Entre racisme et discriminations, ce que révèle la série "Small Axe" sur le Londres des années 60 à 80
Réalisée par le grand nom du cinéma Steve McQueen et disponible sur la plate-forme Salto, la série "Small Axe" est une plongée dans une histoire passionnante mais méconnue : celle de la communauté noire antillaise de Londres. Franceinfo décrypte l'œuvre avec des spécialistes des questions de migration au Royaume-Uni.
Avec la mini-série oscarisée Small Axe, la légende du cinéma Steve McQueen (Shame, 12 Years a Slave) dresse une fresque ambitieuse de la communauté antillaise de Londres entre les années 60 et 80. Le format de cette série initialement diffusée sur la BBC et disponible sur Salto est inédit : cinq films aux histoires distinctes, certaines tirées de faits réels, mais toujours ultra-documentées.
Reconstitution du procès du groupe de militants des “Mangrove Nine”, récit des difficultés et des doutes d’un des rares policiers noirs de l’époque, portrait d'un jeune garçon écarté du système éducatif anglais en raison de préjugés racistes... Chaque film décrit avec lucidité et justesse le racisme et les luttes contre les discriminations de l’époque. La visée est éminemment politique et elle se retrouve dans le titre même de la série. Small Axe est le nom d’une chanson engagée de Bob Marley de 1973 : "Si vous êtes un gros arbre, nous sommes une petite hache”, clament les paroles. Une façon de dire que l’union des minorités fait la force.
Sur fond d’accents caribéens, de coupes afro, de cuisine épicée et bien sûr de reggae, Small Axe, c'est aussi une plongée délicieuse dans la culture et le quotidien de la communauté antillaise de Londres. Le casting séduisant n'enlève rien à la qualité de la série : vous y retrouverez John Boyega, l’interprête de Finn dans Star Wars, ou encore Letitia Wright, la révélation de Black Panther. En retraçant des événements encore très méconnus, Steve McQueen entend faire histoire, et renouer avec la sienne - il est lui même né dans une famille d'origine caribéenne. "C’était un désir, un besoin et un devoir. Parce que dans l’histoire du cinéma britannique, de l’histoire britannique, les noirs n’avaient jamais eu droit à un espace”, révèle le réalisateur à Franceinfo. Discriminations, violences policières, accès à l’éducation... Que nous apprend Small Axe sur la communauté antillaise de Londres entre les années 60 et 80 ? Nous avons décrypté la série avec des spécialistes des questions de migrations en Grande-Bretagne.
Un racisme infiltré au sein de la police
La thématique résonne avec l'actualité : le racisme de la police est au cœur de Small Axe. Dès le début du premier épisode, les descentes de police brutales s’enchaînent dans le restaurant The Mangrove à Notting Hill, dont le gérant Frank Crichlow sert de la cuisine caribéenne. Dans l’épisode 3, prenant place en 1983, on voit l’envers du décor avec l’histoire - inspirée de faits réels - de Leroy Logan, un des rares policiers noirs qui tente de se faire une place au sein de l’institution malgré les discriminations. Selon Vincent Latour, professeur en civilisation britannique et co-directeur du Groupement d’intérêt scientifique sur les questions de migrations britanniques “Midib”, la représentation de la police dans Small Axe est tout à fait juste. "En 1970, il y avait seulement 10 policiers non-blancs dans la police londonienne, sur un effectif total de plus de 20 000 agents, pointe le chercheur. Même après les premières campagnes de recrutement, ils ne sont que 70 en 1976”, poursuit-il. Dans le film, Leroy Logan est choisi pour être le visage d’une de ces campagnes. Fait intéressant : ces opérations pour embaucher des personnes de couleur jouaient elles-mêmes sur les préjugés racistes de la population. En témoigne cette affiche de 1985 :
“Voyez-vous un policier à la poursuite d’un criminel ? Ou bien un policer harcelant une personne innocente ? Vous avez tout faux : il s’agit de deux officiers de police, dont l’un en civil, chassant une troisième personne. Et ceci illustre bien pourquoi nous cherchons davantage de recrues issues de minorités”, indiquait le poster.
