The Specials effectuent un retour gagnant inespéré avec "Encore"
Un petit retour sur l'histoire des Specials s'impose en préambule. A la fin des années 70, dans l'Angleterre de Thatcher qui s'enfonce dans la crise et l'austérité, The Specials constituent une bouffée d'air frais pour la jeunesse rebelle. Biberonné à la musique jamaïcaine, ce groupe pionnier du ska anglais à l'urgence punk est une formation multiraciale, une rareté à l'époque. Propulsées par des rythmes fièvreux, leurs chansons parlent de racisme, de chômage, de politique et de filles mères ("Too much too young", adapté du "Birth Control" de Lloyd Charmers), portant un message d'unité contagieux.
Les petits gars de Coventry, particulièrement prisés en live pour leur énergie communicative, affrontent régulièrement à leurs concerts les skinheads d'extrême-droite venus en découdre. De quoi nouer un lien à la vie à la mort avec leur public.
Deux premiers albums galvanisants
L'euphorisant single "Gangsters" lance la fusée The Specials, qui décolle à pleins tubes avec le premier album produit par Elvis Costello paru en 1979. Ce disque mélange idéalement leurs propres compositions comme "Doesn't Make it Allright", "Nite Klub" ou "Concrete Jungle", à des reprises de bijoux jamaïcains des années 60 tels que "Too Hot" de Prince Buster, "Monkey Man" de Toots and the Maytals et surtout l'inusable "A Message to You Rudy" de Dandy Livingstone.Le second album "More Specials", publié en 1980, injecte de nouvelles couleurs et de nouveaux instruments et ralentit le tempo, en rapport avec les sonorités explorées entre temps par Jerry Dammers, en particulier la musique de films et le easy listening. L'album vole de succès en succès, accrochant en haut des charts les singles "Rat Race", "Do Nothing" et "Stereotype".
Pourtant, rien ne va plus au sein du groupe. L'autorité de Jerry Dammers est mise en cause et les orientations artistiques qu'il impose d'une main de fer ne passent plus.
Séparation et disparitions
Le groupe se sépare, non sans avoir sorti en 1981 la pépite "Ghost Town", portrait d'une ville (et d'un pays) en crise où la jeunesse s'est fait voler son futur. D'un côté, trois membres (Terry Hall, Neville Staple et Lynval Golding) partent former The Fun Boy Three; de l'autre Jerry Dammers continue brièvement l'aventure avec de nouveaux musiciens sous le nom de The Specials AKA, et sort l'impérissable hymne anti-apartheid "Nelson Mandela" en 1983.
En 2009, pour ses 30 ans, le groupe se reforme pour une tournée triomphale avec le line up d'origine excepté Jerry Dammers. En 2015, deux piliers disparaissent coup sur coup: le batteur John Bradbury et le tromboniste Rico Rodriguez, qui avait fait partie des légendaires Skatalites, pionniers du ska jamaïcain.
Retour inespéré avec de nouveaux morceaux en 2019
Dix ans de plus auront été nécessaires pour sortir enfin de nouveaux morceaux sur cet album inespéré baptisé "Encore" ("Rappel" en français). Mais à quoi ressemble The Specials en 2019 ? Le collectif d'antan est aujourd'hui un trio de sexagénaires: le chanteur Terry Hall, 59 ans, le guitariste Lynval Golding, 67 ans, et le bassiste Horace Panter, 65 ans, entourés d'une poignée de musiciens.
"Enregistrer cet album a été l'un des voyages les plus emballants de nos vies" assure le gang de tontons ska. S'ils restent fringants, ils ne jouent plus tout à fait sur le même registre musical qu'aux débuts du groupe. Moins frénétique, plus posé, plus groovy, voire funk, le spectre musical s'est élargi et s'adresse sans doute davantage aux anciens "rude boys and girls" de leur génération qu'à la nouvelle.
Colère intacte contre les injustices
Pour autant, The Specials ne ronronnent pas et restent en prise directe avec leur époque, qui comporte de nombreuses similarités avec celle de leurs débuts.
Trois titres politiques en témoignent en particulier : "10 commandments", sur lequel la féministe Saffiyah Khan offre une réponse cinglante et moderne à la chanson ultra machiste de Prince Buster "Ten commandments of Man" (1963), dans la droite ligne de #metoo.
Remarquable également, "B.L.M (Black Lives Matters)", un proto-funk zébré de guitares dans lequel Golding relate, avec son accent jamaïcain, quelques unes des confrontations avec le racisme de lui et sa famille, venue en Angleterre en 1954 "reconstruire un pays ravagé par la guerre". Il y a enfin le magnifique "Vote For Me", qui fait écho à "Ghost Town", et dans lequel le groupe, en ces temps troublés du Brexit, raille une classe politique cynique à laquelle il ne fait plus confiance.
Remèdes à la morosité
Le chanteur Terry Hall, affecté depuis l'adolescence par une dépression chronique, lui qui a pourtant contribué à quelques uns des plus puissants remèdes musicaux à la morosité, signe par ailleurs une chanson sur ses longues années à broyer du noir, "The Life And Times (Of A Man Called Depression)".
Comme pour les deux premiers albums de The Specials, dont ils ont en quelque sorte voulu écrire la suite, "Encore" mêle des reprises percutantes aux compositions originales : Le titre d'ouverture "Black skin blue eyed boys" des Equals, aux paroles toujours aussi actuelles dans une version disco-funk seventies, "Blam Blam Fever" des Valentines et "The Lunatics" des Fun Boy Three dans une curieuse version tirant vers le tango, moins minimaliste que l'originale.
L'album se referme sur le splendide "We Sell Hope", dans laquelle ils en appellent à la bienveillance générale avec une candeur touchante de vieux sages. La version deluxe contient en bonus 14 titres Live réjouissants dont une moitié enregistrée au Bataclan en 2014.
"Encore" de The Specials (Barclay/Universal) à l'écoute ci-dessous
The Specials sont en concert le 8 avril 2019 à Paris (Cigale) mais aussi le 30 mars à Bruxelles (Ancienne Belgique)
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.