"Between Yesterday and Tomorrow" : extraordinaire oratorio pour une voix signé Michel Legrand et Natalie Dessay
C'était un projet qui dormait dans un tiroir de Michel Legrand depuis 45 ans. L'histoire extraordinaire d'une femme ordinaire, depuis sa naissance jusqu'à sa mort. "Between yesterday and tomorrow" tient de l'opéra, de la comédie musicale et de l'oratorio. Michel Legrand y déploie son génie de compositeur mais aussi d'orchestrateur. A l'origine, ces chansons dont les paroles ont été écrites par Alan et Marilyn Bergman étaient destinées à Barbra Streisand, pour qui Michel Legrand avait composé les chansons du film Yentl.
L'oeuvre est riche, foisonnante. La musique aux accents parfois très classiques peut évoquer les grands compositeurs russes, puis Gershwin ou Bernstein. Michel Legrand se reconnaît d'ailleurs de la même famille que ces deux grands noms du XXe siècle aux influences et aux compositions aussi éclectiques que les siennes. A d'autres moments, la mélodie s'envole comme dans les grandes comédies musicales du répertoire américain. Passent alors les souvenirs d'Audrey Hepburn, de Debbie Reynolds ou Julie Andrews. Et puis la musique s'écarte, perd de la légèreté et le propos prend de la profondeur. L'interprétation de Natalie Dessay accompagne cette évolution de la naissance (Birth, le premier morceau), à la mort (Last Breath , le dernier). Entre temps, la pièce évoque cette extraordinaire expérience que peut être une vie ordinaire avec l'amour, l'enfantement, l'âge qui vient... "Between yesterday and tomorrow" pourrait se révéler l’œuvre majeure de Michel Legrand.
Les deux artistes ont répondu aux questions de Culturebox
Michel Legrand :
Ce projet, je l’avais commencé pour Barbra Streisand qui n’avait pas voulu le chanter car elle avait peur de chanter la naissance et la mort… qui commence et termine l’ouvrage. L’intensité dramatique, émotionnelle, est telle qu’elle m’a dit : "Je pleure, j’arriverai jamais à le chanter". Elle me dit : "Supprime la naissance et la mort, et je te l’enregistre."
J’ai dit non, si on supprime la naissance et la mort, il n’y a pas de raison de faire la vie d’une femme. Alors je lui ai dit : « non, tu ne le chantes pas ».
Natalie Dessay :
Il y avait plusieurs raisons en fait, on ne saura jamais le fin mot de l’histoire sauf si un jour j’arrive à lui poser la question. Mais en tout cas, le cycle n’était pas terminé, il était juste ébauché… j’ai demandé à Michel de le finir, de l’orchestrer et de me le donner. Et donc voilà, il a fini par retourner à Los Angeles chez les Bergman pour pouvoir finir la musique et surtout orchestrer ce cycle puisqu’il y a quand même 80 musiciens et une section rythmique, donc c’est un truc énorme.
Michel Legrand :
Oui, quand 45 ans plus tard je joue des choses nouvelles à Natalie, elle écoute ça et elle me dit :"ah mais c’est fou, c’est ce que je veux faire…" Et on l’a fait ensemble, voilà. J’ai tout refait et maintenant ça sort. On avait quand même écrit ça il y a quarante ans. Alors, on a éliminé certaines chansons, on en a écrit des nouvelles, on a vraiment peaufiné le reste, enfin, on a retravaillé pour le faire d’aujourd’hui.
C’est la même histoire, c’est le même drame et Natalie a la même puissance émotionnelle... tellement formidable que c’est pour moi un enchantement. C’est une œuvre très importante dans ma vie et dans la vie de Natalie également.
Natalie Dessay :
C’est un oratorio, comédie musicale, opéra… ça navigue entre plusieurs styles tout en étant emblématique du style Legrand qui mélange à la fois la musique classique, le jazz, la musique de film, la comédie musicale, tous les genres de musiques possibles et imaginables.
Culturebox :
Voilà des mots qui pourraient s’appliquer à Gershwin ou a Bernstein, est-ce que qu’on peut mettre Legrand sur le même plan ?