Justice, prison, éducation... Des institutions pétries de préjugés
Small Axe s’illustre également dans le portrait très complet et nuancé qu’elle dresse du "racisme structurel" infiltré dans l'ensemble des institutions britanniques de l’époque, selon la spécialiste des questions d’immigration au Royaume-Uni Angéline Escafré-Dublet. Dans le premier épisode, la série revient sur le procès historique des Mangrove Nine, des militants arrêtés pour émeutes. Face à des témoignages mensongers de certains membres de la police et à un système judiciaire composé à majorité de personnes blanches et issues de l’establishment, le procès n'est pas gagné d'avance. Pour Angéline Escafré-Dublet, il y a dans cet épisode une très juste représentation des préjugés racistes dont est imprégnée, malgré elle, la justice.
C'était un phénomène dont les composantes de la justice, probablement animées de grands principes d’égalité, n'étaient pas bien conscientes
Angéline Escafré-Dubletmaître de conférences spécialiste des questions d'immigration
Même chose en prison. "De nombreux gardiens et aumôniers avaient une sympathie pour le parti d’extrême droite du Front National, notamment dans la prison de Brixton", souligne Vincent Latour. Une prison dans laquelle Alex Wheatle, personnage principal - et réel - de l’épisode 4, fait un séjour. Le film dépeint également la dureté des services sociaux envers les jeunes noirs, dans lequel le jeune Alex, orphelin, est élevé. "À cause de son indifférence maussade, la responsable a du mal à ne pas s’en prendre à lui", indique un rapport cruel de l'établissement.
L’épisode 5, intitulé Education, met quant à lui en scène les discriminations à l’école subies par le jeune Kingsley. Dyslexique, ne sachant pas lire, il est placé dans une école destinée aux "sous-développés intellectuels". On apprend par la suite que de nombreux élèves d’origine caribéennes sont écartés du système scolaire classique parce qu’ils sont soupçonnés d’être des éléments perturbateurs, et non pas par volonté réelle de les faire progresser. Selon Angéline Escafré-Dublet, le film s’appuie sur une réalité : celle du "placement d'enfants issus de minorité dans des écoles sous-dotées en termes de moyens à cause de constructions coloniales pétries de préjugés".
Une hostilité générale de la population envers les noirs d’origine antillaise
Pour Vincent Latour, les violences institutionnelles ne sont que la "façade d’une hostilité générale à l’égard de la communauté noire antillaise de Londres". Dès les premières images du premier film Mangrove, on aperçoit ainsi des tags clamant “Dehors les négros” ou “Powell Premier Ministre” - du nom de l’auteur d’un discours très violent envers la population noire en 1968.
Les noirs caribéens subissaient aussi de la discrimination à l’emploi et au logement, et connaissaient une plus grande pauvreté que le reste de la population
Vincent Latourprofesseur en civilisation britannique
Ce sont d’ailleurs les raisons pour lesquelles ils se concentrent dans les quartiers populaires de Londres tels que Notting Hill ou Brixton, lieux principaux de la série. “Les travailleurs noirs sont relativement bien acceptés... tant qu’ils restent invisibles”, ajoute le chercheur. Un phénomène qui explique la violence subie par Frank Crichlow dans l’épisode 1. "Ce qui dérange, c’est la visibilité, c’est le gérant noir, c’est la cuisine antillaise, épicée. On lui reproche de créer un espace de vie où la communauté peut se retrouver", résume le spécialiste en civilisation britannique.
Une animosité paradoxale car les membres de cette communauté, étant issus des pays du Commonwealth, ne sont pas des immigrés mais des citoyens britanniques, éduqués dans la culture britannique. "Dans leur pays d’origine, notamment en Jamaïque, il y a un système éducatif très proche de celui du Royaume-Uni, souligne Vincent Latour. On leur dit "vous êtes britanniques", ils sont chrétiens, ils ont des noms anglais : "Smith", "Jones"...", poursuit le professeur.
