"Dark Side of the Moon" fête ses 50 ans : retour sur quelques recoins du chef-d'œuvre de Pink Floyd
C’est l’un des albums les plus cultes de l’histoire du rock. Et celui qui, avec quelque 50 millions d’exemplaires écoulés, s’est le plus vendu après Thriller de Michael Jackson et Back in Black de AC/DC. Sorti en mars 1973, Dark Side of The Moon de Pink Floyd (le The devant le titre n'a été ajouté qu'ultérieurement) n’est pourtant pas un disque guilleret ni facile mais un concept album sombre et engagé qui transporte tout en faisant réfléchir.
Durant 42 minutes qui passent en un clin d’œil, il montre surtout un groupe au pic de sa créativité, qui va entrer grâce à lui par la grande porte au panthéon du rock. "C’est un album d’émotions, il n’y a rien d’artificiel ou de forcé. C’est selon moi ce qui explique sa longévité", expliquait Roger Waters dans un doc en 2003. Alors que cet opus sur lequel tout a été écrit fête ses 50 ans, retour sur quelques recoins de sa fabrication et de son héritage.
1 Un message fort
Après les délires psychédéliques plus ou moins cryptés des précédents albums de Pink Floyd, Dark Side of The Moon est le premier à parler explicitement de quelque chose. Il a un message à faire passer. Le bassiste Roger Waters, qui contribuait aux paroles depuis le début, signe pour la première fois tous les textes (y compris ceux chantés par le guitariste David Gilmour) et se révèle un auteur remarquable.
Au départ, il était question d’une collection de chansons sur la pression de la vie de musicien (stress, délais à respecter, vie sur la route, peur de l’avion, etc). Mais des thèmes plus politiques et philosophiques se sont imposés, élargissant le discours à l’argent et à la cupidité (Money), à la vieillesse et au gâchis existentiel (Time), aux conflits armés (Us and Them), à la santé mentale (Brain Damage, hommage à leur ancien leader Syd Barrett qui hante le groupe et dont l'état psychique se détériore), et enfin à la mort (The Great Gig in The Sky).
"Roger a résolument tenté de rendre ses paroles simples, directes et faciles à comprendre", explique David Gilmour au site Loudersound. Dans l’ouvrage de référence Pink Floyd La Totale (éditions E/P/A), le guitariste se souvenait que Roger Waters "voulait écrire de façon spontanée, claire et directe. Pour la première fois il voulait dire exactement ce qu’il avait à dire et se débarrasser de ce baratin psychédélique."
Si ce disque a touché plusieurs générations successives, c’est autant pour la musique que pour les paroles. "Musicalement, il a vraiment résisté au temps", se félicitait Roger Waters dans le Billboard en 2006. "Il y avait une symbiose de talents musicaux chez nous quatre qui marchait vraiment bien. Mais aussi, je pense, en terme de paroles, philosophiquement, cela parle à chaque génération parce qu’il donne l’impression de nous autoriser à questionner les choses, ce qui est très attirant au moment de la puberté. Musicalement, le disque exprime des préoccupations qui se retrouvent dans les paroles au sujet des questions fondamentales concernant l’existence humaine."
2 Fignolé sur la route avant d'entrer en studio
Bien que les arrangements sophistiqués, la recherche de sons inédits et le luxe de détails fassent ressembler The Dark Side of The Moon à un album de laborantins entièrement conçu en studio, le groupe l’a pourtant longuement rodé et peaufiné d’abord sur la route, en concert, avant d’entrer en studio. Et ce, plus d'un an avant la sortie officielle.
Avec ce disque hors norme, Roger Waters, David Gilmour, Rick Wright et Nick Mason avaient l'ambition de faire le son du futur. Pour ses expérimentations audacieuses, le quatuor britannique essayait toutes sortes de sons, usant et abusant des filtres, des oscillateurs, d’un tout nouveau séquenceur, des réverbérations et de l’écho. Mais l’une des idées fortes était aussi de créer un album que le groupe pourrait jouer live de bout en bout. Rien de mieux pour ce faire que de tester les morceaux en concert avant de les enregistrer.
