: Interview Kery James remonte sur le ring : "Je crois au réveil citoyen"
Le boxeur de la rime ne raccroche pas les gants
"Je me sers de la boxe pour surmonter des obstacles qu’on ne peut pas dépasser autrement. (…). Je ne fais pas tout ça pour la beauté du sport mais pour changer un tas, un tas de choses." C'est ce que disait le boxeur de légende et militant des droits civiques Mohammed Ali en 1974 (dans "Le combat du siècle" de Norman Mailer).Changez le mot boxe par le mot rap et vous avez une phrase qu'aurait pu prononcer Kery James. Pour son huitième album solo, le boxeur de la rime Alix Mathurin endosse la tenue de combat de The Greatest et se rebaptise non sans humour "Mouhammad Alix".
"Je suis resté entier je n'ai pas baissé mon froc/J'ai brisé les portes à la force de mon talent/
J'ai fait rentrer tous mes potes dans le salon/J'ai connu l'odeur de la rue en l'inhalant/ (…)
Je suis Mouhammad Alix / Ils font des singles, je fais des classiques" ("Mouhammad Alix")
Trois uppercuts majeurs
Voilà pour les présentations, assez classiquement ego-trip. Mais attention, sur le ring, poing levé, le rappeur citoyen est plus enragé que jamais et défend son titre le mors au dents.Dans les manifs, on entend ces derniers temps "Le Monde ou Rien" de PNL, ces mauvaises graines désespérées. C'est pourtant Kery James l'éveilleur de consciences. Lui qui dénonce méthodiquement les vautours de la politique. Lui qui rappelle régulièrement les temps forts de l'histoire des luttes noires. Et lui qui se bat pour les jeunes des quartiers et les encourage à poursuivre leurs études via son association A.C.E.S.
Sur cet album, le grand frère du rap français aligne trois uppercuts contestataires majeurs: "Racailles", "Vivre ou Mourir Ensemble" et "Musique Nègre".
Le premier, qui vise les politiciens, est le plus implacable du lot. A quelques semaines du début de la campagne présidentielle, Kery James y retourne comme un gant la notion de "racaille" émise par Nicolas Sarkozy et démonte méthodiquement toutes les tares du pouvoir, mettant au jour les racines du dégoût de la politique politicienne et son corollaire l'abstention.
"Racailles ! On devrait vous nettoyer au Kärcher
Le jour où le peuple se réveille vous allez prendre cher
Racailles ! On a le sentiment qu'aller voter
C'est choisir par lequel d'entre vous on veut se faire entuber
(…) Comme toute la France d'en bas j'crois plus aux politiciens
J'continue le combat, j'crois au réveil citoyen"
Après les attentats, "Vivre ou Mourir Ensemble"
Dans "Vivre ou Mourir Ensemble", une chanson sortie après les attentats du 13 novembre, le rappeur engagé renvoie dos à dos les extrémistes de tous bords, ferments de la division, et rappelle que "dans ce monde globalisé où Bagdad n'est plus si loin, nous n'avons qu'effleuré l'horreur de leur quotidien".Enfin, le brûlot furibard "Musique Nègre", avec Youssoupha et Lino en invités, répond au lance flammes à Henry de Lesquen, patron de Radio Coutoisie, ci-devant candidat d'extrême droite à la présidentielle. Dans son "programme" incroyablement nauséabond, celui-ci souhaite notamment bannir "la musique nègre" des médias autorisés, c'est à dire "le jazz, le blues, le rock'n'roll et bien sûr l'immonde rap".
Dans le clip de "Musique Nègre", signé Leïla Sy, la fidèle clippeuse de Kery, une quinzaine de rappeurs et de figures du hip-hop ont répondu présent et, regard méchant, défient Lesquen, notamment Zoxea des Sages Poètes de la Rue, Karlito et Mokobé de la Mafia K'1Fry, Sear de Get Busy, Vald, Tunisiano, Big Flo & Oli, Orelsan et Passi.
Kery James a toujours le blues
Ailleurs sur cet album, on retrouve la veine de ses morceaux poignants, en particulier les douloureux "Douleur d'Ebène" et "Pense à moi" dans lesquels Kery "broie du noir" et s'épanche sur ses "blessures de guerre". Soucieux de ne pas s'aliéner le jeune public à qui il entend toujours délivrer un message, Kery James fait aussi une concession à l'air du temps avec deux titres de "trap", le style le plus en vue du rap actuel.Kery voit toujours plus loin, et pour ce faire élargit son champ d'action et ses compétences. Cet album n'est que le marchepied d'un projet à triple détente. Kery James a écrit une pièce, "A Vif", qui sera jouée en janvier 2017 au Théâtre du Rond Point de Jean-Michel Ribes. Un film, dont il a écrit le scénario, se profile aussi à l'horizon 2018. Et même une autobiographie. Kery James voudrait clore un chapitre de sa vie qu'il ne s'y prendrait pas autrement.
