: Grand entretien "DJ, c’est un acte d’amour" : l’iconique Guy Cuevas ressuscite la fièvre du Palace dans une copieuse compilation
Guy Cuevas compte parmi les rares DJ dont le seul nom évoque une époque et un lieu emblématique, celui du tournant des années 70-80 et la fièvre du Palace, après celle du Sept où son talent derrière les platines aimanta et fidélisa d’abord les night-clubbers. Connu pour ses sets éclectiques, érudits et flamboyants, il sort vendredi 8 décembre une copieuse compilation d’une soixantaine de morceaux, dans laquelle on retrouve le sel et la fantaisie qui ont fait sa renommée. Ce DJ culte, pionnier des mix savamment construits, nous balade de Fela Kuti aux Sex Pistols, de Yma Sumac à Johnny Guitar Watson et de Françoise Hardy aux B52’s, réactivant la frénésie qui s’emparait chaque soir des danseurs sous la boule à facettes du Sept de la rue Sainte-Anne puis du Palace rue du Faubourg-Montmartre.
Après la publication l’an passé de son autobiographie haute en couleurs et en anecdotes, Avant que la nuit ne m’emporte (Cherche-Midi), et d’une anthologie sortie chez Libreville Records d’une douzaine de ses propres morceaux, dont le classique Obsession et l'inédit Concentrate, ce sorcier du son poursuit donc son retour en pleine lumière après un long passage à vide douloureux. Car Guy Cuevas, né à La Havane (Cuba) en 1945, revient de loin. Durant une quinzaine d’années, au début du millénaire, il a vécu à Thiais (Val-de-Marne), près du cimetière, enfermé dans une chambre de 12 mètres carrés. Et ce, alors qu’il perdait définitivement la vue en raison d’un glaucome mal soigné que "la fumée de cigarettes, la neige carbonique, la poussière et les lasers" de ses années clubbing n’ont pas arrangé.
Le bout du tunnel enfin atteint après avoir difficilement accepté sa canne blanche, il vit désormais seul et "heureux" dans un appartement du 16e arrondissement de Paris, où nous l'avons rencontré. A défaut de voir, cet obsédé de musique, qui apprécie particulièrement le jazz, continue d’écouter avec curiosité "tout ce qui sort" et fourmille de projets, y compris dans le cinéma – sa carrière est jalonnée de petits rôles dans des films. De sa voix cassée au délicieux accent latino-américain, cette légende de la nuit revient pour nous sur ses folles années et sur sa nouvelle compilation, sa première du genre.
Franceinfo Culture : Comment avez-vous choisi les titres de cette compilation ? Qu’avez-vous voulu montrer de vous et du Palace ?
DJ Guy Cuevas : Cette compilation, c’est une sublimation. Parce qu’au Palace, je devais me renouveler tous les soirs. C’était le moment du lancement de la musique disco, avec le film La Fièvre du samedi soir. La fabuleuse bande originale des Bee Gees imposait cette musique de danse, la plus fédératrice qui soit pour remplir de grands lieux. Le disco a démarré au Studio 54 à New York puis au Palace, qui était cinq fois plus grand, et ça a ensuite gagné le monde entier. Pour faire danser, il fallait une base disco et une autre de musiques noires. On m’avait proposé vingt fois ces dernières années de faire une compilation Palace, j’avais toujours refusé. Il y a eu beaucoup de compilations sur les années Palace, qui à mon goût n’ont rien à voir avec le Palace de l’époque. Xavier Chevalier, qui m’a signé chez Universal, m’a convaincu qu’il fallait le faire.
"Pour cette compilation, j’ai évité la grosse machinerie, les choses les plus commerciales comme Sylvester, parce qu’elles sont dans toutes les anthologies. J’ai voulu faire un condensé de tout ce que je passais de plus pointu au Sept et au Palace – car c’est grâce au succès du club le Sept que Fabrice Emaer a ouvert Le Palace."
Guy Cuevasà franceinfo
J’ai réuni les choses les plus surprenantes, les disques que j’ai lancés à Paris, comme la Brésilienne Gal Costa. Mais j’ai dû abandonner les premières versions de ma sélection parce qu’il y a beaucoup de morceaux dont on n’a pas eu les droits, comme Rotation du génial saxophoniste Herb Alpert ou Prendila Così de Lucio Battisti, que j’adore, ou encore le groupe Cymande, dont le voulais absolument le génialissime Brothers On the Slide. J’avais déjà le mix dans ma tête parce que ça fait partie de mon talent : je connais très bien les morceaux et ça facilite la vie pour les enchaînements.