Ainsi, une poignée de chansons furent jouées pour la première fois dès le 20 janvier 1972 au Dôme de Brighton (Royaume-Uni), dévoilant notamment, dans une salle plongée dans le noir, le cœur battant hypnotique de Speak To Me qui introduit l’album, suivi de titres encore plus ou moins en chantier comme On The Run, Time, Breathe, The Great Gig in The Sky et Money. La série de concerts qui suivit, baptisée Eclipse, A piece for assorted lunatics (puis Dark Side of The Moon à la place d’Eclipse, premier nom de baptême de l’album), permit à ces têtes chercheuses d’assouvir pleinement leur perfectionnisme.
"C’était une excellente façon de développer un disque", estime Nick Mason sur le site Loudersound. "Tu te familiarises avec, tu apprends ce que tu aimes et ce que tu n’aimes pas. Et c’est plutôt intéressant pour le public d’entendre une œuvre en développement. Si quelqu’un venait nous voir quatre fois, cela aurait été différent à chaque fois."
3 "Money", le single non prévu qui les a mis sur orbite
Au départ, aucun single n’est prévu pour ce concept-album dont les chansons sont enchaînées les unes aux autres pour faire de chaque face de l’album vinyle une seule et même plage de musique. Mais les Américains de Capitol Records ne l’entendent pas de cette oreille et demandent à sortir Money en single avec Any Colour You Like en face B. Le 45T, publié dans de nombreux pays (sauf au Royaume-Uni), dont la France où il sera numéro un des hit parades dès le mois de mai, connaît un succès fulgurant et se retrouve en rotation lourde sur de nombreuses radios.
"Le fric, c’est un crime (…) à la source de tous les maux d’aujourd’hui" : le paradoxe a voulu que ce soit par la grâce de cette chanson anti-capitaliste et critique du consumérisme que Pink Floyd devienne tout à coup, en quelques semaines, fortuné et adulé… expérimentant ce faisant tout ce que dénonçait la chanson. "La démesure devient leur quotidien, l’adulation entre dans leur intimité (…) Le quatuor est pris au dépourvu", résument Jean-Michel Guesdon et Philippe Margotin dans Pink Floyd La Totale. "Lors des concerts, les fans hurlent désormais Money et ne respectent plus le silence requis pendant leurs longues pièces instrumentales."
Les sons des pièces de monnaie, des billets froissés et du tiroir caisse, qui ont été si patiemment mis en boucle en studio, annoncent l’explosion du groupe dix ans plus tard. "Dark Side of The Moon a été notre dernière collaboration volontaire", assure Roger Waters dans Loudersound. "Après ça, tout dans le groupe est devenu une souffrance : dix ans à rester sous un nom de mariage et ne pas avoir le courage de divorcer, de lâcher prise. Dix ans d’enfer. Ça a été affreux. Terrible."
4 Alan Parsons, génie du son
Si Pink Floyd assurait sa propre production, Alan Parsons a néanmoins contribué fortement à la prodigieuse richesse sonore du disque. Lorsqu’il est promu ingénieur du son sur Dark Side of the Moon, Alan Parsons n’a que 24 ans mais ce féru de nouvelles technologies a déjà une expérience trois étoiles acquise aux studios Abbey Road. Il y a surtout été l’assistant ingénieur du son de George Martin durant les sessions des mythiques albums des Beatles Let it Be et Abbey Road. Or si un groupe a ouvert la voie aux expérimentations en studio, c’est bien celui-là. "Tous les groupes des années 1960 et 1970 ont bénéficié de ce que les Beatles étaient parvenus à faire (en studio). Sans eux, je pense qu’on utiliserait peut-être encore des huit pistes", estimait Alan Parsons à propos des Fab Four dans un entretien à Ultimate guitar en 2011.
Pink Floyd était "sans doute le groupe le plus complexe à enregistrer à l’époque", jugeait-il la même année dans Rolling Stone. "Ils étaient très exigeants concernant le studio d’enregistrement (…). Il s’agissait d’un challenge. Il y avait beaucoup de technique – j’hésite à utiliser le mot sorcellerie – mais nous devions souvent combiner les installations complètes d’un studio avec celles d’un autre studio pour réaliser ce que nous avions en tête." De fait, il avait beau bénéficier d’un 16 pistes, le format restait trop contraint pour l’ambitieuse musique du groupe.
