A la Comédie-Française, Electre et Oreste rendus par Ivo van Hove à leur humanité sanglante
Deux pièces d’Euripide, mises en scène par Ivo van Hove, sont représentées dans la salle Richelieu de la Comédie-Française.
A la Comédie-Française, Electre et Oreste, comme l’acte un et l’acte deux de la même tragédie où le frère et la sœur assassinent leur mère avant d’attendre le verdict des hommes.
Et si l’on se souvient de ce que certains d’entre nous, ayant fait du grec ancien, ont appris en classe, Electre et Oreste en seraient la preuve : le troisième des grands tragédiens grecs (après Eschyle et Sophocle), Euripide donc, est bien le tragédien des sentiments humains ; on va même dire (et il faut se remettre dans le contexte de ces temps lointains, le Ve siècle, où la présence des dieux était si pesante, car si quotidienne) qu’Euripide ne parle que des hommes, de leur triste condition et de leurs malheurs, même s’ils sont comme ici une fille de reine et un fils de roi.
Efficacité dramatique
Et si l’on est, aussi, féru de ces impitoyables récits où les disputes des dieux se répercutent sur les destinées humaines, on sera donc d’autant plus attentif qu’on connaît en général le début de l’histoire d’Electre et d’Oreste mais plus rarement sa conclusion qui réserve (car Euripide, auteur de 92 pièces dont plus de 70 ne nous sont pas parvenues, connaît admirablement son métier) surprises et coups de théâtre, dans une surenchère qu’Ivo van Hove orchestre avec un peu trop de Grand-Guignol mais un sens certain de l’efficacité dramatique.
S’il y avait à porter un jugement sur les deux pièces, c’est plutôt Oreste qui emporterait l’adhésion. Non d’ailleurs qu’Electre démérite. Mais c’est une histoire que l’on connaît davantage, par l’opéra et divers auteurs (Giraudoux en dernier). Et Euripide, après une scène d’exposition pleine d’imprécation (Electre, en exil à l’orée de son propre palais, sa mère Clytemnestre sous l’influence de son amant, l’usurpateur Egisthe, après que ces deux-là eurent assassiné le père d’Electre, Agamemnon), va d’emblée à l’essentiel : le retour d’inconnus qui se révèlent très vite Oreste, le frère d’Electre, et Pylade, son ami de cœur. Et aussitôt s’enchaînent les épisodes de la vengeance, meurtre d’Egisthe (qui tourne au gore un peu porno, on prévient !) puis meurtre de la mère… meurtrière, Clytemnestre, laissant nos deux enfants couverts de sang et de boue, l’une triomphante, l’autre hagard et bientôt désespéré.
Christophe Montenez, Oreste
Un décor boueux où s’égarent même les escarpins de Clytemnestre, des haillons pour Electre, des tuniques rudes et paysannes pour le chœur antique (six ou sept dont Claude Mathieu qui déclame un peu trop, et Cécile Brune, Sylvia Bergé, Julie Sicard…), costumes et robes bleus pour les protagonistes de sang royal. Une grande porte d’entrée grise (celle du palais), lugubre et austère, qui n’étonnera que ceux qui n’ont pas vu la Porte des Lions de Mycènes, capitale du royaume d’Agamemnon et si éloignée de la somptuosité d’Abou Simbel, comme le serait un pauvre donjon moyenâgeux de Versailles. On est sensible à la rapidité du propos, au dynamisme de la mise en scène, à la remarquable composition de Christophe Montenez, Oreste qui trouve dans le grave de sa voix une justesse d’expression nette, tranchante, comme si Oreste, que l’on voit d’habitude sous l’influence de sa sœur, n’était que basculement, déterminé dans le meurtre, épouvanté dans ses conséquences.
