"Pour lui, la cathédrale, c'est le peuple" : l'incroyable opération marketing de Victor Hugo pour rebâtir (une première fois) Notre-Dame de Paris
Vous connaissez forcément l'histoire. En tout cas, la version courte, serinée depuis l'incendie de Notre-Dame de Paris le 19 avril 2019 jusqu'à cette messe de réouverture le dimanche 9 décembre 2024 : la cathédrale bâtie au Moyen-Age était en ruine au début du XIXe siècle quand Victor Hugo a pondu 600 pages et convaincu les pouvoirs publics de mettre la main au portefeuille, ce qui a permis à l'architecte Eugène Viollet-le-Duc de rebâtir la cathédrale en y ajoutant une flèche. Mais l'histoire n'est pas si simple que ça...
Le Moyen-Age, celui qui est né "quand ce [XIXe] siècle avait deux ans" baigne dedans depuis sa plus tendre enfance. Dans le Paris de la jeunesse de Victor Hugo, une part non négligeable des bâtiments de la rive gauche affichent plusieurs siècles au compteur. Sa mère emménage un temps dans l'ancien couvent des Feuillantines et "de son balcon, il voit les dépouilles des rois quitter l'éphémère Musée des gloires de la France instauré sous la Révolution", raconte l'historienne Nicole Savy, autrice du livre Le Paris de Victor Hugo.
A la fin de son adolescence, le carton du roman Ivanhoé de Walter Scott pousse la mode médiévale à son paroxysme. C'est du dernier chic de se balader avec des chaussures pointues ou des pourpoints... Rien d'étonnant à ce que le romancier en herbe en pince pour les vieilles pierres. Avec son groupe d'amis, où figure Alfred de Musset, il n'est pas rare qu'il fasse un saut à Notre-Dame au coucher du soleil.
L'aventurier de la cathédrale perdue
"A lire Victor Hugo, on a l'impression que si on éternue dans la cathédrale, elle va s'effondrer", taquine l'architecte Bérénice Gaussuin. Le dernier instantané de l'intérieur de l'édifice – Le Sacre de Napoléon, immortalisé par le peintre phare de l'Empire Jacques-Louis David – ne montrait pas grand-chose de l'état des maçonneries : tout avait été camouflé sous des tentures et les murs avaient été ripolinés en catastrophe à la chaux. "Mais en fait", à l'époque, "la cathédrale est entretenue par un architecte, qui fait certes avec les moyens dont il dispose", nuance la spécialiste du patrimoine.
L'argent, voilà bien le problème. Dans la France post-Révolution, l'Etat et les collectivités locales se retrouvent avec tous les biens de l'Eglise sur les bras, sans avoir les fonds pour les entretenir correctement. Brèche dans laquelle s'engouffrent les spéculateurs qui vendent à la découpe, pierre par pierre, les bâtisses rachetées pour une bouchée de pain. C'est un autre écrivain, Honoré de Balzac, qui dépeint ce business dans Eugénie Grandet. Mais c'est Victor Hugo qui s'empare de la défense du patrimoine et en fait son cheval de bataille, deux siècles avant Stéphane Bern. Une offensive en trois temps : un pamphlet, Guerre aux démolisseurs, un poème, La Bande noire – "Ô débris, ruines de France, que notre amour en vain défend" – en 1828, et enfin un roman, Notre-Dame de Paris, en 1831.
Celui qui est alors plus connu comme poète que comme romancier trousse un plan marketing aux petits oignons. Dans la préface, il évoque une mystérieuse inscription en grec, "’ANÁΓKH" (fatalité, en français) soi-disant découverte par l'auteur lors d'une pérégrination dans les recoins sombres de la bâtisse, qui lui aurait donné l'idée du roman. "C'est sur ce mot qu'on a fait ce livre." L'écrivain narre ensuite que le graffiti a disparu quand il est retourné sur les lieux. Ce qui lui inspire une violente charge contre ceux supposés soigner le patrimoine à l'époque. "Le prêtre badigeonne, l'architecte gratte puis le peuple survient, qui démolit." Pipeau, pipeau, pipeau, tranche le biographe de l'auteur, Jean-Marc Hovasse : "C'est un procédé littéraire propre aux romantiques. On fait semblant qu'il s'agit d'une histoire vraie. Victor Hugo procédera de la même manière en prétendant avoir retrouvé un journal intime d'un prisonnier pour Le Dernier Jour d'un condamné." Et, plus près de nous, Dan Brown essaiera de présenter le Da Vinci Code comme une enquête journalistique...
Un carton de librairie, mais sur le temps long
Curieusement, la cathédrale ne fait pas l'objet d'une description très approfondie dans Notre-Dame de Paris. Victor Hugo s'attarde bien plus sur la vue de la capitale qu'offrent les tours jumelles flanquant l'entrée dans le célèbre chapitre Paris à vol d'oiseau. Dans une autre digression, intitulée Ceci tuera cela, l'auteur estimait que "le livre tuerait l'édifice", que les cathédrales perdraient peu à peu de leur utilité à éduquer le peuple face aux textes imprimés, reproductibles à l'infini. Non qu'il soit particulièrement dévot. "Victor Hugo n'a rien d'un religieux, en tout cas, sa religiosité est différente, tranche Nicole Savy. Pour lui, la cathédrale, c'est le peuple."
