus loin, à imaginer, à construire plus vite et à aller à l'essentiel.
A propos d'idée : quel est le propos de cet opéra ?
Il y en a une magnifique, c'est celle de Cervantes et de Don Quichotte : la philosophie est celle de ce personnage qui est dans son rêve permanent ! Alors Sancho lui dit : non, ce n'est pas possible ! La philosophie elle est là, elle est merveilleuse !
"Don Quichotte chez la Duchesse"
Opéra Royal du Château de Versailles
Jusqu'au 8 février 2015
Dès le 7 février sur Culturebox
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