Des quartiers populaires de Londres régulièrement secoués par des manifestations
Résultat des violences policières, des discriminations et des difficultés économiques de la communauté antillaise, de nombreuses manifestations, parfois qualifiées d’émeutes, secouent les quartiers populaires de Londres entre les années 60 et 80. Small Axe revient sur deux d’entre elles : celles de Notting Hill en 1970, dans l’épisode 1, et celles de Brixton en 1981, dans l’épisode 4. Pendant ce soulèvement, plus de 280 policiers et des dizaines de civils sont blessés, 117 voitures sont détruites et de nombreuses vitrines sont brisées.
En couplant ses plans avec des images d’archives, Steve McQueen réussit à reproduire avec un réalisme saisissant les événements et l’ambiance de l’époque. Le film revient sur un événement majeur qui a mis le feu aux poudres : le "massacre de New Cross", où treize jeunes noirs trouvent la mort dans l'incendie d’une maison pendant une fête. "C’est une affaire qui a énormément contribué à politiser la jeunesse, déclare Angéline Escafré-Dublet. L’origine du feu n’a jamais été élucidée, et la police a été accusée de ne pas avoir assez enquêté en raison de la couleur de peau des victimes", poursuit la maîtresse de conférences en science politique.
La musique, une arme politique pour la communauté antillaise
Small Axe, c’est aussi une plongée dans la musique d'origine caribéenne. Au fil des épisodes, on est tour à tour bercés par le reggae, plongés dans une "House party", embarqués dans l’univers des soundsystems - ces énormes amplificateurs autour desquels la jeunesse d’origine antillaise se rassemblait -. La musique était un vecteur très important pour se retrouver, "mais aussi pour se politiser", souligne Angéline Escafré-Dublet, qui a été co-commissaire de l’exposition Paris-Londres Music Migrations au Palais de la Porte Dorée. Ainsi, dans l’épisode 4, Alex Wheatle intègre via les soundsystems un groupe aux idées politiques fortes qui se rebelle contre les discriminations. Si la génération des jeunes Londoniens nés de parents antillais se retrouvaient dans des House parties, c’est parce qu’ils avaient “des difficultés à se retrouver dans des lieux, notamment festifs, en raison de discriminations”, explique Angéline Escafré-Dublet.
Les styles de musique ont eux aussi une portée politique. “Le ska et le reggae sont des musiques protestataires, qui ont notamment joué un rôle dans l’indépendance de la Jamaïque”, précise la politologue. Selon elle, le nom de l’épisode 2, “Lovers Rock”, fait référence à un genre musical issu du reggae qui naît au sein de la communauté caribéenne. Dans l’épisode 1, il est aussi fait référence au “Steeldrum”, un instrument de percussion en métal qui est régulièrement utilisé pendant les manifestations.
This picture shows a steel band walking through the streets as part of Lambeth Festival in 1961. #unarchived pic.twitter.com/Xl7i0DJb3H
— Unarchived History (@Unarchived) May 20, 2016
Une période marquée par les avancées de la lutte antiraciste
Si les violences des institutions et les discriminations étaient fortes dans le Londres des années 60 à 80, cette période correspond également à des avancées de la lutte antiraciste. Les groupes et les associations se structurent autour de la question du racisme. Les manifestations de Notting Hill, dans l’épisode 1, le montrent bien : les participants scandent “Black Power”, et certaines affichent indiquent clairement une appartenance au groupe des "Black Panthers"
Plus tard dans les années 70, le mouvement “Black” se met à fédérer de plus en plus de communautés, et "s’ouvre à tous ceux qui ne sont pas blancs, comme les Indiens ou les Pakistanais", déclare Vincent Latour. Le procès du Mangrove constitue un moment historique au Royaume-Uni, car c’est la première fois que des noirs se défendent eux-mêmes devant un tribunal et contre-interrogent les autorités. "Ce procès est important parce qu’il permet de fédérer au sein de la communauté antillaise, et plus globalement antiraciste", ajoute Vincent Latour.
Si vous avez aimé Small Axe, bonne nouvelle, Salto vous propose également une collection de films de Steve McQueen pour prolonger le plaisir : le puissant 12 Years a Slave, qui retrace le destin tragique d'un esclave noir dans l'Amérique du 19e siècle, ou encore le troublant Shame, portrait d'un homme à l'addiction au sexe dévastatrice.
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