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"P-Funk, l’odyssée de George Clinton" : six choses apprises dans un livre consacré au gourou du funk

Il est le parrain du funk et son représentant le plus exubérant. Passé par la Motown, empruntant au jazz, à la soul, au rock et à la pop, l'Américain George Clinton a créé en compagnie d'une floppée de musiciens un son bien à lui, torride et chamarré : le P-Funk. Un livre, le premier en français, raconte sa folle odyssée, qui court sur soixante ans de Great Black Music. Un régal.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 13min
George Clinton de Parliament-Funkadelic, sur scène au festival Lollapalooza de Chicago (Illinois, Etats-Unis) le 15 juillet 1994. (STEVE EICHNER / ARCHIVE PHOTOS)

Dommage que le surnom de Mr Dynamite soit déjà pris, car il lui irait comme un gant. Si James Brown est le parrain de la soul, George Clinton est le parrain du funk, son gourou le plus cinglé et le plus prolifique. Débutée dans les années 50 avec le doo-wop, sa carrière a traversé les soixante dernières années de la Great Black Music sous de multiples incarnations, en particulier les groupes parallèles Funkadelic et Parliament, et son influence sur la musique du XXe siècle est considérable. Empruntant à la Motown, au jazz, à la soul, au rock, à la pop et au doo-wop, son P-Funk aura mis le feu aux fesses et aux hanches de plusieurs générations de danseurs avec des classiques intemporels tels que One Nation Under A Groove, Flash Light, Atomic Dog ou Give up the Funk.

Prince lui a sauvé la mise quand sa carrière battait de l’aile et sa musique a été abondamment samplée (pour ne pas dire pillée) par le hip-hop, en particulier par Dr Dre, et il en a toujours été fier, ayant compris à l’inverse de James Brown tout ce qu’il avait à gagner de ce rapprochement avec la jeunesse. Pourtant, s’il fait partie de la culture populaire aux Etats-Unis, il reste largement méconnu du grand public en France. Le livre P-Funk, l’odyssée de George Clinton arrive donc à point nommé pour remettre en lumière ce personnage haut en couleurs âgé de 82 ans et son univers musical psychédélique siphonné. "Ce n’est ni une biographie, ni une anthologie, mais un récit autour de George Clinton, depuis la découverte de sa vocation en 1956 jusqu’à aujourd’hui, toutes les étapes qu’il a traversées, toutes les mutations que sa musique a subies, l’influence qu’elle a eue et tous les groupes qu’il a produit", nous a expliqué l’auteur Real Muzul (un pseudo), journaliste et animateur sur Clique TV.

Ce qui l’a le plus surpris en travaillant sur cet ouvrage, c’est d’abord la longévité professionnelle du bonhomme malgré sa consommation effrénée de drogues. Mais c’est aussi sa capacité à aimanter constamment, comme par enchantement, une somme faramineuse de pointures comme les guitaristes Gary Shider et Eddie Hazel (que l'on entend sur le long solo halluciné de Maggot Brain), mais aussi le flamboyant bassiste Bootsy Collins, les musiciens de James Brown Maceo Parker et Fred Wesley, l'ingénieur du son Jim Vitti, le chanteur Sidney Barnes ainsi que le génial arrangeur et multi-instrumentiste Bernie Worrell, pour ne citer qu'eux. Et tout ça sans savoir lire la musique et en ne sachant jouer d’aucun instrument ! Voici six détails, parmi des dizaines d’autres, que nous avons retenus à la lecture, recommandée, de P-Funk, l’odyssée de George Clinton.

La couverture du livre "P-Funk, l'odyssée de George Clinton" de Real Muzul. (EDITIONS LE MOT ET LE RESTE)

1 Ça groove sévère au salon de coiffure

Avant de faire merveille sur les consoles de mixage en tant que producteur, les doigts de George Clinton ont d’abord été prisés au début des années soixante pour leur adroit maniement des ciseaux et de l’art du défrisage. C’était au Silk Palace, un salon de coiffure de Plainfield (New Jersey) où l’on ne venait pas uniquement pour se faire faire une coupe à la Nat King Cole mais aussi pour discuter, se retrouver et chanter.  "Ce salon, qui tenait plutôt du barbershop, faisait office de MJC et de studio de répétition et agissait comme une espèce d’aimant", nous explique l’auteur par téléphone. "Il attirait de très jeunes gens qui venaient y traîner ou y travailler et beaucoup sont devenus musiciens pour Clinton comme Gary Shider, Eddy Hazel, Billy Bass, qui donnait des coups de main au salon dès l’âge de 13 ans et est un des fondateurs de Funkadelic. Même des musiciens comme Bernie Worrell, un génie qui a eu une éducation musicale classique, allaient se perdre là-bas, c’est sa mère qui allait le chercher dans ce qu’elle considérait comme un lieu de perdition."