J'aurais voulu Prince et Stevie Wonder, mais c’est impossible de les avoir pour une compilation. Pour Prince, ce génie absolu, j’ai quand même tenté le coup, vu qu'il avait donné son premier concert en France au Palace, en mai 1981. Je passais déjà sa musique et il l’a su, alors quand, sur ma suggestion, le Palace lui a proposé un concert, il a accepté. La moitié de la salle, dont moi, a crié au génie, l’autre moitié a hué. Il était provocant, scandaleux, en perfecto de cuir ouvert et porte-jarretelles, avec des bas et des bottines à talons. Ensuite il m’a pris comme acteur dans son deuxième film en noir et blanc, Under The Cherry Moon. Je jouais le garde du corps de Kristin Scott Thomas. Mais je n’ai pas obtenu le droit de mettre un de ses titres dans ma compilation.
Vous êtes considéré comme un des premiers vrais DJ à avoir raconté une histoire dans un set, à avoir su faire monter la sauce et gérer la piste. Comment vous sentiez-vous dans votre cabine de DJ, perché au-dessus de la piste de danse au Palace ?
Etre là-haut, ça donnait une responsabilité, un pouvoir. Je devais rester concentré. Je devais m’occuper de tous ces gens qui levaient les bras en dessous de moi. J’étais déjà myope donc je ne distinguais pas les visages, je voyais une masse, une vague de gens réagir à ma musique, c’était ça qui me plaisait. Mais j’insiste sur le fait qu’en dépit de son nom, cette compilation concerne aussi le club le Sept, où j’exerçais avant le Palace. Au Sept, il y avait 150 personnes sur la piste de danse, je le prenais comme une surboum dans mon salon. Ce n’était pas minuscule, il y avait un restaurant, un bar, c’était déjà bien plus grand que le Nuage, à Saint-Germain-des-Prés, où j’avais exercé juste avant. Tout était parfait, tout était en osmose.
Comme je le répète souvent, j’étais au bon moment, au bon endroit, avec la bonne personne, Fabrice Emaer [le patron du Sept et du Palace]. Avec sa mèche blonde, tout le monde l’adorait. Il savait accueillir et donner l’impression à chaque personne qu’elle était la plus importante de la soirée : "Bonjour mes bébés d’amour, mais quelle joie de vous recevoir !", il disait ça en ouvrant grand les bras. C’était un homme brillant, lumineux, cultivé, qui lisait, qui allait au théâtre et à l’opéra. Ce n’était pas un limonadier. Tout cela me remplissait de bonheur parce que je suis aussi un fou de culture depuis toujours. Et c’est petit à petit, avec le succès grandissant du Sept et toute la prestigieuse clientèle du restaurant, Paloma Picasso, Andrée Putman, Yves Saint-Laurent, Sonia Rykiel, le roi de Suède, Jeanne Moreau, Pierre Cardin, Diana Ross, qu’est arrivé le Palace.
"Michel Guy, le ministre de la Culture de Giscard d’Estaing, a dit à Fabrice Emaer : il y a un lieu que je viens de classer monument historique, mais il pleut à l’intérieur et c’est envahi par les rats, mais c’est sublimissime. C’était le théâtre Le Palace."
Guy Cuevasà franceinfo
Quand on est allés le visiter, on a été estomaqués. C’était immense, quinze fois plus grand que le Sept. On s’est dit : "comment on va remplir un endroit pareil ?" On a eu un peu peur mais on s’est lancés.
Le public du Palace était savamment dosé mais éclectique : une belle louche de célébrités, une dose de personnes ordinaires et une dose de jeunes sans le sou flamboyants et autres bad boys stylés. Comment parveniez-vous à réunir tout ce monde sur le dance-floor ?
