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Musique, street, streaming, réseaux sociaux : rencontre avec Rohff, "Grand Monsieur" du rap français

Peu après la sortie de son dixième album "Grand Monsieur", nous avons rencontré le rappeur Rohff en banlieue parisienne pour une conversation à bâtons rompus. Au menu, son dernier projet, sa "street crédibilité" et sa vision générale du rap actuel.

Article rédigé par franceinfo Culture - Nisrine Manai
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Rohff, grande figure du rap français, lors d'un récent shooting. (Jonathan Mannion)

“Si je croyais que j’allais faire tout ça ? Non. Mais devenir quelqu’un, ça oui !”. Emmitouflé dans une doudoune griffée, une casquette vissée sur le crâne, Rohff est tout sourire, et il a de quoi l’être. Son nouvel album Grand Monsieur se vend comme des petits pains. Attendu de pied ferme par les fans depuis la sortie de Surnaturel en 2018, ce nouveau double-album - l'une des spécialités de l’artiste - est en rupture de stock dans plusieurs points de vente. Entre ces deux opus, une incarcération et le confinement. Un isolement qui lui aura permis de prendre du recul pour mieux observer et disséquer la société. 

De cette réflexion sur le monde qui l’entoure, Housni Mkouboi - de son vrai nom - a griffonné 26 morceaux. Sur papier, il couche sa vision du rap actuel et de ses acteurs, essoufflés dans l’incessante course aux chiffres. Car depuis Le Code de l'honneur, son premier album sorti en 1999, les règles de ce milieu ont bien changé. Pourtant celui qui s’impose comme le “Padre du Rap Game” a fait le choix de ne pas s’y conformer. “Ma musique, je ne veux pas qu’elle soit dépendante des streams”, martèle celui qui a le sentiment d’être trop street pour être apprécié des plateformes de streaming. Plus mature et plus apaisé, nous avons rencontré Rohff le jour de son 44e anniversaire et il s'est confié sans langue de bois, comme à son habitude. 

Franceinfo Culture : “Grand Monsieur” est sorti 3 ans après "Surnaturel". Vous avez travaillé dessus pendant combien de temps ?

Rohff : J’ai travaillé sur ce projet pendant dix mois à tout casser, avec des pauses entre-temps parce que je n’avais plus d’inspiration. Et pour la retrouver, j'ai besoin de vivre. Chacun de mes morceaux est une photo d’un instant T. Il y a des périodes où je suis un peu moins inspiré et puis, d’un seul coup, ça arrive. Il y a des artistes qui n'ont pas ce problème-là parce qu’ils sont plus dans le fictif. Personnellement, je ne rappe pas pour rapper. Je ne me suis pas créé un personnage, ce qui fait que j’ai besoin d’être en phase avec ma réalité.

En parlant de réalité, l’enfermement vous a permis de prendre du recul sur les choses qui vous entourent ?

Carrément, ça m'a permis de prendre un vrai recul sur notre monde, l’environnement, l’entourage, la société et tout ce qui se dit à la télé. J’ai aussi profité de ce moment pour découvrir la nouvelle scène du rap français, faire de la lecture, écouter de la musique… Des choses que je ne faisais pas auparavant.

"Grand Monsieur", c'est le titre de votre album mais c’est aussi une expression qu’on vous a déjà entendu employer. Qu’est-ce qu’un grand monsieur ?

Un grand monsieur a traversé les marécages, la jungle, des tonnes de difficultés et s’est toujours relevé. Il pense aux autres, il donne, partage, endure, encaisse en silence et porte ses valeurs. S'il y a 50 millions de personnes qui vont à gauche et se dirigent droit dans le faux, il restera à droite, et cela même s’il est seul.

Dans cet album, on retrouve Gims, Dadju, Tayc mais aussi Jul, Naps et Imen Es qui sont appréciés des nouvelles générations. Et on a aussi des morceaux qui sonnent plus authentiques comme "Génération ROH2F". Ce dixième album, vous le vouliez rassembleur ?

