"Excessif", "impulsif", "un peu rude"... Qui est l'historien russe Oleg Sokolov, accusé du meurtre de sa compagne ?
Emprisonné pour avoir tué et démembré Anastassia Echtchenko, une ancienne étudiante, ce grand spécialiste de Napoléon et des reconstitutions est décrit par ceux qui le connaissent comme un personnage ambigu.
C'est l'histoire d'un grand plongeon dans l'horreur. Ce samedi 9 novembre, à Saint-Pétersbourg, l'historien russe Oleg Sokolov est tiré hors de l'eau par la police, après avoir chuté dans la Moïka en état d'ivresse. En ouvrant son sac à dos, les agents découvrent alors deux bras de femme et un pistolet d'alarme – d'autres fragments de corps seront tirés plus tard d'un autre cours d'eau. Très vite, le chercheur reconnaît le meurtre de l'une de ses anciennes étudiantes de 24 ans, Anastassia Echtchenko, dont il partage la vie.
Face au juge, l'historien de 63 ans doit affronter son propre passé. Mal rasé, en jean, il dissimule quelques sanglots et assure avoir voulu se défendre. Sa compagne, affirme-t-il, l'aurait attaqué avec un couteau dans un accès de colère lié à ses enfants nés d'un précédent mariage – "Je suis en état de choc, j'ai des remords". Oleg Sokolov est placé en détention provisoire jusqu'au 8 janvier prochain, le temps de mener une enquête qui passionne déjà le pays. Questionné par la presse, le porte-parole du Kremlin lui-même évoque un "crime effroyable" et un probable "acte de folie".
A ce stade de l'enquête, la piste de la violence conjugale est privilégiée. Sergueï Echtchenko, le frère de la victime, a notamment affirmé au site RBK (en russe) que "la jalousie" était à l'origine du crime. "Je lui ai parlée avant [le drame, au téléphone]. Elle lui a dit qu'elle se rendait à l'anniversaire d'un ami étudiant. Il l'a passée à tabac, elle est sortie quand même puis elle est rentrée..." Une voisine raconte également avoir entendu une violente dispute et des coups pendant la nuit. Après les révélations sur l'affaire, le quotidien Moskovski Komsomolets (en russe) a publié une plainte déposée en 2008 contre l'historien par une étudiante qui l'accusait de l'avoir attachée et frappée car elle souhaitait rompre.
Chevalier de la Légion d'honneur
Le dossier fait la une de la presse russe, mais il suscite également la stupéfaction en France. Si le nom d'Oleg Sokolov est inconnu du grand public, il fait en revanche référence chez les spécialistes de Napoléon Bonaparte et les amoureux des reconstitutions historiques. Au mois de septembre dernier, en présence de l'ambassadrice de France, l'historien russe passait encore en revue les troupes lors d'un événement annuel consacré à la bataille de Borodino.
Francophone et francophile, Oleg Sokolov a noué très tôt des relations en France. Il y trouve un écho favorable à ses travaux au point d'être invité pendant un mois comme directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études, lors de l'année 1997-1998. Ephémère délégué du Souvenir napoléonien au début des années 2000, il côtoie un nombre croissant d'acteurs politiques. Trois ans plus tard, voilà Oleg Sokolov promu au grade de chevalier de la Légion d'honneur – Jean-Pierre Raffarin est alors au ministère des Affaires d'étrangères.
"Plusieurs personnes ont essayé de m'appeler, mais au départ, je n'y ai pas cru", réagit l'expert et collectionneur Pierre-Jean Chalençon, encore sous le choc des faits évoqués. Cet ami de longue date de l'historien le décrit un "homme souvent entourée de jeunes femmes plus jeunes et élégantes". "Je n'ai jamais vu de comportement violent de sa part", malgré un caractère parfois "impulsif", témoigne-t-il.
Il est aussi à l'aise sur un champ de bataille que lors d'une soirée mondaine.
Pierre-Jean Chalençonà franceinfo
Pierre-Jean Chalençon évoque également un homme parfaitement bilingue et un "type généreux", qui offrait à l'occasion le restaurant ou une boîte de caviar. Son train de vie, d'ailleurs, demeure un mystère. Son ami se souvient : "Je lui ai présenté le sulfureux beau-frère du maire de Moscou, Victor Batourine [emprisonné en 2012], qui a acheté beaucoup d'objets napoléoniens, ce qui a permis à Oleg de remplir son portefeuille avec les commissions." Oleg Sokolov semblait avoir de nombreux projets, plus ou moins fantasques : "Une fois, il avait même tenté de me convaincre d'investir dans un projet en Russie de chalets en bois."
Proche de l'école de Marion Maréchal
En 2016, l'ambassade de Russie en France contacte l'équipe de Marion Maréchal – membre de l'association France-Russie – pour lui présenter un "grand historien francophile et francophone", se remémore Arnaud Stéphan, conseiller de l'ancienne députée FN. Une rencontre a lieu à l'Assemblée nationale. "Il portait fièrement la rosette de la Légion d'honneur. Il était curieux et avait toujours une anecdote à raconter. Il employait un français très châtié et cherchait toujours le mot correct."
Trois ans plus tard, voici l'historien membre du conseil scientifique de l'école privée ISSEP fondée par la nièce de Marine Le Pen, composée de figures de l'extrême droite, qui a d'ailleurs signé un accord de reconnaissance avec l'université de Saint-Pétersbourg. Après l'annonce du meurtre, l'établissement a aussitôt réagi en retirant "sa fonction de membre du conseil scientifique" et en présentant et "toutes [ses] condoléances et [son] soutien à la famille de la victime".