Au début, les gens ne venaient pas pour moi, ils venaient pour découvrir le lieu, qui était unique au monde, hors normes, gigantesque. Et il y avait tant d’effets spéciaux ! Une boule de néons de couleurs qui descendait du plafond, des projections sur les murs, des statues d’Esther Williams et de Marilyn Monroe qui avançaient, et puis des rayons lasers qui n’existaient nulle part ailleurs. C’était un peu Orange Mécanique, un peu science-fiction. On se servait aussi de fumigènes pour créer un brouillard, il y avait des lancers de confettis, de serpentins. On utilisait deux poursuites pour éclairer la foule et tout d’un coup la poursuite s’arrêtait sur quelqu’un. La personne se croyait alors au sommet du monde et souriait à la lumière, les bras au ciel. Bref, il y avait tout le temps quelque chose. Mais petit à petit, ils ont commencé à remarquer la musique, et à accrocher à mon style, qui était unique.
"Je faisais tout pour que les gens soient hystériques, qu’ils dansent, qu’ils soient heureux et qu’ils transpirent. Moi-même, j’étais dans un état de transe, de folie, tout occupé à me surpasser et à me renouveler chaque soir."
Guy Cuevasà franceinfo
Après ça, il m’arrivait d’aller à l’église derrière chez moi pour me reposer le cerveau, parce que je ne pouvais pas me coucher dans cet état. Sans compter que je carburais comme tout le monde au champagne et un peu à la cocaïne.
Comment composiez-vous vos sets ?
DJ, c’est un acte d’amour, il faut observer la foule, savoir pour qui on travaille et contenter tout le monde. C’est la raison pour laquelle je ne travaillais pas au casque, pour sentir les gens. En réalité, je pensais constamment à la musique que j’allais jouer le soir. Toute la journée, je travaillais, je répétais avec les garçons de la technique pour pouvoir travailler sans casque.
"Il fallait avoir des idées, se servir de son intelligence, de sa sensibilité. On n’était pas là pour vendre de la limonade et passer les disques du hit-parade. Dans mes sets, je mettais des disques venus de partout."
Guy Cuevasà franceinfo
J’achetais des imports chez Sinfonia aux Champs Elysées, chez Raoul Vidal à Saint-Germain-des-Prés, aux puces, chez n’importe quel petit disquaire de Montparnasse et à la fin chez Givaudan, qui était pile en face de chez moi, boulevard Saint-Germain. A New York, je faisais la razzia. D’un voyage à Bali avec Kenzo, j’ai ramené de la musique balinaise. Partout où j’allais, j’aimais découvrir la musique, c’était mon métier et ma passion. Comme je voulais tout écouter et tout découvrir, je n’avais aucun racisme et je ne m’interdisais rien. Dans mes sets, je faisais des grands écarts, je passais du French Cancan d’Offenbach à Sting et de Yma Sumac à Temporary Secretary de Paul McCartney. Les Sex Pistols n’étaient pas ma tasse de thé mais quand j’ai découvert leur version de My Way, ça m’a fait sourire tout de suite, j’ai trouvé ça très drôle et culotté. On le retrouve sur la compilation.
On se souvient aussi de la fantaisie de vos mix au Palace, dans lesquels vous glissiez des choses improbables, des chants d’oiseaux, des dialogues de films…
Je me permettais tout pour surprendre, pour rendre la chose plus intelligente, plus cultivée. Ce qui m’a aidé au début, c’est qu’il n’y avait pas de fauteuils au Palace, les gens étaient serrés comme des sardines sur la piste et même s’ils s’arrêtaient de danser, ça ne se voyait pas car ils ne pouvaient ni bouger ni s’asseoir. Mais je suis surtout une éponge de culture et un fou de musique depuis toujours.
"A Cuba où je suis né, la musique était partout : tango, bossa-nova, boléro, rock... Mais j’étais un enfant solitaire et je ne m'imprégnais pas seulement de sons mais aussi de films, de spectacles, de théâtre, de ballets. Tout est resté dans les tiroirs de mon cerveau."
Guy Cuevasà franceinfo
Je connaissais par cœur les dialogues des films de la nouvelle vague : ceux d’Hiroshima mon amour, de Jules et Jim, des Quatre cents coups. C’est ça qui m’a donné l’idée de mettre des petits bouts de dialogues dans mes sets. Tout ce que j’avais emmagasiné dans ma mémoire s’y retrouvait : les pièces de Marivaux avec les portes qui claquent, la scène de mambo de West Side Story ou les extraits de Funny Face avec Fred Astaire.