On est un peu plus réservé sur Suliane Brahim : son Electre est une force sans nuance, très juste quand elle s’abandonne, bref quand elle devient humaine, mais qui a tendance, dans le geste et dans la parole, à déclamer brusquement et alors son discours se perd. Et comme toujours à la Comédie-Française, l’esprit de troupe nous fait apprécier le magnifique vieil homme de Bruno Raffaelli comme l’humanité du laboureur joué par Benjamin Lavernhe. Alors que le Pylade de Loïc Corbery met lui aussi trop d’emphase dans son récit du meurtre d’Egisthe (dont s’est sans doute inspiré Racine pour le récit de Théramène dans sa Phèdre)
Et c’est alors que l’histoire devient passionnante, dans cet Oreste qui pourrait ne pas l’être car réduit, aux deux tiers, à l’immobilité d’Oreste enfoui de honte et de désespoir dans la terre humide, et à l’absence d’Electre, sa complice, pendant qu’au loin les habitants délibèrent sur le sort (la mort ou l’exil) qui leur sera réservé. On observe d’ailleurs que le meurtre d’Egisthe n’a aucune importance, vite escamoté qu’il est en regard du matricide, au plus haut chez les Grecs dans l’horreur du crime (on se souviendra que le parricide était lui aussi le meurtre suprême dans l’échelle des valeurs criminelles de notre royauté…)
Malédiction des Atrides
Immobilité mais pas seulement. Car voici que s’engage une admirable discussion entre le velléitaire Ménélas, l’oncle d’Oreste et prêt à le condamner seulement à l’exil (Denis Podalydès, très bien mais, dans sa douceur feutrée, des phrases nous échappent), et Tyndare, le père de Clytemnestre, qui pense, lui, au-delà du meurtre de sa fille ("L’homme souillé de sang, on le purifiait par l’exil", belle traduction de Marie Delcourt-Curvers), que le châtiment doit être cette fois exemplaire pour arrêter la spirale des massacres telle que l’ont prédit, sous le nom de "malédiction des Atrides", les dieux.
Cela pourrait être didactique. C’est par la force du texte d’Euripide, là encore au plus près des sentiments, et par la puissance de la mise en scène de Van Hove qui sait comme personne orchestrer le déplacement des corps et la résonance des paroles dans cet espace nu, une scène magistrale, qui remet le pouvoir et la fatalité au cœur des relations humaines (et Didier Sandre se montre un formidable Tyndare) car, trop longtemps, Oreste et Electre, dans leur fureur vengeresse, ont oublié leur rang et le rang de leur mère.
Curieusement, on l’a dit, on semble s’engager alors dans des directions troublantes pour ceux qui ont en tête leur mythologie et voici que la pièce paraît s’acheminer vers une orgie de sang et de barbarie (un peu complaisante cette fois) avant qu’Apollon ne surgisse tel, au sens littéral, un deus ex machina, remettant tout ce petit monde dans le droit chemin de la tradition : Gaël Kamilindi met une délicieuse dérision dans ce personnage porteur d’un "happy end" forcé qui rappelle celui de Tartuffe (avec le Roi-Soleil à la place d’Apollon, d’aucuns diront que c’est la même chose…)
Mise en scène spectaculaire d'Ivo van Hove
Ainsi s’achève le triste destin des Atrides sur le ton du "Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants" Ce qui est d’ailleurs vrai. On rappellera simplement à ceux qui ne connaitraient pas leur mythologie sur le bout des doigts qu’Hélène et Clytemnestre étaient sœurs (Elsa Lepoivre jouant magnifiquement les deux rôles) mais que, Léda, leur mère, ayant été fécondée la même nuit par son époux Tyndare et par le dieu des dieux métamorphosé en cygne, il en naquit une mortelle, Clytemnestre, et une, Hélène, fille de Zeus, et donc qu’on ne pouvait tuer.
Chose que la mise en scène énergique et spectaculaire d’Ivo van Hove ne peut dire. Mais elle en dit suffisamment par ailleurs pour que, malgré quelques défauts (on n’a pas été convaincu par la chorégraphie "barbare" de Win Vandekeybus ni par une musique de percussions bien trop envahissante), ce spectacle où l’on ne voit pas les deux heures passer nous reste précisément en mémoire, alors que tant d’autres en disparaissent au bout de quelques jours, et même parfois dès le matin suivant.
Electre / Oreste d’Euripide, mise en scène d’Ivo van Hove, Comédie-Française, salle Richelieu, en alternance jusqu’au 3 juillet (et sans doute repris l’an prochain)
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