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Comment la pop culture des années 2000 a détruit Britney Spears

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
La chanteuse Britney Spears publie ses mémoires "La femme en moi", le 24 octobre 2023. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
Révélée par le tube "Baby One More Time" en 1999, la chanteuse américaine a été l'une des stars les plus scrutées par les médias au début du millénaire. De l'obsession pour sa virginité aux commentaires sur sa santé mentale, le regard porté sur la chanteuse révèle la misogynie assumée antérieure à l'ère #Metoo.

Britney Spears n'a que 10 ans lorsqu'elle apparaît à la télévision américaine pour la première fois. Candidate de l'émission "Star Search", elle interprète Love Can Build a Bridge du groupe de country féminin The Judd. La performance habitée de la fillette en sage robe à froufrou et collants gris déclenche les cris enthousiastes de la salle. A la fin de sa performance, l'animateur lui demande : "Tu as un petit copain ?" "Non, ils sont méchants", répond-elle sous les rires du public. "Pas tous ! Que penses-tu de moi ?", lui rétorque le présentateur de 70 ans.

Ce genre de question suit Britney Spears toute sa carrière. De sa révélation en 1998 avec le hit planétaire Baby One More Time à son retrait de la scène en 2021, elle obsède les médias people. Sa vie privée est disséquée et étalée, sans limites, dans les pages des magazines et sur internet, où les blogs et sites de ragots trash foisonnent. Il faut attendre l'émergence du mouvement #MeToo pour que d'autres voix s'expriment et que l'artiste connaisse un début de réhabilitation.

Britney Spears publie ses mémoires La Femme en moi, aux éditions JC Lattès, mardi 24 octobre. Un premier ouvrage dans lequel elle entend raconter sa carrière de son propre point de vue. "Vous êtes prêts ?" a-t-elle glissé sur Instagram, comme un clin d'œil aux paroles de son tube I'm a Slave 4 U.

Une adolescente hypersexualisée

En 1998, Baby One More Time est une déflagration. Les années 1990 sont saturées par le grunge des garçons de Nirvana d'un côté et la pop adolescente des Backstreet Boys et NSYNC de l'autre, quand cette jeune fille issue de la classe populaire de Louisiane fait irruption. Dans son clip, en tenue d'écolière, chemisier noué au-dessus du nombril et mini-jupe plissée, Britney Spears chante la solitude d'une ado qui espère que son petit ami va la rappeler. "Avec les Spice Girls, on se demandait à quelle membre du groupe s'identifier. Là, j'avais un seul modèle et c'était très fort. Je la trouvais libre, affirmée", se souvient la journaliste Chloé Thibaud, ancienne fan et autrice de Toutes pour la musique. 

Britney Spears en concert à l'US Open, à New York, le 28 août 1999. (AFP)

Le single se vend à 500 000 exemplaires le jour de sa sortie aux Etats-Unis et se hisse à la première place dans tous les pays où il est diffusé. A 17 ans, la chanteuse est nommée aux Grammy Awards dans la catégorie "meilleure performance musicale féminine". "Britney Spears a été l'une des premières grandes artistes d'un cycle pop qui a débuté à la fin des années 1990 et s'est poursuivi jusqu'au début des années 2000", constate Clarke Ingram, programmateur américain de radio auprès du Guardian. 

Jeune, blanche, jolie et blonde, Britney Spears devient "l'enfant chérie de l'Amérique". Les journaux saluent son refus de boire de l'alcool et sa volonté de "rester vierge jusqu'au mariage". Virginité qu'elle ne cessera de devoir justifier dans les médias.

"Elle incarnait parfaitement l'ambiguïté de la société américaine. On voulait qu'elle soit pure, une ado sans vie sexuelle, et en même temps on l'hypersexualisait et on la ramenait toujours à ça."

Chloé Thibaud, autrice de "Toutes pour la musique"

à franceinfo

En avril 1999, Britney Spears fait la couverture de Rolling Stones, allongée sur un drap rose, en sous-vêtements, peluche Teletubbies au bras. Dans les pages intérieures, elle est en soutien-gorge entourée de poupées dans sa chambre. Le journaliste, alors âgé de 30 ans, la décrit qui "étend sa cuisse dorée sur toute la longueur du canapé", et dont le tee-shirt "s'étire en raison de sa poitrine généreuse". Le magazine GQ lui gonfle les seins en une et titre "Dieu merci pour les petites filles".

