"C'est une espèce de thriller de science-fiction intime" : Woodkid sort un second album puissant et ténébreux, "S16"
Woodkid est de retour avec un album dans lequel il a voulu mêler l'intime aux grandes forces qui manoeuvrent le monde. Dans l'entretien ci-dessous, ce perfectionniste lève pour nous un coin du voile sur son travail, ses désirs et son inspiration. Où l'on va de surprise en surprise... en réalisant à quel point il voit les choses en grand.
Réalisateur de clips chouchou des stars, de sa grande copine Lana Del Rey à Drake, Harry Styles ou Katy Perry, le Français Woodkid devenait il y a sept ans, à la faveur de son premier album The Golden Age, un phénomène pop mondial. Avec ce disque monumental taillé dans les blessures de l’enfance, Yoann Lemoine de son vrai nom imposait sa vision grandiose, emphatique, à coups de hits d’une précision maniaque (Iron, Run Boy Run, I Love You, The Golden Age…), tous accompagnés de clips somptueux en noir et blanc. Puis, en 2014, après avoir écoulé 800 000 albums en grande partie à l’international et avoir bouclé une tournée triomphale de 200 dates, il annonçait soudain son retrait du jeu musical.
Pour annoncer son retour, le clip uppercut du premier single Goliath a allumé la mèche ce printemps. Une vidéo à nouveau épique et surtout visionnaire, dans laquelle on voit un ouvrier de site d’extraction de charbon aux prises avec un monstre fascinant qu’il a contribué à créer, un monstre dévorant qui pourrait aussi bien être une pandémie. Sur son nouvel album baptisé S16 (qui est le petit nom du soufre), Woodkid est travaillé par "un questionnement sur les grandes forces du monde". Il joue sur les contrastes, mêlant politique et sentiment, colère et abattement, universel et intime, ténèbres et lumière.
Ce qui frappe d’abord c’est sa voix. Elle a gagné en nuance et en puissance depuis l’album précédent et est ici en majesté, sertie de sonorités métalliques plus contemporaines qu'hollywoodiennes. Les climats dystopiques, d’une puissance orageuse, sont troués d’éclaircies et d’une certaine tendresse, via les chœurs d’enfants du Suginami Junior Chorus de Tokyo. "Je suis moins dans la séduction, c’est un album exigeant, il demande de l’attention", reconnait-il. Mais l’ensemble reste extrêmement cinématographique et emporte l’auditeur par les images qu'il convoque. Le second single, Pale Yellow, aurait d’ailleurs fait un parfait thème de James Bond. Tout en étant, certes, "moins mâle alpha" que l'agent 007, Woodkid est réalisateur et on ne se refait pas.
Franceinfo Culture : Qu'avez-vous fait depuis votre "prise de recul" en 2014 ?
Woodkid : Après avoir terminé mon premier album, j’ai eu l’impression d’avoir encore beaucoup de choses à apprendre. C’est ce que j’ai essayé de faire durant toutes ces années. J’ai beaucoup travaillé, mais davantage dans l’ombre, avec moins de pression médiatique. J’ai collaboré avec d’autres artistes pour apprendre et ouvrir mon champ lexical, mon champ musical, mon champ de pensée. J’ai composé la bande originale du film Desierto de Jonas Cuaron, une grande rencontre parce qu’elle se synchronise chez moi avec un début de conscience sociale et politique. Produire ensuite l’album Mykki de Mykki Blanco, une rappeuse transe, queer, engagée, ultra talentueuse a aussi été politique à plein de niveaux. Cette collaboration inspirante m’a fait vraiment avancer. Puis la sonorisation des défilés Nicolas Ghesquière chez Vuitton a été un grand terrain de jeu avec lequel j’ai pu apprendre encore beaucoup de choses.
Votre album a l’air assez politique, même s’il parle aussi beaucoup d’amour.
J’ai peur du mot politique parce que j’ai l’impression que ma musique est plus question qu’elle n’est réponse. Elle est plutôt mue par l’émergence d’une conscience politique et sociale. Ma musique est en lutte avec elle-même, il y a des thèmes qui se contredisent, ce sont des forces opposées. Cet album est un questionnement sur les grandes forces du monde, à l’œuvre en ce moment, des forces qui nous dépassent. Il y a le défi climatique, une force tétanisante tout en étant excitante en ce qu’elle est aussi promesse utopique d’un nouveau monde. Il y la force de l’information et des réseaux sociaux, aussi utopique que dystopique. Il y a la peur de la montée de l’extrême droite dans beaucoup de pays du monde et en France, et la montée de la colère sociale. Les chansons de l’intime et les chansons d’amour de l’album, je les mets toujours en parallèle avec les forces supérieures qui manoeuvrent le monde. Il y a vraiment cette idée que les grandes peurs du monde se retrouvent dans l’infiniment petit, dans les grandes peurs de l’intime.