Rencontre avec un sage révolté
Silhouette dense, tout de noir vêtu, biceps et pectoraux saillants sous le T-shirt ajusté, Kery James a le charisme d'un roc sur le qui-vive. Il dégage un curieux calme intranquille, le self-control d'un pacifiste jamais en paix. Bienveillant mais sur ses gardes, il est concentré, attentif, la voix posée et le regard de biais. La vigilance semble être chez lui une seconde nature. On le sent à fleur de peau mais sa pensée est claire et limpide. Comme Chuck D de Public Enemy, on peut imprimer ses propos sans en changer un seul mot.Pour cet album tu te réappropries le nom du boxeur de légende Mohammed Ali disparu en juin…
Le morceau s'appelait Mouhammad Alix avant même qu'il ne décède. Je voulais déjà appeler l'album comme ça et sa mort m'a conforté dans cette idée.
Pourquoi ?
Parce que c'est un personnage qui a su dire non. Non a la guerre du Vietnam comme moi j'ai dit non à l'intervention française en Libye ou en Irak. C'est ce qui l'a fait entrer dans l'histoire je pense, plus que sa façon de boxer. Un homme qui a dit non et a mis en péril sa carrière et même sa vie. En plus il n'a pas été assassiné. Donc c'est possible de dire non, de rester intègre, ca ne se finit pas forcément par un bain de sang.
Pratiques-tu la boxe ? Qu'est ce que cela t'apporte ?
Je m'entraine moins régulièrement mais j'en fais depuis l'âge de 16 ou 17 ans. Ca m'apporte une discipline, une rigueur. Quand on boxe il faut faire attention à son poids, attention à ce qu'on mange, à l'heure à laquelle on se couche, être en forme. Ca nous apprend beaucoup aussi sur nous-mêmes surtout dans les quartiers où on évolue en bande, car sur un ring on est tout seul.
Tes textes sont toujours sombres. Ils laissent peu de place à l'humour. Pourquoi ?
Dans la vie je suis quelqu'un qui rit beaucoup, mais j'écris pour pouvoir dire des choses que je n'arrive pas à dire dans la vie. Je suis un des rappeurs qui me livre le plus dans mes textes. Même si ça parait très cliché, c'est pour moi une forme de thérapie. Après, ce qui me donne envie d'écrire, ce sont des choses qui me révoltent et qui me touchent. Quand ça va bien je n'écris pas.
Nous allons bientôt entrer en zone de turbulence avec la campagne électorale. Penses-tu que cette campagne sera plus moche que les précédentes ?
Oui bien sûr, elle l'est déjà ! Ils ont tous décidé de céder à la facilité et de désigner un bouc émissaire pour masquer leurs échecs successifs. Ce bouc émissaire ce sont les musulmans. Auparavant c'était les noirs et les arabes de banlieues, mais là ils ont trouvé une manière de les rassembler. C’est vraiment pathétique, on dirait un concours de celui qui sera le plus raciste, de celui qui ira le plus loin.
Dans "Racailles" tu attaques justement les politiciens au lance flammes. On te sent toujours aussi engagé mais désabusé. Est-ce que tu désespères de la politique ? Et y as-tu cru un jour ?
En fait je n'ai jamais été dans une position qui me permettait de croire à la politique, je viens des quartiers difficiles, je suis noir, je n'ai jamais été très concerné. Comme je le dis dans Racailles je ne crois pas dans les politiques mais je crois au réveil citoyen. Je crois aux actions associatives, je crois aux actions sur le terrain. Mais je pense aussi que la politique est organisée aujourd'hui de telle sorte que même un homme des plus sains qui entrerait en politique finirait corrompu. C'est tout le système qu'il faut changer.
Iras-tu voter ?
Ca c'est personnel (sourire malicieux).
Pourrais-tu t'engager en politique ?
Je pense que ce que je fais c'est déjà de la politique. C'est la politique qu'on peut faire en restant le plus honnête possible. Quand on veut s'engager en politique politicienne comme je le disais plus tôt, le système étant corrompu, on se fait manipuler, on va vers l'Est, on finit à l'Ouest (sourire). Donc je préfère le faire comme je le fais dans ma musique et à travers mon association.
Comment se porte ton association A.C.E.S (Apprendre, Comprendre, Entreprendre et Servir) ? Quel est son impact sur les jeunes depuis le début en 2008 ?