2 Faux billets pour vrai trésor musical

Au moment où George Clinton est engagé en 1962 par Jobete Music, une branche de Motown dirigée par la femme du patron Berry Gordy, parce qu’il sait déjà "écrire, produire, enregistrer et diriger des sessions", il est devenu copropriétaire du salon de coiffure le Silk Palace après la mort de son patron. La semaine, il travaille au salon et le week-end il court les sessions et enregistre avec son groupe de doo-wop, The Parliaments (avec un s, qui sautera plus tard). En deux ans, il signe 32 titres chez Jobete Music tandis que The Parliaments enregistrent pour la Motown. Mais en 1965, la guerre éclate chez les Gordy, c’est le divorce et les musiciens en pâtissent. George Clinton décide alors de lancer son propre label indépendant, Marton Records. D’où vient l’argent pour monter un tel projet ? Au salon, il a un jour reçu la visite de deux commerciaux pas comme les autres, raconte Real Muzul dans son livre. Ils sont venus lui proposer un paquet de fausse monnaie. Le deal ? Un million de faux dollars en petites coupures contre 2000 vrais dollars. "Froissés, trempés dans le café pour leur donner la patine du billet au lourd passé", les faux dollars "servent ensuite à payer abondamment les heures de studio et les factures d’enregistrement." Un beau coup de pouce pour démarrer.

3 L’album de Funkadelic enregistré sous acide

"Le premier tournant clé dans la musique de Clinton c’est la découverte de l’acide à la fin des années 60", souligne Real Muzul. "Il fait vraiment basculer le doo-wop originel de Parliament vers quelque chose qui va vers l’acid-rock, mélangé à la soul et au funk". Ayant monté Funkadelic en parallèle, et alors que son groupe de musiciens n’a pas touché terre depuis des mois, vient une idée à Clinton encore plus frappadingue que lui : enregistrer un album sous substances, en un seul trip collectif. Pour le deuxième album de Funkadelic, "la feuille de route est claire : tripper, jouer, enregistrer, mixer, tout cela dans la même journée", écrit l’auteur. Le résultat sera à la hauteur de l’expérience : "de toute la discographie de Funkadelic, Free Your Mind… And Your Ass Will Follow (Libère ton esprit et ton cul suivra, paru en 1970) reste l’album le plus derangé".

La pochette de l'album de Funkadelic "Free Your Mind... And Your Ass Will Follow" (1970) savec la mannequin Barbara Cheeseborough. (WESTBOUND RECORDS)

"A la console de mixage, Clinton est tout autant hors de contrôle que derrière le micro. Instruments exfiltrés par un côté pour mieux revenir par l’autre, voyage de l’oreille gauche à la droite. Echoplex, reverb, effets sonores, le mix est brutal, capturer et restituer l’expérience au plus près fait partie intégrante du concept". Un ovni dont la pochette a autant fait date que son titre : on y voit la mannequin noire Barbara Cheeseborough nue, de dos, la tête renversée en arrière et les bras levés au ciel. Une image signée Joel Brodsky, auteur notamment de pochettes pour les premiers albums des Stooges, du MC5 et de Iron Butterfly, groupes de rock avec lesquels Funkadelic partageait souvent la scène.

4 Sur scène, le grand n’importe quoi

De fait, on pourrait s’amuser à comparer la folie furieuse qui s’empare d’Iggy Pop sur scène avec celle qui anime George Clinton et les siens à cette même époque. Avec le LSD, les tournées virent au grand n’importe quoi. Les sets peuvent durer jusqu’à trois, parfois cinq heures. Clinton est hors de contrôle. Il ose tout. Il "se rase le crâne pour arborer un iroquois et se livre à des performances scéniques inoubliables", lit-on dans ce livre. En guise de vêtements, il ne porte plus qu’un drap. Certains soirs il est nu. Et gare aux spectateurs qui passent à sa portée : sautant de table en table, "il va jusqu’à se servir de dame nature comme d’une arme par destination pour gifler ceux qui se dressent sur sa route. Variante : Clinton se roule sur le sol comme possédé. Parfois, il y nage aussi le crawl.

