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Patrimoine : "Le Démocrate de l'Aisne", dernier journal au plomb d'Europe, lutte pour sa survie

Créé en 1906, "Le Démocrate de l'Aisne" est le dernier titre de presse imprimé au plomb de France et même d'Europe. En 116 ans d'existence, sa parution n'a été suspendue que trois fois. Reportage dans les coulisses de sa fabrication à Vervins, un village de 2 500 habitants.

Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le nom du Démocrate de l'Aisne avant impression (Valérie Gaget)

Visiter l'atelier du Démocrate de l'Aisne, c'est remonter le fil du temps. Sous les poutres de cette ancienne gendarmerie, les toiles d'araignées s'épanouissent. Rien n'a changé ou presque depuis la parution du premier numéro, le 4 février 1906. Situés à Vervins (Aisne), juste derrière le tribunal, ses locaux sont restés "dans leur jus".

Une seule et unique journaliste 

Eléonore Dufrenois est l'unique journaliste de ce mini hebdomadaire qui ne compte plus que quatre pages. Le mercredi, jour de la composition du journal, elle confie tous les articles qu'elle a rédigés à Bernard Leroy, 81 ans. Cet ancien typographe a connu le plomb à ses débuts dans l'imprimerie. Le retraité vient chaque semaine aider bénévolement les six jeunes salariés du journal (dont 4 permanents) à sortir leur "canard". "C'est une institution du Démocrate, sourit Eléonore Dufrenois. Il est là depuis les années 70, même s'il est parti après. Il ne nous a jamais pris de haut, nous les jeunes, il nous a appris plein de choses". 

Bernard Leroy, bénévole au Démocrate de l'Aisne, tape sur la linotype (Valérie Gaget)

Bernard est le roi de la linotype, une énorme machine à écrire qui sert à composer les textes. Inventée au début du XXe siècle, elle abat le travail de quatre typographes. Le journal en possède quatre mais une seule fonctionne pour l'instant. Sur le dessus, Bernard nous montre les "magasins", de petits rayonnages où sont stockés les caractères. Il y en a 20 pour chaque lettre avec différentes tailles et différentes polices. Il y a aussi des caractères spéciaux comme les trémas ou les guillemets. "Quand j'appuie sur une touche du clavier, par exemple sur le m, cela libère la lettre. Elle tombe dans le composteur dans lequel je forme mes mots", explique Bernard.

Du plomb en fusion

Sur le côté de sa machine qui date de 1954, il nous montre ensuite un creuset.  A l'intérieur, un alliage composé à 80% de plomb. "Il est chauffé à 260-280 degrés. Un piston l'envoie vers les caractères que j'ai préparés et le plomb va en prendre l'empreinte". Il nous montre le résultat final : de petits blocs larges comme une colonne du journal, de couleur argentée. Les textes apparaissent à leur surface en relief, écrits à l'envers. Ces petits blocs seront fondus après l'impression car le plomb peut-être ré-employé.

Une page du Démocrate de l'Aisne couverte de caractères en plomb (Valérie Gaget)

Antoine Fauqueux, typographe et rotativiste recruté récemment, nous assure qu'il n'y a aucun danger à manipuler du plomb toute la journée. Le bout de ses doigts est noirci. Il suffit selon lui de se laver les mains très souvent et de ne jamais les porter à sa bouche pour éviter le saturnisme, une forme d'intoxication au plomb. Pour fabriquer les titres du journal et le proverbe de la semaine, en itallique, lui travaille encore à l'ancienne comme au temps de l'invention de l'imprimerie par Gutenberg. Il aligne les caractères un par un dans un réceptacle, en les triant délicatement avec une sorte de pince à épiler.

Cécile Douet, la typographe, assure la mise en page du Démocrate de l'Aisne (Valérie Gaget)

Quand tout est prêt (textes de la journaliste, titres, annonces légales, quelques rares publicités et photos...), Cécile Douet, 38 ans, l'autre typographe du Démocrate les récupère et les assemble sur quatre cadres à la dimension des pages du journal. Ensuite, c'est un peu comme le jeu du taquin: elle déplace des blocs entiers, fait des permutations pour réaliser la mise en page. Chacun de ces gabarits une fois rempli, pèse au minimum 50 kilos. Il faut trouver la place nécessaire pour "caser" toutes les informations en gardant une grande lisibilité. La journaliste Eléonore Dufrenois explique qu'elle prévoit toujours des articles de réserve avec des informations "froides" qui peuvent être publiées les semaines suivantes ; cela permet de faire de la place à une actualité plus "chaude". 

