L'ethnologue Jean Malaurie, spécialiste du Grand Nord et fondateur de la collection "Terre humaine" chez Plon, est mort à l'âge de 101 ans
L'ethnologue et éditeur Jean Malaurie, inlassable avocat des "peuples premiers" particulièrement du Grand Nord, est décédé à Dieppe à l'âge de 101 ans, a annoncé lundi 5 février son fils Guillaume à l'AFP. À la fois explorateur, scientifique et aventurier, il a passé dix ans de sa vie entre le Groenland et la Sibérie, a écrit un livre fameux en hommage aux Inuits Les Derniers rois de Thulé.
Dans l'ouvrage publié chez Plon en 1955 et qui l'a rendu célèbre, il dénonçait la destruction de leur territoire par l'armée américaine pour l'implantation d'une base aérienne, et décrivait le mode de vie d'un peuple méconnu. Le livre fut le premier titre d'une collection à succès qui existe toujours, "Terre humaine". Jean Malaurie la dirigea jusqu'en 2016, et en fut le président d'honneur jusqu'en 2021.
Le Grand Nord, son "obsession"
Grand intellectuel, reconnu pour ses apports cruciaux à l'ethnologie de l'Arctique, et force de la nature, il a publié en 2022 ses mémoires, De la pierre à l'âme, toujours chez Terre humaine. Ce titre était une évocation de sa conception scientifique selon laquelle la culture et le système de croyances de l'individu (l'âme) ne pouvaient être compris sans tenir compte de ses relations à son milieu naturel (la pierre).
"C'était un géant. Jean Malaurie vient de partir pour l'autre côté de l'horizon. Il laisse une œuvre d'une profondeur magistrale", a écrit sur X (ex-Twitter) l'anthropologue Philippe Charlier, qui dirige cette collection depuis 2021. Jean Malaurie était à l'honneur fin janvier à l'Unesco avec une exposition de ses pastels, dépeignant les régions polaires. Il avait publié en 2001 L'Art du Grand Nord.
Ce Grand Nord, qui exerçait sur lui "une force d'appel si profonde qu'elle était devenue une obsession", martelait cet auteur d'une douzaine de livres. Méfiant à l'égard des systèmes philosophiques et, selon son expression, "des grands mots en 'ismes', comme fascisme ou communisme", ce géographe de formation n'aimait pas les étiquettes.
Un scientifique pionnier
Premier homme, avec l'Inuit Kutsikitsoq, à rejoindre en 1951 le pôle géomagnétique nord (qui n'est pas le pôle Nord) en deux traîneaux à chiens, Jean Malaurie a dirigé la première expédition franco-soviétique en Tchoukotka sibérienne en 1990. Il fut également le premier Occidental à découvrir, cette année-là, "l'allée des baleines", monument du nord-est sibérien d'esprit chamanique, ignoré jusqu'à son identification dans les années 1970 par l'archéologie soviétique.
Grande figure du CNRS français, il a cofondé au début des années 1990 l'Académie polaire d'État de Saint-Pétersbourg, chargée de former des élites chez les peuples transsibériens, dont il était président d'honneur à vie.
Immense carcasse vigoureuse aux yeux plissés, mèches blanches et épais sourcils noirs jusqu'à un âge avancé, voix tonnante, Jean Malaurie était avant tout un "caractère", une "grande gueule" hyper-énergique, ferraillant contre le déclin de l'Occident : "nos sens sont fatigués. À force de téléphones, de calculettes, nous sommes devenus des handicapés". Attaché au chamanisme, il regrettait qu'il lui soit parfois impossible "de faire comprendre que les 'peuples premiers' ont une pensée égale à la nôtre".
"On peut être titré et sans culture, on peut être illettré et être cependant un sage", assurait-il.
Il expliquait ainsi son travail : "Je suis nomade, je flaire, je note tout, puis je deviens sédentaire, citoyen parmi d'autres, vêtu d'une peau de bête". Il parlait avec ferveur des périodes passées dans des igloos, à manger du poisson cru par -5° (et -30° hors de l'abri).
Retour à Thulé
Jean Malaurie est né le 22 décembre 1922 à Mayence (Allemagne) où enseigne son père, dans une famille bourgeoise et austère. Il racontait qu'une traversée du Rhin gelé, effectuée tout gamin, a peut-être déterminé sa vocation pour le monde des glaces. Résistant pendant la guerre, il suit à Paris des études de lettres et de géographie. Avec son maigre salaire d'attaché de recherche au CNRS, il part à Thulé, au nord-ouest du Groenland, en 1950, en qualité de cartographe et géocryologue (spécialiste des minéraux).
Ce séjour changera sa vie. "Terre humaine" (éditions Plon) est née parce qu'il a été "bouleversé" en 1951 par l'implantation brutale d'une base nucléaire américaine : il a voulu mettre en garde contre le risque que la terre ne soit plus, un jour, humaine. À son catalogue figure le Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss.
Croisant la géographie, l'ethnologie et l'histoire, Jean Malaurie a contribué à bâtir une nouvelle approche interdisciplinaire de l'étude de l'homme. "J'aimerais juste que mes cendres soient dispersées au-dessus de Thulé, au Groenland. D'une façon ou d'une autre, je continuerai à vivre, peut-être reviendrai-je sous la forme d'un papillon ?", confiait-il au magazine Télérama, à quelques mois de ses 98 ans. Il disait alors avoir "plusieurs projets en cours" pour "remettre sur de bons rails" la collection "Terre humaine", qui selon lui partait "à vau-l'eau". Il avait quitté ses fonctions de président d'honneur de la collection en février 2021.
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