Contactée par franceinfo, l'école n'a pas souhaité commenter davantage cette affaire, mais son directeur des études précise sur Twitter que l'historien n'avait qu'une conférence "à son actif, sur Napoléon".
[Communiqué de presse] Oleg Sokolov n'est plus membre du conseil scientifique. pic.twitter.com/S2Pr8Dz84w
— ISSEP (@ISSEP_Lyon) November 9, 2019
"Bien sûr, il n'est pas gauchiste. Mais le 'général Sokolov', comme je le surnomme, n'a pas d'opinion politique particulière. Il va là où se trouve l'argent", estime Pierre-Jean Chalençon, qui ignorait d'ailleurs qu'Oleg Sokolov avait rejoint l'ISSEP.
Mondain et théâtral
Mais Oleg Sokolov est surtout connu en France pour ses multiples participations à des reconstitutions historiques en tant que figurant ou consultant. Une passion dévorante, à laquelle il s'adonne avec exaltation. "C'est un personnage haut en couleur, avec une forte personnalité – très Russe, en somme", résume Franck Samson, qui a interprété Napoléon pendant une quinzaine d'années. L'occasion de partager quelques chevauchées avec un historien "un peu rude" quand il revêtait l'uniforme, comme lors d'une froide journée de décembre à Austerlitz (Belgique), à la fin des années 2000.
Il tombe de cheval et remonte un peu penaud sur sa monture, avec du sang sur la bouche. Je l'interroge, il me raconte sa chute. Alors je lui réponds : 'Mais non, vous avez été heurté par un boulet de passage !' Il se reprend d'un coup et fonce le sabre au clair en direction des troupes prussiennes.
Franck Samsonà franceinfo
L'homme mondain est totalement transfiguré lors de ces événements historiques, au point de se forger l'image d'un cavalier peu amène avec les chevaux. La rumeur le poursuit et Oleg Sokolov doit même supplier le maire Patrick Ollier de lui accorder une monture pour le jubilé impérial de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), raconte Pierre-Jean Chalençon. La demande restera lettre morte.
Gilles Ameil, président d'honneur des Amis de Napoléon III, se souvient également d'un homme au "fort caractère", parfois "excessif" et toujours en quête de reconstitutions grandioses – "Il y a une dizaine d'années, il voulait faire descendre une troupe napoléonienne sur les Champs-Elysées."
Mais les accusations de meurtre ont aussi fait resurgir des souvenirs engloutis peu glorieux. En Russie, l'architecte Irina Fedorova l'a ainsi accusé d'avoir entraîné le naufrage mortel d'un navire historique lors du tournage d'un film, en 1981, alors qu'il était étudiant et avait pris les commandes de l'embarcation. Le jeune historien, dit-elle, a pris la fuite à la nage, alors que l'accident avait coûté la vie à un scientifique. Citée par Lentv24 (en russe), Irina Federova garde un souvenir amer de l'épisode : "Sokolov est un showman. Pour lui, l'histoire est un spectacle."
Un destin à la Dostoïevski
Si l'expertise de l'historien est aujourd'hui bien établie, il est décrit par beaucoup comme un homme exalté, passionné et théâtral. Son goût pour les reconstitutions nourrit également l'ambiguïté chronique du chercheur, analyse l'historien David Chanteranne, également rédacteur en chef de plusieurs magazines, contacté par franceinfo.
L'an passé, en Italie, il a pris la parole après moi. Il s'est pris d'enthousiasme et le ton est monté : 'Sus !' C'est comme s'il était sur place et qu'il fallait repousser les Autrichiens. Après un quart d'heure, le public galvanisé a applaudi à tout rompre.
David Chanteranneà franceinfo
Oleg Sokolov n'a jamais revêtu les habits de l'empereur lui-même, mais il s'épanouissait en uniforme de général. "L'universitaire a le devoir de distinguer sujet d'études et passion, notamment quand les objets de recherche sont complexes ou peuvent se prêter à la polémique. Je ne lui en ai jamais parlé, peut-être aurait-il fallu le faire", résume le chercheur encore affecté par l'horreur du crime imputé à Oleg Sokolov. Interrogé par Le Télégramme, en 2004, ce dernier laissait planer lui-même le mystère sur sa passion dévorante.
Si la Russie n'avait pas été soviétique, je serais officier sans aucun doute. Je suis né pour être guerrier.
Oleg Sokolovdans "Le Télégramme"
Oleg Sokolov est-il un héritier de Rodion Raskolnikov, le personnage principal de Crime et châtiment, convaincu de faire partie de la race des surhommes et donc d'être autorisé, à la manière d'un Napoléon, à verser le sang des innocents dans sa quête ? Le "général" déchu, en tout cas, a essayé d'échapper au sort du héros du roman, jugé par les hommes après avoir été confondu.
L'historien avait en effet prévu de se suicider en uniforme, près de la forteresse Pierre-et-Paul, après le meurtre de sa compagne, assure son avocat. Ce détail, d'ailleurs, ne surprend pas l'ancien "empereur" en personne, Franck Samson : "Chez les militaires, le suicide est une des portes de sortie car le déshonneur est terrible." Désormais loin des champs de bataille, Oleg Sokolov a tout le loisir de se replonger dans l'œuvre de Dostoïevski pour faire le deuil de ses rêves impériaux.
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