Britney Spears montre un tatouage sur son pied lors de l'émission "The Tonight Show with Jay Leno", le 17 novembre 2003. (KEVIN WINTER / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

"Pour beaucoup, vous êtes une contradiction. D'un côté, vous êtes virginale, douce et innocente. De l'autre, vous êtes une vamp sexy en sous-vêtements", accuse le journaliste Mike Munro dans l'émission "Current Affairs". Même obsession à l'étranger. "Il y a quand même une connotation sexy dans la manière dont vous êtes faites, dont vous bougez", lui lance l'animateur français Nagui, goguenard, dans "Nulle part ailleurs". "Beaucoup de gens étaient mal à l'aise avec sa sexualité. J'ai travaillé avec beaucoup de boys band et aucun garçon n'a été scruté comme elle", témoigne Hayley Hill, ancienne directrice de la mode du magazine Teen People, dans le documentaire Framing Britney Spears.

Des stars poussées à la rivalité

"Les années 2000 sonnent la fin de la troisième vague féministe : on apprend aux filles que le sexe, c'est le pouvoir, qu'on peut célébrer sa féminité, sa désirabilité. Alors même qu'on voit monter le conservatisme chrétien, la culture de l'abstinence. Pour être célèbre, il fallait être les deux à la fois", résume Sady Doyle, autrice de Trainwreck : The Women We Love to Hate, Mock, and Fear… and Why, dans Le Temps. En 2003, Britney Spears tente d'expliquer au New York Times : "J'ai 21 ans. Je ne peux pas jouer éternellement avec mes poupées."

Toutes les jeunes chanteuses de l'époque, Lindsay Lohan ou encore Christina Aguilera subissent ces jugements. "Ce sont des stars qu'on a vu grandir, dont on a vécu le passage de préado à ado puis à jeune adulte. (…) On pense avoir le droit de tout savoir sur elles comme si elles nous appartenaient", analyse Jennifer Padjemi, autrice de Féminismes & pop culture, dans Les Inrocks. Ce jugement accompagné de mépris était accentué par le fait que ces artistes venaient souvent de l'univers Disney (…) et que c'était considéré comme de la 'sous-culture'." 

Elles sont également sans cesse comparées. Qui est la plus belle ? Qui chante le mieux ? "En tant que femme, la société nous apprend à cultiver cette rivalité, on nous présente comme des menaces les unes pour les autres, poursuit Chloé Thibaud. Dans le show business, on leur rappelait qu'il n'y avait qu'une seule place pour une femme."

L'attitude toxique des médias

La couverture médiatique prend une nouvelle ampleur lorsque Britney Spears se met en couple avec Justin Timberlake, membre de NSYNC. "L'un des couples les plus iconiques du début des années 2000", rappelle Chloé Thibaud. Ils font la une des journaux, défilent sur les tapis rouges en tenues assorties. Mais quand le couple se sépare en 2002, Britney Spears est violemment attaquée dans les médias. Dans une interview sur CNN, la journaliste Diane Sawyer lui reproche ainsi d'avoir "brisé le cœur" de Justin Timberlake. "Vous avez donné l'impression que vous n'étiez pas fidèle, que vous avez trahi la relation, lance-t-elle à une Britney Spears en pleurs. Que diriez-vous à la petite fille qui assurait qu'elle resterait vierge jusqu'au mariage ?"

Britney Spears et Justin Timberlake lors des American Music Awards, le 8 janvier 2001, à Los Angeles. (LUCY NICHOLSON / AFP)

Pendant ce temps, la carrière solo de Justin Timberlake décolle. Dans son clip Cry Me A River, il accuse une femme qui ressemble à Britney Spears de l'avoir trompé. Et c'est lui qu'on interroge sur la virginité de son ex. Dans une émission de radio animée par des hommes, à la question "Tu as baisé Britney Spears ?", il confirme, hilare. "Pour les médias, il était la victime alors qu'il a usé du slut shaming pour réussir", estime Chloé Thibaud. Il ne s'excuse que vingt ans plus tard sur Instagram : "Je suis désolé pour ces moments de ma vie où mes actes ont contribué au problème. (…) J'ai bénéficié d'un système qui favorise la misogynie." Dans ses mémoires, publiées le 24 octobre, Britney Spears révèle également avoir avorté contre son gré lors de sa relation avec le chanteur, car ce dernier ne "voulait pas être père".

Le harcèlement médiatique s'intensifie encore les années suivantes. C'est l'époque de l'émergence des blogs consacrés aux célébrités, comme le site américain TMZ. Son mariage express avec un ami d'enfance, ses sorties alcoolisées avec Paris Hilton à Los Angeles, sa conduite en voiture avec l'un de ses enfants sur les genoux… Tout est rapporté, images de mauvaise qualité à l'appui, quelques minutes plus tard. Alors que Britney Spears vient de se séparer de son mari, est mère de deux jeunes enfants et souffre de dépression post-partum, elle est traquée par les paparazzis. "Je suis devenue une 'party girl'. Je sortais pour maîtriser ma rupture. J'étais dans un état si fragile, j'allaitais un enfant, puis j'avais l'autre avec moi", décrit-elle dans le documentaire La Confession. Dès que je rentrais chez moi, je me disais : 'Mon dieu, je ne peux pas rester là'. Donc je prenais ma voiture et je roulais, j'allais n'importe où."