Natalie Dessay :
Bien sûr, tout à fait, c’est ça… C’est quelqu’un qui a été formé par Nadia Boulanger à l’école classique et qui ensuite est allé vers le Jazz avec beaucoup de bonheur. C’est un musicien absolument complet, génial, et prolixe. L’année dernière, il a créé un concerto pour piano… (enfin !), un concerto pour violoncelle, l’année d’avant il avait créé un concerto pour harpe, l’année dernière, il a orchestré ce « Between yesterday and tomorrow », il fait des musiques de films régulièrement. Il va d’ailleurs en créer une pour le film posthume d’Orson Welles qui sera projeté en ouverture du festival de Cannes. C’est hallucinant, tous les projets et la « productivité » si on peut dire ça, et l’imagination de cet homme.
Culturebox :
Pourquoi avoir conservé la langue anglaise ?
Michel Legrand :
D’abord, on parle anglais tous les deux très bien, on parle américain très bien. Les textes ont été écrits par deux poètes américains (Alan et Marilyn Bergman. NDLR) et vous savez, c’est intraduisible. La poésie ne passe pas la traduction donc on a décidé de le faire dans la langue originale c'est-à-dire l’anglais.
Culturebox :
Vous êtes connu pour la musique de films pour laquelle vous avez obtenu trois oscars, est-ce que vous avez le sentiment que quelqu’un qui compose pour le cinéma est le musicien classique d’aujourd’hui ?
Michel Legrand :
Vous savez, je suis musicien simplement en tout. Tout ce que je fais c’est musical, au cinéma comme ailleurs. J’ai d’autres projets avec Natalie. Je ne peux pas vous le dire maintenant, je vous le dirai en temps et lieu…
Culturebox :
Natalie Dessay, racontez-nous la rencontre avec Michel Legrand.
Natalie Dessay :
Il y a plusieurs années de ça, c’était à l’initiative de Laurent Pelly qui m’avait donné une carte blanche au Théâtre National de Toulouse. C’était vers 2009-2010, je pense… et j’avais répondu : "Moi, comme carte blanche il n’y a qu’une seule chose que j’aimerais faire… c’est chanter des chansons de Michel Legrand." En disant ça par bravade presque…
Culturebox :
Vous aviez lesquelles en tête à ce moment-là ?
Natalie Dessay :
Toutes ! Toutes celles qu’on connaît… Les Demoiselles de Rochefort, Les parapluies de Cherbourg, The windmills of your mind (Les moulins de mon coeur), What are you doing the rest of your life, Yentl, tout ce qu’on connaît de Michel, quoi ! Tout ce qu’il a fait avec Claude Nougaro, Splach, Le rouge et le noir, Le jazz et la java, et je ne sais plus quoi… Il y a 600 chansons, donc il y a le choix…
Culturebox:
Cette rencontre est tombée vraiment à pic dans votre carrière et dans votre vie…
Natalie Dessay :
Oui. Moi, j’étais à la fin d’un cycle dans ma vie de chanteuse d’opéra et Michel n’a fait que m’ouvrir des portes au sens artistique du terme. Non seulement il m’a permis de chanter ses chansons mais j’ai beaucoup appris et je continue à beaucoup apprendre avec lui… du coup, je m’ouvre à la chanson en général et à tout un tas d’autres styles musicaux, ce qui m’intéresse beaucoup.
C’est une autre façon de chanter que je suis en train de découvrir. D’abord, je suis en train de découvrir la voix que je n’ai jamais utilisée à l’Opéra. Et pour cause : à l’opéra on chante sans micro donc il faut projeter la voix. Moi j’avais une voix très aigüe, très légère. Là, je découvre tout un registre grave très intéressant qui me permet d’être au plus près des mots aussi… et presque de murmurer à l’oreille de l’auditeur. C’est à la fois un autre chemin, une grande découverte et j’apprends petit à petit à chanter autrement.
Michel Legrand :
Vous savez, Natalie et moi, la rencontre, c’est deux monstres ensemble. C’est une merveille.
Between Yesterday and Tomorrow
Composition et orchestration Michel Legrand
Textes Alan et Marylin Bergman
chant Natalie Dessay
Sony Classical
1CD
2 vinyle
Version digitale
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