Connus tous deux pour leur folie scénique, Iggy Pop et George Clinton se connaissent depuis le début des années 70 car ils évoluaient dans le même circuit rock. Ici en 1995 à l'ouverture du Musée du Rock and Roll Hall of Fame à Cleveland (Ohio, Etats-Unis). (JEFF KRAVITZ / FILMMAGIC, INC / GETTY IMAGES)

Là, on parle des débuts de Funkadelic. Les musiciens s’habillent alors en dragons, en indiens, en cowboys. Mais les concerts prendront ensuite une autre dimension au milieu des années 70, avec l’album Mothership Connection de Parliament : comme sur la pochette où l’on voit Clinton sortir d’une soucoupe volante, la tournée s’accompagne carrément d’un vaisseau spatial sur scène. Plus tard encore, il sera déguisé en papillon géant pour Motor Booty Affair. Plus dingo, on cherche encore. 

5 Politique sous l'exubérance rigolarde

Le comique débridé du P-Funk cache néanmoins un message politique. "Sous cet univers loufoque, derrière cette musique hyper colorée, il y a toujours à lire la libération du peuple noir, en particulier dans Parliament", nous éclaire Real Muzul. Avec Chocolate City (1975) Clinton met les Afro-Américains aux commandes de la Maison Blanche. Dans Mothership Connection il va plus loin : la culture afro-américaine vient de l’espace. L’espace qui pour Clinton n’est pas un lieu, mais un état d’esprit. "Avant cela, les albums de Funkadelic développaient aussi un esprit contestataire", observe l’auteur. "Dès 1972, la pochette de l’album America Eats Its Young montre un billet d’un dollar vert et tous les symboles de l’Amérique y sont dégommés. La statue de la liberté dévore des enfants, l’aigle royal tient une seringue dans ses serres…"

La pochette de l'album de Funkadelic "America Eats It's Young" (1972) montre un billet de un dollar revisité où l'on voit la Statue de la Liberté dévorer des enfants. (WESTBOUND RECORDS)

En 1979, la pochette de Uncle Jam Wants You reprend la pause hautement symbolique d’une fameuse photo de Huey P. Newton, un des leaders des Black Panthers. "Clinton est malin et toujours fin dans sa critique, planquée derrière une bonne dose d’humour. Le morceau Paint the White House Black (Peindre la Maison Blanche en Noir, avec les rappeurs de Public Enemy, Ice Cube, Dr Dre et Yo-Yo NDLR) paru en 1993, c’est pile ça. Dr Dre au téléphone demande à parler au président Clinton. On pense qu’il parle de George Clinton mais c’est de Bill qu’il s’agit. Il dit : "J’étais en boîte avec lui hier, il a fumé mais il n’a pas avalé." Une référence à la fois au fait que le président Bill Clinton avait assuré avoir fumé un joint une fois dans sa vie mais ne pas avoir inhalé la fumée, et à l’affaire Lewinsky avec l’histoire du cigare…"

6 Rencontre du troisième type inspirante

L’album Mothership Connection de Parliament, sorti en 1975, avec sa soucoupe volante en couverture, est un autre temps fort dans la carrière de Clinton et la discographie de Parliament : ce disque qui déploie des thèmes afro-futuristes est un succès. Certifié disque d’or, il fait véritablement décoller la fusée à plusieurs étages (et plusieurs groupes entremêlés) de Clinton. "Ce disque, c’est le début d’une saga qui va courir sur les cinq albums suivants de Parliament. Parce que Clinton invente alors toute une galerie de personnages (Dr Funkenstein, Star Child et le méchant Sir Nose notamment), autour d’un délire avec les Afronautes, venus sur Terre d’une lointaine galaxie pour la libérer du mauvais funk et éclairer l’humanité avec le leur, le funk le plus pur, le P-Funk", nous explique Real Muzul. "Ne touchez pas à votre poste", enjoint dès les premières secondes du disque Clinton, alias le messie intergalactique, car Parliament a pris le contrôle de tout le réseau radiophonique et il n’y a plus qu’une seule station disponible : WEFUNK.

La pochette de "Mothership Connection" et sa soucoupe volante. (ACE RECORDS)

Ce que l’auteur nous apprend dans ce livre, c’est comment ce concept a éclos dans le cerveau de Clinton. Si l’on en croit la légende, Clinton et Bootsy Collins étaient en voiture, sur la route qui mène de Toronto à Detroit lorsqu’une lumière, "une espèce de boule de feu" a frappé le sol devant eux "dans des éclaboussures électriques". "Attaque brève et intense, l’éclairage public vacille puis rend l’âme provisoirement pour se rallumer quelques secondes plus tard, laissant Clinton et Bootsy dans un état de sidération", écrit Real Muzul. Pour eux, il s’agit d’une rencontre du troisième type. L’histoire ne dit pas s’ils étaient à jeun mais elle les a bien inspirés pour la suite.

"P-Funk, l’odyssée de George Clinton" de Real Muzul (Le Mot et Le Reste, 23 euros) 

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