Il y avait parfois même un aspect plus politique dans votre travail.
Avec Fabrice Emaer, on avait décidé qu’il fallait élever le débat, et cela touchait parfois à la politique. Durant le déjeuner, Fabrice nous réunissait et nous demandait comment on comptait couvrir tel ou tel événement. Par exemple, les Français disparus pendant la dictature en Argentine, dont on entendait beaucoup parler à l’époque. On était sans nouvelles de ces Français donc on était "dans le brouillard". J’avais eu l’idée de provoquer un faux brouillard et nous avions projeté les photos en très grand format des Français disparus. Sans un mot, et bien sûr sans confettis ni serpentins. Je ne voulais pas mettre une musique trop commerciale, alors j’ai passé African Reggae de Nina Hagen, que personne ne connaissait encore – je l’ai mis dans la compilation. J’avais un peu d’appréhension en faisant ça. Mais les gens ne sont pas bêtes. Ils ont compris. Ils n’ont pas dansé, ce n’était pas le but. Ils se sont arrêtés pour contempler les photos et pour vivre ce moment. Et là, j’ai eu une ovation, au point que j’étais en larmes.
"C’étaient des idées de mise en scène, une véritable théâtralité. N’oublions pas que Le Palace s’appelait Théâtre Le Palace et non pas Discothèque Le Palace."
Guy Cuevasà franceinfo
Pourquoi avez-vous arrêté ? Qu’est-ce qui était le plus difficile dans ce job ?
Je réalisais mon rêve absolu. Ce travail réunissait toutes mes passions. Je n’étais pas là pour analyser si j’étais surmené mais pour faire prendre leur pied à deux mille personnes chaque soir. Mais à un moment donné, ça a été tellement fort, tellement trop, tellement tout, que mon cerveau a cramé [il se tient le crâne à deux mains]. Je n’en pouvais plus. Je ne dormais plus. Les quelques heures où j’étais couché, je pensais encore à la musique, je me levais pour chercher un vieux morceau. C’était intenable, je ne vivais que pour ça. Alors j’ai dit à Fabrice : "j’ai atteint la limite." Il a compris. Et comme il ouvrait à ce moment-là le Privilège, au sous-sol du Palace, pour retrouver un entre-soi plus élitiste, je lui ai proposé d’aller accueillir les hôtes. Il m’a fait faire un costume blanc chez Cerruti avec des gants blancs et un monocle comme Erich Von Stroheim. Mais pour mettre la musique, il n’a pas trouvé quelqu’un comme moi, parce que ça n’existait pas. Les jeunes DJ n’avaient pas le même bagage culturel, ils se contentaient d’acheter la sélection des disquaires, les meilleures ventes de la semaine. Du coup, Fabrice a tellement insisté que j’ai fait un peu DJ au Privilège. Mais ce n’était pas la même folie qu’en haut.
"Si Le Palace était survolté, au Privilège, je m’ennuyais. J’avais l’impression d’être la bande sonore en sourdine, "lounge" comme on dit aujourd’hui, pour des personnes raffinées qui venaient dîner au restaurant."
Guy Cuevasà franceinfo
On ne pouvait monter le son qu’à partir de minuit et la piste de danse était minuscule. Alors après quelques mois, je suis parti. Mais j’avais un autre métier. Depuis l’époque du Sept, je faisais la musique des défilés de mode pour Kenzo, Saint-Laurent, Dior Homme, Castelbajac, les premiers défilés de Montana chez Angelina. Et ce n’était pas du tout la musique des boîtes de nuit, c’était inspiré du style de chaque collection. J’adorais ça ! On m’offrait des tonnes de fringues. J’étais ce qu’on appellerait aujourd’hui un influenceur. C’était un peu le même métier de mise en scène que celui de DJ au Palace, il fallait avoir des idées intelligentes, sauf qu’il s’agissait de mettre en valeur une collection avec les ambiances appropriées. Et puis il se trouve que je sympathisais avec tous ces artistes qui m’ont adoré. Je remercie Dieu tous les jours, parce que s’il m’a ôté la vue, il m’a permis de côtoyer toutes ces personnes fabuleuses.
"Le Palace", la compilation officielle du club mythique qui a écrit l'histoire de la nuit parisienne entre 1978 et 1983 (Universal), sort le 8 décembre 2023.
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