Vous êtes réalisateur et votre musique reste extrêmement cinématographique. Si vous deviez décrire cet album par une image, quelle serait-elle ?
C’est une espèce de thriller de science-fiction intime. J’ai construit mon imaginaire à travers les images et les films, je ne peux pas le renier. Il y a dans cet album du Tarkovski, un peu de Kubrick, un peu de Jonathan Glazer, un peu de tous mes maitres à penser.
Le clip de votre premier single, Goliath, est remarquable. Mais à quel moment vous êtes-vous dit : je vais aller filmer dans une mine de charbon en République tchèque ?
Quand j’ai commencé cet album j’ai fait des recherches et je me suis déplacé dans beaucoup d’endroits. Je voulais voir et entendre les grandes structures industrielles du monde, ces lieux qui font la folie humaine, qui font sa grandeur aussi et son pouvoir. Je suis donc allé visiter des plateformes pétrolières, des centrales nucléaires, des mines de charbon, des barrages, des centrales hydrauliques. Je voulais voir les ouvriers qui y travaillent. Je voulais voir à quel point c’était à la fois fascinant et repoussant, et vérifier si c’était aussi complexe qu’on peut l’imaginer. C’est effectivement tout cela à la fois. Au cours de mes recherches, j’ai découvert ces excavatrices en République tchèque qui pour moi racontent la folie de l’homme à dévorer cette planète et en même temps la folie de l’ingénierie qu’il y a derrière tout ça. Je voulais montrer les chaînes d’ouvriers qui travaillent dans ces mines, tout autant victimes que participants, parce que tout cela raconte l’individuel face au collectif, et la responsabilité individuelle à casser une chaîne. Ce sont des choses qu’on retrouve beaucoup dans l’air actuellement avec le Covid-19 par exemple. Sur la responsabilité individuelle face au collectif, sur l’idée de la transmission, de la maille d’une chaîne. Toutes ces idées-là me fascinent parce qu’elles parlent de forces, de direction, de puissance et de masses.
Votre voix a gagné en nuance et en puissance par rapport au premier album. Avez vous pris des cours de chant ?
Le live m’a fait progresser, naturellement. Mais je travaille aussi ma voix au moins une heure par jour, je suis coaché. Cela se fait avec le temps, gagner chaque jour un peu en timbre, en projection, en multiplicité de couleurs dans l’interprétation, de sorte que chaque mot ait un peu plus de sens. Ce n’est pas juste gagner en hauteur, parce que c’est une des premières choses qu’on perçoit en écoutant l’album : ma voix a gagné presque deux octaves depuis le précédent.
On remarque beaucoup de sonorités industrielles, métalliques sur ce disque. Quel son avez-vous eu envie d’explorer cette fois ?
J’avais envie de moins respecter les sons, notamment d’orchestre. C’est comme si j’avais fait un lavis d’acide sur l’album, un travail de corrosion, d’intoxication. Je voulais développer l’idée de quelque chose d’invisible, qui est dans l’air et intoxique tout. Cela se traduit par une altération des sons dans leur tonalité, des cordes qui sonnent un peu faux parce que passées dans des bandes ralenties, un rythme qui semble avoir parfois du mal à tenir la distance. On alterne sans arrêt poids et contrepoids, grandes éruptions de clarté et pesanteur. Je voulais donner l’impression que certains morceaux avaient été jetés au sol, brisés en mille morceaux et recollés par la suite. J’avais besoin de silence aussi. Des silences lourds, bruts, inattendus et soudains. Je voulais tous ces accidents parce que je voulais que ce soit l’album du contemporain, de l’ère du fragment, de la collision et du chaos.
Etait-ce en rapport avec des leçons tirées du premier album ?
Oui bien sûr. J’avais envie de fissurer l’enveloppe classique de mon premier album. D’aller davantage vers des compositeurs contemporains, de faire jouer les orchestres avec des techniques qui ne sont initialement pas imaginées dans les méthodes classiques. C’est à dire timbrer les instruments d’une façon particulière, aller chercher des sons irrévérencieux, qui vont plus du côté de John Cage que de John Williams.
