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Travaux expéditifs, monuments endommagés : en Turquie, des restaurations bâclées suscitent l'inquiétude

La restauration de monuments historiques en Turquie suscite la controverse, certains accusant même le gouvernement d'effacer les traces des minorités non-musulmanes.

Article rédigé par franceinfo Culture avec AFP
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 4 min
La Tour de Galata, un monument emblématique d'Istanbul construit au 14ème siècle, est le dernier édifice à avoir suscité la controverse. (OZAN KOSE / AFP)

Des travaux bâclés, des monuments historiques endommagés voire défigurés: la restauration du patrimoine culturel suscite des controverses en Turquie où des experts imputent ces ratés à un favoritisme alimentant une course aux profits et à des considérations idéologiques.

Un mur de la Tour de Galata démoli

La Tour de Galata, un monument emblématique d'Istanbul construit au 14ème siècle, est le dernier édifice dont la rénovation a fait l'objet d'une telle controverse. La démolition de l'un de ses murs au marteau-piqueur en août a été interrompue de justesse après la diffusion sur les réseaux sociaux d'une vidéo de cette scène qui a suscité l'indignation.

Le ministre de la Culture, Nuri Ersoy, avait alors tenté, sur Twitter, d'éteindre la polémique, tout en promettant des sanctions contre les responsables du chantier : "Les allégations [...] selon lesquelles les murs de la tour de Galata tombent sont sans fondement. Les parties détruites sont les parties qui ont été construites plus tard et qui ont endommagé la tour. Concernant les méthodes utilisées dans la restauration, les sanctions nécessaires seront appliquées à l'entreprise concernée."

Des mosaïques romaines endommagées par une restauration bâclée, du béton coulé au milieu d'un amphithéâtre antique, des citadelles historiques qui paraissent désormais flambant neuves: la liste des monuments mal rénovés s'est allongée ces dernières années.

"Des résultats caricaturaux"

Pour Osman Köker, fondateur de la galerie Birzamanlar, un lieu d'exposition sur la diversité culturelle du pays, "une grossièreté" envers des édifices anciens, tendant à effacer les traces des minorités non-musulmanes, a toujours existé en Turquie.

Pourtant, le tableau fut autrement plus reluisant au début des années 2000, à l'aube du pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre. "Dans le cadre des efforts pour l'adhésion à l'Union européenne, la restauration des monuments à haute valeur symbolique était alors privilégiée", explique M. Köker.

Ainsi, en 2011, la restauration réussie de l'église arménienne d'Aghtamar, dans l'est de la Turquie, avait reçu de nombreux éloges. Mais l'éloignement d'Ankara de l'UE ces dernières années et le durcissement du pouvoir islamo-conservateur de M. Erdogan ont changé la donne, souligne Korhan Gumus, architecte spécialisé en protection du patrimoine.

La restauration de l'église arménienne Sainte-Croix d'Aghtamar en avait été un contre-exemple, suscitant, à l'époque, de nombreux éloges. (MUSTAFA OZER / AFP)

"Les appels d'offres de rénovation ne sont désormais attribués par le gouvernement qu'à des groupes privilégiés. Ceux-ci ont instauré un monopole et voient les projets avant tout comme un moyen de générer des profits", déplore-t-il.

Il impute ces dérives à "un système qui gère les rénovations uniquement par le biais des appels d'offres, sans réflexion préalable sur l'histoire ou l'environnement". "On se contente d'une restitution de l'original, ce qui donne des résultats caricaturaux. Or, les monuments comportent souvent des parties ajoutées au cours des siècles par différentes civilisations qu'il faudrait conserver", ajoute-il. Sollicité par l'AFP, le ministère de la Culture n'a pas réagi aux critiques.

"Décisions arbitraires"

C'est Mahir Polat, directeur du Département de l'héritage culturel à la mairie d'Istanbul, qui a tiré la sonnette d'alarme sur la destruction au marteau-piqueur d'un mur de la Tour de Galata.

La mairie, dirigée par une figure de l'opposition, a déposé une plainte, mais la demande de M. Polat d'inspecter le site a été rejetée par le ministère de la Culture, qui pilotait les travaux. "Lorsque la restauration n'est perçue que comme une activité de chantier, on rate le but de conservation", estime M. Polat.

Le tableau est aussi assombri selon lui par certaines "décisions arbitraires", qui court-circuitent les organismes en charge de la protection du patrimoine. Il dit ainsi avoir découvert en juillet qu'une fontaine historique à Uskudar, dans la partie asiatique d'Istanbul, avait disparu du jour au lendemain dans le cadre de l'élargissement d'une route.

La municipalité du district, dirigée par le parti au pouvoir, avait décidé selon lui de "déplacer" la fontaine sans avoir obtenu les permis nécessaires. "La valeur historique d'un monument n'a de sens que dans le lieu où il se trouve. Vous ne pouvez pas le transporter comme un objet quelconque". "On n'a d'ailleurs pas de nouvelles de cette fontaine depuis", ajoute-t-il.

Une "mise sous domination" du patrimoine culturel

Pour Tugba Tanyeri Erdemir, chercheuse à l'Université de Pittsburgh, la Turquie privilégie "une mise sous domination du patrimoine culturel plutôt que sa conservation". "Nous l'avons vu avec les décisions de reconversion de la basilique de Sainte-Sophie et de l'église de la Chora", souligne-t-elle.

La reconversion récente de ces édifices en mosquées avait suscité des inquiétudes sur le sort de leurs mosaïques byzantines.

"La mémoire d'une ville est intimement liée à son espace. Nous n'avons pas su vivre avec les édifices anciens dans le passé", déplore M. Polat. "J'espère que nous nous rendrons un jour compte que nous avons un trésor entre nos mains".

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