Elle se porte bien. Nous avons dû aider depuis le debut une trentaine de jeunes pour le financement d'études supérieures. Rien que sur la dernière tournée, on a distribué au moins 50.000 euros de bourses. C'est une action concrète et qui a de véritables conséquences.
Dans la mesure où nous sommes confrontés politiquement à une crise de la représentation, espères-tu que ton association aidera à faire émerger les figures politiques de demain ?
Bien sûr ! J'espère qu'on a aidé le prochain président qui ne sera élu que dans 20 ans. C'est un de mes objectifs. Car cette association a plusieurs objectifs. Essayer de pousser des gens qui deviendront une élite qui sera reconnaissante, n’oubliera pas d'où elle vient et aidera elle-même d'autres personnes à se tirer hors de l'eau.
Tu as commencé très jeune dans le hip hop. Quel regard portes-tu sur le mouvement 20 ans après ? Et sur la jeune génération ?
Aujourd'hui, l'esprit hip-hop, qui était paix, amour et unité, a un peu disparu. Actuellement c'est le rap qui domine en tant que musique commerciale. Les messages qui sont véhiculés sont loin de ceux véhiculés à l'origine dans le hip-hop. Maintenant on est plutôt dans la promotion de l'auto-destruction, dans le superficiel, dans le matérialisme le plus capitaliste et donc je ne m'y retrouve pas beaucoup.
Apprécies-tu à l'occasion du rap sans conscience ?
Bien sûr je peux secouer la tête sur un morceau qui dit le contraire de ce que je pense. Comme on l'a tous fait d'ailleurs dans le passé avec certains albums. "The Chronic" de Dr Dre par exemple que tous les rappeurs considèrent comme un classique, était pourtant un album de gangster rap. Je n’ai rien non plus contre le rap plus léger mais il ne doit pas y avoir que ça.
Sur "Racailles" tu casses aussi Skyrock. Sans cette radio penses-tu que le hip hop français ce serait mieux porté ?
Comme je le dis vous vous êtes servis de moi, je me suis servi de vous. Skyrock a permis de faire connaitre ma musique à un plus grand nombre de personnes. Il a aussi permis à certains jeunes de banlieue qui n'avaient que le rap de s'en sortir. Mais pour quelques uns qui ont pu s'en sortir, quelles sont les conséquences ? C'est une question qui mérite d'être posée. Par exemple Skyrock a beaucoup joué les clash entre Booba, Rohff et La Fouine. Ils ont attisé la division. Au fur et à mesure ils ont éliminé de leur playlist tout le rap à sens et le rap à thème. Quand il a écouté mon nouvel album, Laurent Bouneau (directeur général des programmes de Skyrock), a déclaré que je me trompais complètement de voie, que le rap engagé ne parlait plus à personne et que j'étais dépassé. Le succès de "Racailles" l'a fait mentir.
Sur Mouhammad Alix tu dis "20 ans de carrière et jamais reçu de Victoire de la Musique". Ca te travaille toujours cette histoire ?
Non, ca ne me travaille pas, j'ai accepté que je n'en aurais pas et je n'en veux pas. D'ailleurs j'ai déclaré que je ne m'y rendrais pas. Après c'est quand même étonnant après la carrière qui est la mienne que je n'en ai jamais eu. Mais bon, le fait de ne pas en avoir, ça fait partie de ma crédibilité maintenant (rire lumineux).
Un jeune de 13 ans avec qui je parlais récemment me disait "qui écouterait du rap français si ce n'était pas misogyne et violent" ? Que réponds-tu à ca ? Est-ce que c'est une fatalité ?
Je suis la preuve qu'on peut vendre des disques sans être misogyne et violent. Après c'est vrai que les rappeurs se permettent maintenant des choses que nous n'aurions jamais osées dire ou montrer il y a 20 ans. Il y a un discours pas seulement envers les femmes mais envers la pauvreté qui est révoltant. Un mépris des pauvres. Certains rappeurs dénigrent ceux qui ne possèdent pas. C'est à l'image de la société, qui a évolué dans ce sens là, et le rap est à l'image de la société.
Quel est ton public aujourd'hui ? As-tu l'impression que toucher encore ta cible, les jeunes des quartiers sur le fil ?
J'ai un public très varié. Beaucoup de femmes. Après j'essaye toujours de faire en sorte de pouvoir parler aux jeunes. C'est la raison pour laquelle sur mon album il y a des morceaux de "trap", un style très en vogue dans le rap américain que les jeunes écoutent beaucoup. Mon objectif est de faire passer un message, la musique n'est pour moi qu'un véhicule. Si je dois adopter une forme musicale ou autre pour le faire passer je le fais.