J’en ai donné pour tout le monde. Je m'assimile facilement à ce qui se fait aujourd’hui. Je me suis toujours renouvelé donc ce n'était pas un problème pour moi. J’ai modernisé mes bases mais il était hors de question de les dénaturer sur du son actuel. Les artistes que vous avez cités sont des personnes que j’apprécie et qui ont réussi à amener leurs pattes sur les titres. Pour les instru, j'ai aussi travaillé avec des jeunes beatmakers. Mais à côté de ça, je tenais également à faire plaisir à mon public avec des sons qui sonnent plus à l’ancienne comme Génération ROH2F ou Valeur inversée. Je considère qu'il y a mille et une façons de rapper. Ce qui compte c’est que ça soit bien exécuté.

Dans le morceau “GM10” vous dites : "Actuel, à l'ancienne, j'mixe tout j'ai mes plugs". C’est de cette capacité à vous adapter dont vous parlez ? 

Exactement, cette phrase résume bien ce que je viens de dire. Et c’est un avantage pour moi. J’ai mangé l'âge d’or du rap américain et du rap français. Toutes ces choses m’ont donné un bagage technique et un certain flow. Ce serait dommage de tout jeter à la poubelle pour copier la nouvelle génération et rapper comme eux. Je n’ai rien contre leur façon de rapper mais je suis là pour leur apporter aussi. C’est comme si vous me disiez qu’aujourd'hui dans le foot il faut dribbler comme Mbappé. Alors que lui-même s’est inspiré des anciens comme Zidane ou Ronaldinho. 

En parlant des nouvelles générations, dans “Classic Man” on vous entend dire : “Ils ont grandi sur mes sons, aucun d'entre eux ne me partage/ Cousin j'en ai pas besoin, je n'ai pour ce game aucune attache” ou encore "Génération R9 plus fort que Neymar".  Vous considérez que les nouveaux arrivants dans le rap ne sont pas reconnaissants envers ceux qui les ont précédés ?

Pas mal le sont, il faut le reconnaître. Quand ils sont invités à rapper sur Skyrock, Génération, Mouv’, ils sont nombreux à poser sur mes instrus. D’autres revendiquent Rohff dans leurs interviews. Mais à côté de ça, il y en a qui ne sont pas reconnaissants. Parce que revendiquer Rohff aujourd'hui, c’est prendre parti vis-à-vis d’autres rappeurs. Alors une collaboration, n’en parlons pas. Je suis sûr et certain que beaucoup ne pourront pas l’assumer. Peut-être de peur d’être clashé par la suite. Mais, comme dit le rappeur Kofs, ceux qui ont grandi sur tes sons et qui ne le revendiquent pas, c’est parce qu’ils ont un patron. 

Dans “Hall of fame” vous évoquez vos débuts dans le rap. Si on retournait à cette période et qu’on disait au gamin de Vitry que vous deviendriez un des rappeurs français les plus importants, vous y croiriez ?

Si je croyais que j’allais faire tout ça ? Non. Mais devenir quelqu’un, ça oui ! Parce que le but du jeu, c’est de s’en sortir dans la vie et moi j’avais la dalle. On a tous des prédispositions et chacun a son tempérament, moi je ne voulais pas finir sous les ponts et moisir en taule. Je savais que j’allais faire quelque chose pour réussir mais je ne savais pas que ça allait être dans le rap. J’ai eu confiance en moi et j’estime qu’il suffit d’avoir confiance en soi pour aller au bout de ses rêves. Je ne savais pas où j’allais, mais j'y allais sûrement.

Vous pensez que pour faire du rap, il faut forcément venir d'en bas ?

Non, pour faire du rap il n’y a pas de permis à passer. Tu n’es pas obligé de venir de la rue pour faire du rap. De mon point de vue, je préfère que l’artiste assume ce qu' il est réellement. Quand t’as grandi dans la France d’en haut, et que tu penses pouvoir récupérer les quartiers en t'inventant une street crédibilité, ça ne fonctionne pas. Tu n’as pas connu les lits superposés, les HLM, les cités, les blocs et les ascenseurs bloqués toute l’année. Tu pourras être habile, bien mentir, plaire avec de la bonne musique mais à un moment donné ton masque va tomber et la vérité finira par éclater. Ce qui est fou, c’est que les mecs comme moi, qui viennent d’en bas, ils veulent se tirer vers le haut. Nous on essaye de se détacher peu à peu de cette image alors qu'eux, ils se la collent (rire).

Si ce n'est pas nécessaire, pourquoi le font-ils ?