"Pour la première fois, la détresse est filmée, photographiée et commentée en permanence."

Jean-Victor Blanc, psychiatre

dans son livre "Comment la pop culture nous aide à comprendre les troubles psychiques"

"Et qui était à la tête des rédactions ? Principalement des hommes blancs. C'est à travers leur regard que ces histoires étaient construites", note Allison Yarrow, autrice de 90s Bitch : Media, Culture, and the Failed Promise of Gender Equality, dans Le Temps. "Si vous regardiez ces magazines à cette époque, vous pouviez constater qu'il n'y avait pas de bonnes façons d'être une femme, seulement de mauvaises : bimbo, salope ou prude, décrypte la sociologue Carolyn Chernoff dans le New York Times. Même si être jolie, blanche, mince et riche vous donnait une longueur d'avance."

Le mal-être documenté en direct

Le magazine US Weely se régale de cette frénésie. "On dépensait des milliers pour des photos qui nous rapportaient cinq fois plus. Les gens étaient fascinés par sa chute", se souvient l'ancien directeur de la photo de l'hebdomadaire dans Framing Britney Spears. "Britney est de l'or. Sa vie est un véritable désastre et je remercie Dieu pour ça chaque jour", se félicite le fondateur de TMZ, Harvey Levin, cité par le New York Times. Le paroxysme est atteint lorsque Britney Spears se rase la tête, un soir de 2007. La chanteuse est traitée de folle, d'hystérique. "Qu'a perdu Britney Spears cette année ?" devient la question d'un jeu télévisé avec pour réponses possibles "ses cheveux", "sa tête" ou "son mari".

"La société valorise l'apparence des femmes, notamment par leurs cheveux. Et ne plus en avoir était tout simplement tabou, surtout pour une jeune femme blanche."

Adrienne Trier-Bieniek, sociologue spécialiste des médias

à franceinfo

"Les gens pensaient que je devenais folle, mais j'en bavais", confie un an plus tard Britney Spears dans le film La Confession. "C'était juste une manière de me sentir libre, de 'raser' ce qui m'arrivait."

Britney Spears au volant de sa voiture, entourée de paparazzis, à Los Angeles, le 27 octobre 2007. (ROBYN BECK / AFP)

Peu de voix s'élèvent pour prendre sa défense. La fan Cara Cunnigham devient célèbre en se filmant en train d'implorer les paparazzis de "laissez Britney tranquille". Madonna la prend sous son aile. "Il y a des aspects d'elle dans lesquels je me reconnais. Parfois, vous faites des erreurs et tout le monde vous regarde. Mais ce ne sont même pas des erreurs, ça s'appelle grandir", confie-t-elle dans le film La Confession. Après cet épisode, Britney Spears est placée sous la tutelle de son père. Elle y reste treize années.

Une lente réhabilitation après #MeToo

Il faut attendre l'émergence du mouvement #MeToo en 2017 pour que le regard porté sur Britney Spears commence à changer. Le collectif #FreeBritney et plusieurs documentaires y contribuent. Le hashtag #WeresorryBritney émerge en ligne pour lui demander pardon. Grâce aux réseaux sociaux, dont Instagram, Britney Spears reprend le contrôle "sur sa vie et son image en diffusant ce qu'elle veut et quand elle veut", observe Chloé Thibaud.

Des fans du mouvement #FreeBritney demandent la fin de la mise sous tutelle de la chanteuse, à Washington, le 14 juillet 2021. (KEVIN DIETSCH / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

Mais est-ce suffisant ? "Les fans soutiennent Britney Spears, ils se soucient d'elle, mais ils n'ont pas pour autant arrêté de l'observer", pointe la chercheuse Julie Escurignan, spécialiste des études sur les fans. Les soupçons sur sa santé mentale ou les commentaires sur son corps inspirent toujours de la moquerie. La nouvelle génération de chanteuses, incarnée par Selena Gomez, Taylor Swift ou Ariana Grande continue de subir des commentaires sexistes. Pour la journaliste Allison Yarrow, interrogée par Le Temps, la simple relecture des vies des femmes à l'aune des valeurs post-#MeToo n'est pas suffisante. "Je crains que cette vague d'excuses individuelles ne nous détourne de ce qui est réellement important : les problèmes structurels."

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