Sur "Vivre ou mourir ensemble", en référence aux attentats de 2015, tu renvoies dos à dos tous les ferments de la division. Comment imagines-tu la société française s'en sortir par le haut maintenant ?
Déjà, Il faudrait que les médias et la classe politique le veuillent. Malheureusement elles ne le veulent pas. Comme je le dis souvent il ne faut pas confondre les Français et la classe politique française. On ne doit pas confondre non plus les médias et le peuple réel. Mais le peuple réel finit quand même par être influencé par les discours de la classe politique et des médias. Il faut que les gens se parlent à nouveau entre eux, sans ces intermédiaires. Ce serait déjà un grand pas en avant.
La pièce "A Vif" que tu as écrite, comment est-elle née et de quoi parle-t-elle ?
J'ai écrit un scénario de film d'abord. La pièce est l'une des situations du scénario que j’ai développée. La pièce met en scène deux élèves avocats qui se retrouvent en finale de la Petite conférence, qui est le concours d'éloquence des avocats. La question qui leur est posée est "l'Etat est-il seul responsable de la situation des banlieues en France?". Le jeune noir originaire des banlieues doit répondre non et argumenter. En face, le blanc issu d'un quartier aisé doit fustiger l'Etat. C'est une joute. La mise en scène est de Jean- Pierre Barro. Sur scène, je serai face au comédien Yannick Landrein. On a déjà commencé à répéter.
Qui gagne la joute à la fin ?
Ah ah ! Personne au théâtre. Justement si j'ai réussi mon truc, chaque fois qu'un des deux prend la parole et qu'ils argumentent, le public doit se dire que c'est celui-là qui a raison. Ce n'est ni noir ni blanc: c'est gris. En réalité les deux défendent la même idée, celui qui fustige l'Etat comme celui qui refuse de fustiger l'Etat.
Qu'est ce qui a convaincu Jean-Michel Ribes de programmer cette pièce au Théâtre du Rond Point d'après-toi ?
Je pense qu'il y a une conscience d'une partie de gens qui ont le pouvoir de décision dans la culture aujourd'hui de la nécessité de donner la parole à d'autres personnes parce qu'on voit toujours les mêmes. Il y a sans doute aussi l'envie de dire quelque chose en janvier, quelques mois avant les élections. On espère que ça va peser. Même dans le cinéma, je trouve qu'il commence à y avoir un intérêt porté à d'autres regards.
Le film en rapport avec cette joute verbale, vas-tu le réaliser ?
Ce n'est pas moi qui le réaliserai, c'est Leïla Sy qui réalise tous mes clips. On a prévu de le tourner entre mai et juillet 2017 pour une sortie en 2018.
Par rapport à la Mafia K'1Fry, où en est-on ?
On en est que j'ai envie qu'un scenario soit écrit sur l'histoire de la MafiaK'1Fry et qu'après on construise autour de ça un album et une tournée. C'est encore lointain mais j'ai vraiment l'intention de le faire. Et avec tout le monde, sinon ça n'a pas de sens.
Les divergences sont apaisées entre vous ?
Je n'ai de divergences avec personne mais il y en a encore entre certains membres de la Mafia K'1Fry. On va y travailler.
On annonce aussi la sortie de ton autobiographie, "Banlieusard et fier de Lettres". Tu as terminé de l'écrire ?
Non pas encore mais il est bien avancé. Je l'ai terminé au trois quarts.
A bientôt quarante ans, tu as ressenti le besoin de faire le bilan ?
Non. Je pense que ça intéresse toute une partie de mon public. Ce ne sera pas une autobiographie classique qui consiste à dire en telle année j'ai fais ci, j'ai fais ça. Ce sera presque un essai : je vais prendre position sur certains sujets et pouvoir développer davantage que sur un disque.
Est-ce que ça marque la fin d'un chapitre pour toi cet ensemble, ce projet en 3 actes ?
Je ne sais pas. J'ai peur des fois. On ne sait jamais. En général quand je termine un projet, j'aime avoir déjà autre chose en tête, mais là pour le moment je ne vois pas plus loin que ça.
"Mouhammad Alix" de Kery James sort vendredi 30 septembre (Musicast)
Kery James donne vendredi 23 septembre à Ris Orangis le coup d'envoi de sa tournée Mouhammad Alix. Il sillonnera ensuite la France de Bordeaux (6 oct) à Saint-Malo (14 oct) et de Strasbourg (28 octobre) à Lille (24 novembre) puis Paris le 30 novembre au Zénith. Consultez toutes les dates de la tournée.
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