Parce qu’ils ont peur de perdre leur place. On a un vrai vécu, le flow et les mots qui l’accompagnent. Eux ne l’ont pas, ils compensent par la communication. Ça me fait penser à Hercule, un personnage dans Dragon Ball Z. Hercule est un champion de lutte assez fort mais qui ne possède pas les pouvoirs des Super Saïan. Il est entouré de médias qui font de lui une sorte de vedette. Tous les objectifs sont braqués sur ce clown alors qu’on ne calcule pas les Super Saïan qui réalisent des choses incroyables en silence. Parce que contrairement à eux, Hercule sait très bien gérer sa communication. Et c’est ce qu’il se passe dans le rap quelque part.

Dans "Trop d’histoires", vous racontez un contrôle de police lorsque vous étiez plus jeune. Que s’est-il passé ce soir-là ?

C'était à l’époque des Hip-Hop Awards organisés à l'Olympia. À cette époque il y avait plein d’embrouilles, et on n'y a pas été les mains vides. On a croisé la police alors qu’on était à deux en roue arrière sur le périphérique. Les flics criaient : “Oh ! Posez la bécane, vous êtes fous ou quoi ? Allez, sortez à la prochaine !”. On est sortis, on s’est fait contrôler et je l’ai échappé belle. Mais ça c’est du passé, j’étais jeune.

Dans votre album il y a un thème récurrent : les réseaux sociaux. On a l’impression qu’ils représentent une forme de danger pour vous…

Clairement. Pendant des mois, les gens peuvent communiquer sans s’être jamais vus. Avant, on nous disait de ne pas parler aux inconnus. Aujourd’hui, une personne peut être méfiante dans la rue mais afficher toute sa vie sur les réseaux sociaux. Il y a un côté un peu schizophrène. On avait des valeurs morales, des vrais rapports humains. Aujourd’hui, ce sont les algorithmes qui déterminent qui t’aime, qui ne t'aime pas, qui est ton ami et qui ne l’est pas. Des personnes peuvent se bousiller la vie parce qu’ils n’ont pas assez de followers. Il y a une culture du narcissisme qui est en train de se développer à outrance. Comme je dis dans Valeur inversée, les gens sont plus occupés à se photoshoper qu'à regarder l’actualité et à entretenir de réelles relations. Tout est devenu fake. Quand t’es quelqu’un tu te caches, quand t’es personne tu te montres.

Les réseaux sociaux sont des outils que les rappeurs utilisent beaucoup pour communiquer avec leur communauté. Comparé à d'autres artistes, vous vous faites plutôt discret.

Oui c’est vrai. Je ne suis pas le genre de gars qui va publier des photos tous les jours. Ma story appartient à mon public. Les fans envoient des vidéos et nous on les met dans la story pour être reconnaissant. Je ne suis pas au courant de ce que font les autres rappeurs parce que je ne les regarde pas. Dans la musique, on ne marche pas tous du même pas. Moi, j’ai confiance en ma musique, je ne suis pas là pour l’image. Certains ont des défaillances artistiques et compensent avec l’image. Comme je dis dans Legend avec Jul, "tu sais pas rapper donc tu communiques”. Le jour où je sors un son, je veille à ce qu’il fasse la différence et basta. Chez moi, c’est l’art avant l’image et les chiffres. Je suis rentré dans le rap pour l’art et les chiffres ont suivi. Et aujourd’hui tous ceux qui ont des lacunes ne parlent que de chiffres. Parce que les chiffres ne mentent pas, mais s’achètent.

En parlant de chiffres, vous faites partie de ces rappeurs qui s’élèvent face aux géants du streaming. Vous avez d'ailleurs interpellé Spotify à plusieurs reprises lors de la sortie de votre album. 

Bien sûr, on n’a pas envie d’être dépendant des streams. Je les ai mentionnés parce qu'ils ont posté une liste des dernières sorties. Aucune mention de mon album, pourtant j’étais en Top Tweet pendant des jours. S'ajoute à ça que sur l’application, l’album est mal référencé. Derrière ces plateformes, il y a des personnes qui peuvent prendre parti et qui vont promouvoir certains artistes plutôt que d’autres. Il ne faut pas oublier que les plateformes signent de gros partenariats avec des maisons de disques et parfois directement avec des rappeurs. Ils ne veulent pas que je sois le visage de la musique urbaine en France parce que quand j’arrive avec un album, je débarque avec un char d’assaut. 

Et "Grand Monsieur", c'est votre dernière bataille ?

Non, il y a d’autres choses en préparation.

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