Titres du Démocrate de l'Aisne en caractères de plomb (Valérie Gaget)

Se remettre d'aplomb

Créé en 1906 par le corse Pascal Ceccaldi, un préfet candidat à la députation, Le Démocrate de l'Aisne était au départ un organe électoral de tendance radicale-socialiste. Il a eu ses heures de gloire et des milliers de lecteurs. C'est aujourd'hui un journal d'information départementale en sursis. On y trouve pêle-mêle la rubrique nécrologique, les programmes des cinémas, les dates des lotos organisés dans cette région, les horaires des messes et de nombreux articles sur l'agriculture dans cette région rurale. Les fidèles sont essentiellement des gens du coin, plutôt âgés. Pour la petite histoire, sachez qu'il y a aussi un abonné en Australie, un autre à Jacksonville aux Etats-Unis, un à Hong-Kong, un professeur de français en Russie... des gens du cru qui ont migré mais restent fidèles à leurs racines. 

Plusieurs numéros du journal Le Démocrate de l'Aisne (Valérie Gaget)

Malgré la mobilisation des habitants de cette région baptisée La Thiérache et de ses 2 900 abonnés, la survie du journal ne tient qu'à un fil. Il a même dû cesser de paraître en 2020 à cause du Covid. C'était la troisième fois de son histoire avec les deux guerres mondiales. Les héritiers de Pascal Ceccaldi ont transmis le journal à une association, Les amis du Démocrate de l'Aisne, qui compte aujourd'hui une soixantaine d'adhérents.

Les vieux casiers de rangement du Démocrate de l'Aisne (Valérie Gaget)

Son Président, Dominique Pierru, explique que les temps sont durs. Le papier pour imprimer le journal coûte de plus en plus cher. Heureusement, les locaux et l'ensemble des machines viennent d'être classés au titre des monuments historiques. Ce qui pourrait permettre d'obtenir des subventions de la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles) pour entretenir le matériel en cas de panne. "C'est notre problème numéro 1, dit Dominique Pierru. Il n'y a plus de stocks. Lorsqu'il y a de la casse nous devons faire fabriquer des pièces sur mesure par un artisan". Ils ont par exemple besoin d'un morceau de cuir rectangulaire qui se fixe autour d'un rouleau de la rotative et cherchent un tapissier qui pourrait les aider.

La rotative vient de Suisse et date de 1924 (Valérie Gaget)

Appel au mécénat

Pourquoi ne pas faire appel aux professeurs d'un lycée technique voisin qui pourraient trouver dans cet atelier des cas pratiques d'usinage pour leurs élèves? Pourquoi ne pas développer de petits points de dépôt en sollicitant les commerçants du village? "Ce sont effectivement des pistes", répond l'équipe. "Nous avons pour projet d'ouvrir un petit musée pour compléter nos ressources" détaille Dominique Pierru. Il lance aussi un appel à "de généreux mécènes qui voudraient sauver ce joyau. Notre budget est de 180 000 euros. 80 % partent dans les charges de personnel. Les annonces légales déposées notamment par les notaires et les avocats, représentent l'essentiel de nos ressources avec les abonnements (30 euros par an pour 48 numéros)."

Comme une vieille locomotive

Le jeudi au Démocrate est un jour sous tension, celui de l'impression. Les deux typographes placent les quatre pages du journal dans les entrailles d'une vieille rotative suisse datant de 1924. Couvertes de leurs textes en plomb, les cadres pèsent plus de 200 kilos au total. Antoine Fauqueux ajoute de l'encre d'imprimerie, un peu d'huile sur les rouages et lance la machine. Quand elle atteint sa vitesse de croisière, elle prend des allures de locomotive. Le bruit est assourdissant. Toute l'équipe assiste à ce moment délicat. Les casses ne sont pas rares notamment quand le papier se déchire. Il faut alors de longues minutes pour réparer et relancer la "roto". Ils croisent aussi les doigts pour qu'il n'y ait pas trop de "coquilles", ces fautes de frappe qui nuiraient à la compréhension des textes.

L'ordre des Lettres... pour rire un peu (Valérie Gaget)

Restent à placer les bandeaux portant les adresses des abonnés pour l'expédition. Là encore, c'est l'inusable Eléonore qui s'en charge. La journaliste doit rejoindre la poste avant 16 heures pour qu'il parvienne en temps et en heure à ses destinataires. Salariés ou bénévoles, tous mettent tant d'ardeur à sortir cette petite feuille de chou que l'on a envie de les soutenir. Pour que vive encore longtemps ce savoir-faire ancestral. 

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