Parmi ses nombreuses trouvailles, rappelons les horloges et réveils qui explosent en une cacophonie de sonneries au début de Time. Alan Parsons les avait enregistrés peu auparavant chez un horloger, dans le cadre d’un disque de démonstration sur la quadriphonie. Et c’est parce qu’il allait comme un gant au thème de la chanson qu’il le proposa au groupe. Cela ne passa pas inaperçu: ce passage fit ensuite pendant des décennies les beaux jours des démonstrateurs de chaînes hi-fi du monde entier.
Pourtant, hormis le batteur Nick Mason, qui a souvent rendu hommage à cet "excellent ingénieur du son", le groupe refusera de reconnaître son apport exceptionnel. "En maintes occasions j’ai demandé d’être reconnu pour mes contributions à Dark Side of the Moon, mais le groupe comme le label ont refusé de lever le petit doigt pour moi", regrettait-il en 2011 dans Rolling Stone, en précisant qu’ils n’avaient même pas pris la peine de lui faire parvenir la réédition de l’album cette année-là. Pas plus qu’ils ne l’avaient sollicité pour remixer l’album en son surround en 2003…Mais ils n’ont pu lui enlever le prestige et la célébrité non négligeables acquis grâce à sa participation à ce chef d’œuvre.
5 Les souvenirs mitigés des invitées
Alan Parsons n’est pas le seul à déplorer la sécheresse des membres de Pink Floyd, semble-t-il trop concentrés sur leur musique pour se préoccuper de l’extérieur. Mis à part le saxophoniste Dick Parry, un vieil ami de Gilmour, dont on entend les solos inspirés sur Money et Us and Them, le peu d’intervenants convoqués pour cet album n'en gardent pas un très bon souvenir.
Prenons le quatuor de chanteuses de sessions Doris Troy, Lesley Duncan, Liza Strike et Barry St John, recrutées pour US and Them, Brain Damage et Eclipse. "Ils n’étaient pas très sympas", témoignait Lesley Duncan dans Loudersound. "Ils étaient froids, presque cliniques. Il n’émanait d’eux aucune chaleur. Ils nous ont juste dit ce qu’ils voulaient et nous l’avons fait… Il n’y a eu aucun sourire. Nous avons été presque soulagées de partir."
Et puis il y a l’un des sommets de l’album, The Great Gig in The Sky, où se déploie une voix féminine au bord du cri, qui vous hérisse le poil et emporte tout sur son passage. Cette voix, c’est celle de Clare Torry, convoquée en studio un dimanche sur les conseils d’Alan Parsons. "A mon arrivée, ils m’ont expliqué le concept de l’album et m’ont passé la séquence d’accords de Rick Wright", racontait-elle à Loudersound. "Ils m’ont dit : on veut du chant là-dessus, mais je ne savais pas ce qu’ils voulaient vraiment. Alors j’ai suggéré d’essayer quelques trucs en studio. J’ai commencé avec des mots et ils m’ont dit : oh non, surtout pas de mots. Alors la seule chose à laquelle j’ai pensé a été d’utiliser ma voix comme un instrument et de ne pas penser comme une chanteuse. J’ai fait ça et ils ont adoré."
"J’ai fait trois ou quatre prises rapidement, j’étais totalement livrée à moi-même et ils m’ont dit merci beaucoup. (…) Mais je me souviens de m’être dit en partant : ça ne verra jamais le jour. Si j’avais su alors ce que je sais aujourd’hui, je me serais occupée de mes droits, je serais riche aujourd’hui. J’ai été payée 30 livres pour la session." En 2004, Clare Torry a poursuivi Pink Floyd en justice en réclamant d’être créditée en tant que co-compositrice pour sa contribution a The Great Gig in The Sky. L’affaire s’est réglée à l’amiable et la chanson est depuis créditée Wright et Torry.
6 Une pochette iconique
Que dire qui n’ait été déjà dit sur cette pochette ? Lorsqu’un album approche la perfection, l’emballage est généralement à l’avenant. Cette pochette, iconique au point d’être devenue l’emblème de Pink Floyd, ne fait pas exception. Il s’agit d’une image très graphique qui imprime fortement la rétine et fait travailler l’imagination. Elle représente, sur fond noir, un prisme optique triangulaire traversé par un rayon de lumière blanche arrivant sur la gauche et diffracté sur la droite en un arc-en-ciel.
