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"Wolf" de Tyler The Creator par le bout de la rime

Tyler The Creator, 22 ans ces jours-ci, éminence grise du collectif californien hip-hop Odd Future, sort son troisième album solo. "Wolf", un 19 titres très dense, s'inscrit dans la continuité de son travail antérieur. Pourtant, il manifeste nombre de changements chez ce génie précoce dont les rimes sont une mine de renseignements. Revue de détails et analyse.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
L'une des trois pochettes de "Wolf" de Tyler The Creator, son troisième album.
 (Art by Mark Ryden)
Dans l'intimité d'un "paradoxe vivant"
Tyler The Creator est de son propre aveu "un paradoxe vivant". Un mélange d'intelligence aigüe et de débilité assumée, de maturité et d'infantilisme, d'arrogance et d'humilité, de rage folle et d'humour débridé, de dépression et de joie de vivre, de limpidité et de mystère.

A le suivre sur Twitter depuis un peu plus de deux ans maintenant, on continue à penser que ce type fascinant devrait faire l'objet de mémoires et d'études de sociologie, de psychologie et d'anthropologie. Car il y a beaucoup à apprendre de sa génération à travers lui, qui livre sa psyché passablement schizophrène sans pudeur à tous les vents.
Exit la provocation pure, bienvenue aux bleus à l'âme
Dans ses rimes aussi, Tyler a toujours mélangé l'introspection la plus intime avec l'absurde et la provocation. Il continue avec "Wolf", tout en mettant en sourdine l'aspect purement artificel et fictionnel de la noirceur : oubliée la thématique serial killers et terminés les fantasmes de viols, qui en effrayant le bourgeois, lui ont fait logiquement accéder à la notoriété.
 
Exit aussi le mantra "Kill People / Burn Shit / Fuck School" ("Tuer des gens / Brûler des trucs / Fuck l'école"). Tout comme l'expression "Swag", reprise jusqu'à la nausée par tous les hipsters du monde, ces gimmicks ne l'amusent plus du tout. Surtout, il est bien trop intelligent pour finir à la traîne d'une mode qu'il a lui-même lancée.
 
La noirceur n'a pas pour autant déserté, loin s'en faut. Elle est juste plus authentique, éprouvée. Des bleus à l'âme, Tyler en a à revendre. La désespérance et le désenchantement sont bien là, même si souvent tempérés d'humour et de grotesque (et de "fuck" tous les deux mots quand même,  faut pas déconner).

Moralité : Tyler ne fait pas de sur-place et va de l'avant, tout en restant lui même, c'est à dire indomptable. C'est le premier enseignement de ce disque. Il y en a d'autres. Les voici.
La pochette du single "Domo 23" de Tyler The Creator, réalisée par lui-même, comme tout ce qui touche à son image, y compris les clips et flyers.
 (DR)
Tyler en veut toujours énormément à cet absent, ce déserteur, ce père qu'il n'a pas eu. Sa colère semble loin d'être éteinte. Elle le ronge. Il s'en ouvrait dans ses deux précédents albums et ici à nouveau dans trois nouvelles chansons, dont une en particulier, "Answer", où sa rage explose. "Hey pap, c'est moi, Oh, je suis Tyler, je crois que je suis ton fils/Pardon je me suis trompé de mot, enfoiré serait plus approprié." Le refrain, poignant, dit "j'aimerais te parler, j'espère que tu répondes". Sans oublier la touche humoristique : "Salaud de Nigerian, merde, maintenant je me retrouve avec ces sales poils sur le visage" (qu'il lui a transmis par gênes interposés).
 
Il a perdu sa grand-mère. Elle l'avait en partie élevé et sa mort semble l'avoir beaucoup affecté car il l'évoque à plusieurs reprises. Il a sans doute perdu avec elle un regard et une oreille particulièrement bienveillants. "Je ne me suis pas senti aussi mal, depuis que le cancer du cerveau a bouffé ma grand-mère, repose en paix" (sur "Cowboy").
 
Tyler est amoureux. D'une certaine Salem. Fou amoureux. Il ose l'avouer. Mais l'amour lui procure des sentiments ambivalents, d'amour-haine. Il le raconte explicitement sur sa plus belle chanson d'amour à ce jour, "IFHY". 