Et Philip Glass aussi toujours ?
Oui toujours, mais outre le son, ce qui m’intéresse chez Philip Glass c’est sa manière de composer. La recherche de l’homme contre la machine, de la machine contre l’homme, de l’homme qui imite la machine, des progressions harmoniques suffisamment émouvantes mais suffisamment contrariées pour qu’elles ne tombent jamais dans une forme de facilité.
Avez-vous utilisé de nouveaux instruments dans cette démarche ?
Oui j’ai d’abord utilisé l’ordinateur beaucoup plus que sur le premier. Pas mal d’instruments virtuels. Et beaucoup plus d’illusions : on ne sait jamais si un son est répété ou joué, s’il est samplé ou s’il est authentique. Et puis je me suis reposé sur des outils très contemporains, sur la manière de traiter la voix, de traiter les cordes, avec ce dialogue constant entre organique et digital.
De quoi parlent les chansons "Pale Yellow" et "In Your Likeness" ?
Pale Yellow parle d’addiction, du cynisme qu’il y a à se dire : ce soir c’est mon dernier verre, ma dernière clope, mon dernier shoot. Toutes ces pseudo dernières fois qui ne sont pas des dernières fois. Pale Yellow c’est la couleur du soufre, le S16, le titre de mon album, parce qu’on retrouve cette esthétique industrielle, un peu pétrochimique, sur tout le disque. In Your Likeness est ma chanson préférée, je l’ai faite avec Ryan Lott de Son Lux. Elle parle de l’incapacité à soutenir une relation amoureuse quand on est au creux de la vague, à quel point il est difficile d’alimenter l’amour lorsqu’on est au fond du trou. Mais la chanson finit par dire : on est dans une impasse parce que la réalité c’est que je n’aurai jamais pas besoin de toi. C’est un appel à l’aide.
Et de quoi parle "Shift" ?
Shift a été écrite en 2016, dans un climat post-attentat, avec une émotion assez forte. Je n’arrivais pas à comprendre le monde à ce moment là et j’avais besoin de trouver la bonne suite d’accords, le bon riff de piano, les bons mots qui racontaient cette sidération. Tout en y mettant une espèce de voile d’amour incontrôlable pour Paris. C’est quelque chose que je n’avais pas vu venir, à quel point j’aimais cette ville et combien j’avais mal pour elle et il me fallait retranscrire ça dans une chanson. Je suis d’ailleurs revenu de New York pour m’y installer à ce moment-là.
En guise de teaser, vous avez créé en parallèle à l’album un faux site d’extraction de minéraux, Adaptative Minerals, de quoi s’agit-il ?
Je voulais créer un contexte, une mythologie, une narration supplémentaire à l’album à travers l’idée d’une entreprise industrielle. Parce que quand on parle de l’industrie, on peut parler du monde, on peut parler des machines du monde et on peut aussi parler de ses employés et donc du rapport de l’humain à ces forces gigantesques.
Dans ce jeu de piste avec Adaptative Minerals, il est question de la Sinzu Division 9. Qu’est-ce que c’est ? La rivière que traversent les âmes défuntes chez les Japonais ?
Ça je ne veux pas trop en parler. Parce que ça fait partie de ce qu’on appelle l’ARG (Alternate Reality Game ou Jeu en réalité alternée). C’est toute une campagne parallèle mise en place sur internet qui a totalement échappé à la presse, et je m’en réjouis. Autour de l’univers et de l’esthétique de l’album, j’ai créé spécialement des sites internet de pure fiction et leurs extensions sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’un niveau supérieur de narration pour les gamers, des gens curieux et joueurs qui comprennent cette esthétique. Actuellement (fin septembre NDLR), des milliers de fans sont soit employés de ces entreprises fictives, soit en train de travailler à résoudre certaines énigmes autour de ces entreprises. Ils ont surtout accès à beaucoup d’informations autour de l’album, et même à la musique, avant la presse et avant tout le monde. C’est une énorme communauté sur Discord, une plateforme de réseau social dans le gaming. Ce qui me permet de faire vivre cet album d’une manière complètement parallèle, sans passer par les canaux de distribution habituels.
L'album "S16" de Woodkid (Universal) sort vendredi 16 octobre
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