Cette image, réalisée par George Hardie, est signée de l’agence de graphistes Hipgnosis fondée par Storm Thorgerson et Aubrey Powell, derrière toutes les pochettes de Pink Floyd depuis A Saucerful of Secret (1968). La mise en abyme photographique d’Ummagumma c’était eux, tout comme la vache d’Atom Heart Mother. Mais cette fois, Pink Floyd ne voulait ni photo ni lettrage, pas même son nom sur la pochette. Les consignes, données par Rick Wright, étaient claires mais lapidaires : faites quelque chose de "simple, élégant et graphique".
Selon Roger Waters, Hipgnosis "sont venus avec six ou sept idées de pochettes [dont une ornée d’une image de Silver Surfer inspirée des comics Marvel]. Ils les ont balancées sur le sol dans la salle de contrôle, et nous avons tous, comme un seul homme, pointé celle-là. Il n’y a pas eu de débat", se souvenait-il dans le Billboard en 2006. Sur son idée à lui, l’arc-en-ciel se trouve inversé au dos de la pochette tandis qu’à l’intérieur, le vert de l’arc-en-ciel prend une forme d’onde semblable à celle des battements de cœur sur un moniteur d’hôpital.
Si le groupe n’a jamais vraiment expliqué cette image, Storm Thorgerson a souvent dit avoir eu plusieurs idées en tête : tout d’abord les lightshows du groupe qu’ils "n’avaient jamais vraiment célébrés". Mais aussi le thème des paroles qui parlaient d’ambition et de cupidité. Et bien sûr les consignes de Rick Wright réclamant quelque chose de simple et graphique. On leur tire notre chapeau : cinquante ans après sa conception, cette pochette n’a rien perdu de son efficacité.
7 De surprenantes reprises
Nombreux seront sans doute ceux à crier au sacrilège mais, outre les "tribute bands" (groupes hommage) à Pink Floyd comme Back to Floyd, qui reprennent leurs albums sur scène de façon ultra précise et souvent bluffante, Dark Side of The Moon a fait l’objet de curieuses reprises. Il existe ainsi une étonnante version a cappella signée Vocomotion (les bruitages notamment de Money valent le détour), et une version blue grass, Dark Side of the Moonshine, par le groupe Poor Man’s Whiskey.
Mais on recommande surtout l'incroyable version reggae-dub, Dub Side of The Moon, par Easy Star All-Stars datée 2003. A écouter ci-dessous, elle opère quelques malicieuses modifications comme le bruit d'une pipe à eau en introduction de Money à la place du son de la caisse enregistreuse. Le succès a été tel que Easy Star All-Stars, connu pour ses albums de reprises reggae de Radiohead et des Beatles et bientôt de Bowie, a remis ça en 2010 avec Dubber Side of the Moon, une version encore plus dub et plus impressionnante grâce aux pointures convoquées à la production, telles Mad Professor, Groove Corporation ou Alchemist. Un must à la fois hyper respectueux et inventif qui fait poser une oreille neuve sur l'album.
A ne pas louper également, l'album des psychédéliques Flaming Lips, The Flaming Lips & Stardeath and White Dwarfs. En compagnie de Henry Rollins (qui recrée les fameuses séquences d’interviews qui ponctuent l’album) et Peaches (à la place de Clare Torry sur The Great Gig In The Sky) le groupe "réimagine" l'album de Pink Floyd chanson après chanson. La pochette elle-même est un must avec le regard fulgurant d’un bébé reprenant le prisme arc-en-ciel de la pochette originale.
Et puis il y a la reprise qu'on n'attendait pas : celle qu'a annoncée Roger Waters ces dernières semaines. Il a en effet ré-enregistré entièrement Dark Side of The Moon et s'apprête à sortir sa propre version, qu'il présente comme un hommage à l'album original. Ce dernier, souligne-t-il, est "irremplaçable", mais il souhaite néanmoins en "réajuster le message politique et émotionnel". Début mars 2023, il assurait être dans la phase finale du mixage et avoir hâte de le faire écouter à tout le monde. En attendant, on peut découvrir le court extrait qu'il a publié de sa version de Us and Them.
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