Il s'y s'excuse d'être un "passif-agressif" et montre combien son manque de confiance en lui impacte sa relation. Chez lui, l'amour se double d'une jalousie maladive dès que sa belle tourne les talons plus de 5 minutes ou ne répond pas sur son portable. "I fucking hate you/But I love you", dit le refrain, désespéré. "I Love you so much that my heart stops beating when you leaving/And I'm grieving and my heart starts bleeding/ Life without you has no god damn meaning/Sorry I'm passive agressive for no god damn reason". Tout au long de la chanson, on peut littéralement voir et sentir les sentiments batailler dans son cerveau. Magnifique.
Le succès n'a pas calmé son fond dépressif. Il a désormais une maison de quatre étages ("a four story home") et il est difficile de faire la sourde oreille tant il le répète d'une chanson à l'autre (notamment sur "Jamba", "Domo 23" et "Lone"). Mais il n'est pas heureux pour autant. Trop seul. "Tu penses que tout cet argent m'a rendu heureux ? Mais je suis à peu près aussi seul que les crackers que mangent les top models" (sur "Cowboy").

Sur "Slater", il raconte sa nouvelle vie, sans enthousiasme. Il a désormais ventre et compte en banque pleins. Pourtant, il regrette ses débuts et le bonheur qu'il avait à enfourcher son vélo customisé. "J'imagine que j'ai réussi, les chèques sont commencé à rentrer/J'ai arrêté de rapper et commencé à me demander "Où ma putain de passion est-elle passée ?" ("Slater").

Sur "Pigs", il va plus loin dans la dépression. Et montre jusqu'à quelles extrêmités les tendances suicidaires et la solitude peuvent mener. A la façon du "Stan" de Eminem, il emprunte cette fois la voix d'un adolescent américain meurtrier. Un ado en mal d'attention, rejeté à l'école, peu écouté chez lui (si ce n'est par ses peluches lorsqu'il était petit), insulté par son beau-père et ignoré des filles. Un gamin dont la douleur et l'agressivité rentrées vont soudain déclencher une tuerie contre ses semblables. 
 
A la lumière des drames qui ont défrayé la chronique ces dernières années aux Etats-Unis (Sandy Hook, Virginia Tech et Columbine), on pourra trouver son discours déplacé. Pourtant, Tyler est cette fois au-delà de la provocation. Il cherche juste à se mettre à la place d'un de ces désespérés pour tenter de comprendre l'origine du mal tout en renvoyant un miroir nauséeux à la société. "La musique n'avait rien à voir avec ma décision finale/ je voulais juste que quelqu'un s'interesse à moi (...)/ Je ne veux blesser personne, je suis désolé/Je ne ferais pas de mal à une mouche pas plus que je n'envisage de rejoindre l'armée (...) J'ai 99 problèmes et tous sont de ne pas être heureux".
Tyler The Creator masqué et brûlé à vif dans le clip "IFHY"
 (Clip "IFHY")
Avec "Colossus", dialogue fictionnel entre Tyler et un fan transi, il envoie un message subliminal à ses admirateurs. Jusqu'ici, Tyler a toujours cultivé le rôle du repoussoir à adultes pour mieux inciter les kids en sous-main à prendre leur liberté à bras le corps, à se dégager des conformismes, à dépasser leurs inhibitions pour s'épanouir pleinement. Mais aujourd'hui, il semble ressentir une forme de dégoût à être devenu une sorte de gourou pour des millions de jeunes, et souvent pour de mauvaises raisons. Quelque part, il est déçu. Déçu qu'ils veulent être lui si désespérément au lieu de chercher à être eux-mêmes.
 
Enfin, il y a "Lone", le chef d'oeuvre placé en clôture de l'album. Un morceau beau à pleurer qui est tout à la fois une fable sur la vanité et les pièges du succès, un aveu d'impuissance et de solitude abyssale, une chanson sur la perte de l'innocence et un récit absolument poignant des dernières heures de sa grand-mère à l'hôpital. "Mon Dieu, je voudrais arrêter, mais c'est impossible parce que mère et soeur ne peuvent payer le loyer". Et plus loin : "Maman à la Range Rover/Elle ne sera plus dans le besoin, jamais plus/Je l'ai juré sur la tête de ma grand-mère décédée...trop tôt". 

"Wolf" de Tyler The Creator (Odd Future/Columbia) sort mardi 2 avril

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