Le peuple qui, contrairement à une idée reçue, ne se rue pas en librairie pour dévorer l'ouvrage. A l'époque, le marché du livre est réservé à une élite. "Les tirages sont de l'ordre de 500 à 1 000 exemplaires, pointe Jean-Marc Hovasse. Certes, il y a quatre éditions dès la première année de commercialisation de l'ouvrage, mais son prix unitaire demeure élevé, l'équivalent d'un volume de la Pléiade aujourd'hui." Contrairement à son confrère Alexandre Dumas qui mettra en place dix ans plus tard une stratégie industrielle pour inonder le marché des Trois Mousquetaires, Victor Hugo refuse toute publication en feuilleton dans les journaux, si ce n'est quelques chapitres choisis. "Ce qu'on appellerait des produits dérivés se répandent peu à peu", tempère Jean-Marc Hovasse, qui a écrit une monumentale biographie de 2 500 pages (en deux tomes) du plus grand écrivain français. "Des adaptations théâtrales, des gravures, des tableaux, des dessins... Sans en être à l'initiative, Victor Hugo encourage cette pratique."
D'un H qui veut dire Hugo
Quasimodo, Esméralda, Frollo et consorts infusent peu à peu les esprits, au point que la nomination de Victor Hugo au sein de l'ancêtre des Monuments nationaux (le Comité des arts et des monuments) sous la Monarchie de Juillet fait figure d'évidence. Un autre écrivain, Prosper Mérimée, en prend vite la tête, mais Hugo multiplie les discours enflammés et les prises de position. Et quand, en 1844, un concours est lancé pour rebâtir Notre-Dame de Paris, on peut y voir la main de Victor Hugo. "Il y a un lien direct entre le roman et le concours", assène Nicole Savy. "C'est une façon indirecte d'évincer l'architecte nommé par l'administration", glisse Bérénice Gaussuin. Viollet-le-Duc, qui gagne le concours en duo avec un autre architecte, Jean-Baptiste-Antoine Lassus, prône un projet tout en sobriété. La ligne de respect du patrimoine a gagné au profit des restaurations suivant la mode architecturale en vigueur jusque-là. "Les dés étaient forcément un peu pipés, dans la mesure où [Viollet-le-Duc] était déjà très proche de Prosper Mérimée", complète Bérénice Gaussuin, autrice d'une monographie sur l'architecte star du XIXe siècle.
Viollet-le-Duc, fan de Victor Hugo ? Rien n'est moins sûr, si l'on excepte la célèbre statue de la Stryge sur le toit de la cathédrale et son amour des gargouilles. "Il le mentionne assez peu", tranche Bérénice Gaussin, qui a parcouru l'abondante correspondance de l'architecte. Il serait réducteur de considérer qu'il a bâti la Notre-Dame de 1482 fantasmée par Victor Hugo. "A l'intérieur de la cathédrale, Viollet-le-Duc veut signifier l'évolution du bâtiment à travers le temps." D'où le choix de laisser un étage intermédiaire sur les côtés de l'édifice, détruit au XIIIe siècle, à certains endroits et pas à d'autres. La porte gothique est reconstruite et celle, néoclassique, bâtie au XVIIIe réduite en poussière. La flèche, enfin, est l'aboutissement de son mot d'ordre : "Restaurer un édifice, ce n'est pas l'entretenir, le réparer ou le refaire, c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné."
L'essentiel de la reconstruction se déroule alors que Victor Hugo est parti en exil, lorsque le président Louis Napoléon Bonaparte confisque le pouvoir en 1851 et se fait baptiser Napoléon III. Le style néogothique, que l'écrivain a contribué à populariser, devient doctrine officielle. L'Etat finance des restaurations d'églises à tour de bras. Ce n'est qu'en 1870, une fois l'empereur chassé par les Prussiens, que le vieil homme franchira de nouveau le seuil de "sa" cathédrale, comme l'écrit sa compagne Juliette. Dans son agenda, il note à la date du 7 octobre 1870 que l'édifice a été "supérieurement restauré". "Si ça ne lui avait pas plu, il l'aurait fait savoir", s'amuse Jean-Marc Hovasse. Dans la famille Hugo, c'est peut-être le petit-fils Georges qui résume le sentiment général. Alors qu'il se promène en fiacre dans Paris avec son grand-père devenu statue du commandeur de la littérature française, il s'extasie devant "les tours de Papapa" – c'est ainsi qu'il appelle son grand-père – en passant devant la cathédrale. D'ailleurs, dès 1833, un journaliste écrivait qu'elles formaient le H de son nom.
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